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geste des opinions du docteur lothaire liogieri
A. SUR LA NAISSANCE DU MONOTHEISME
B. PATAPHYSIQUE ET RELIGIONS
Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ( Moïse ) ait composé le Pentateuque ? -Oui, sans doute ! -Cependant on y raconte sa mort ; même observation pour Josué, et quant aux Juges, l’auteur nous prévient qu’à l’époque dont il fait l’histoire, Israël n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc écrit sous les Rois. Les prophètes aussi m’étonnent. -Il va nier les prophètes maintenant !
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet
Jean Soler, Pourquoi le monothéisme ? Commentaires, 112, Hiver 2005/2006
Note / résumé de lecture, par Liane du Goocs
- Position du problème :
1.1. L’étude des dieux grecs et des dieux égyptiens est une tâche moins malaisée que l’étude du dieu appelé < Dieu > qui compte encore trois milliards de fidèles dans le monde. Les croyances des chercheurs ne risquent pas trop d’infléchir leurs jugements ; leurs analyses critiques de heurter la foi de leurs lecteurs.
Toutefois l’approche scientifique des religions ne doit faire aucune différence entre ces différentes divinités. Ce sont < des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés- et qui finissent par disparaître… >.
1.2. Question : Il s’agit de < comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des être surnaturels >.
1.3. Constat : Les adeptes des trois religions monothéistes jugent compréhensible la révélation de Dieu faite à certains membres ( Abraham, Moïse ) de l’un des peuples de l’Antiquité, les Hébreux, pour permettre à l’humanité toute entière de connaître son existence et ses volontés.
Thèse : Cette position n’est plus tenable en raison des acquis les plus récents de la recherche scientifique.
-d’une part l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause. Aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï n’a été trouvée par les archéologues ;
-d’autre part la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse d’après le texte hébreu de la Bible n’est pas le < Dieu Unique >. Il s’agit d’ un dieu parmi d’autres, nommé < Iahvé >. Ce fait est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur un passé lointain et largement mythique les convictions contemporaines sur le Dieu Un, < illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot < Iahvé >, pour mettre à sa place les mots < Dieu >, < le Seigneur > ou < l’Eternel >, termes qui désignent aujourd’hui sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste >.
Jean Soler relève un subterfuge similaire. Il consiste à désigner ce dieu par les quatre lettres -le < tétragramme divin > : IHVH- qui servent à l’écrire dans la Bible. Mais l’hébreu ne note que les consonnes pour ce dieu comme pour les autres, comme pour tous les mots de la langue ! C’est à cause d’une prétendue interdiction de prononcer ce nom, < le Nom >, que certains le transcrivent dans les autres langues en IHVH, et le prononcent < Adonaï > ( < Seigneur > ) au lieu de < Iahvé >.
En réalité, cette interdiction ne se rencontre pas dans la Bible ( cf Jean Soler, L’Invention du monothéisme, p.108-110, la Loi de Moïse, p.46-47 ). - Genèse d’une fiction.
2.1. L ‘Alliance.
D’après le récit biblique ( Genèse, 12,1-2 ), dieu s’adresse à Abraham ( Abram ) présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin ( le » peuple élu » ) : < Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai >. La bénédiction du dieu -qui ne se présente pas comme le seul Dieu véritable- se traduit par la promesse de l’octroi à des tribus nomades d’un < pays > où elles pourront se sédentariser : la < Terre Promise >.
C’est la première mention dans la Bible d’une < alliance >, d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples ; ce contrat stipule que ce dieu favorisera ce peuple par-dessus tous les autres s’il reste fidèle à ce dieu.
La Bible affirme le renouvellement de ce contrat avec Moïse quelques siècles plus tard. < Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob >, affirme le dieu au prophète en s’adressant à lui du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer. Il s’agit encore d’un dieu ethnique qui révèle à Moïse, comme une marque de faveur, son vrai nom : < Iahvé > : dieu qui se soucie de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Egypte.
Mais pas plus dans cet épisode ni plus tard lors des entretiens avec Moïse sur le mont Sinaï, ce dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, le Dieu universel, celui de tous les peuples, soucieux du sort de l’humanité.
Les prescriptions que donne ce dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu pour sa prospérité.
2.2. L’Alliance : une alliance parmi d’autres… La monolâtrie.
On rencontre ce type de religion, poursuit l’Auteur, dans tout le Proche-Orient ancien bien avant l’apparition des Hébreux. Il n’est donc pas spécifique des Israélites ( les descendants de Jacob, surnommé Israël ). De nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie l’attestent :
-près de huit siècles avant Moïse -dont l’existence demeure hypothétique et qui aurait vécu au milieu du 13° siècle AC-, des textes font état d’un peuple vénérant le dieu < Assur > avec lequel il a conclu une < alliance >. Le peuple se définit par l’appellation < Assyriens >, les fidèles du dieu Assur ; il a donné le nom de son dieu à sa capitale ;
-plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur < Marduk >.
Il est remarquable que les inscriptions et les vestiges de sanctuaires attestent que ces peuples vénéraient également d’autres divinités.
Il s’agit d’une forme de polythéisme, la < monolâtrie >.
La monolâtrie est un culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans exclure l’existence de ces autres dieux qui peuvent avoir une relation privilégiée avec d’autres peuples.
Les Juifs de l’Antiquité n’auraient fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu dont ils attendaient la même protection. Certains en avaient conscience. Ainsi Michée (4, 5) à Jérusalem au 7° siècle : < tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais >.
Ainsi comme les Assyriens et les Babyloniens, les Israélites avaient d’autres dieux, notamment Baal et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra. Des découvertes récentes d’inscription en Israël l’attestent ( cf Amihai Mazar, Archaeology of the Land of the Bible, 10,000-586 BCE 1990 ).
2.3. Moïse ne croyait pas en < Dieu >…
Jean Soler souligne le fait général que chaque peuple attribue ses succès, notamment militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance et qu’il considère comme le plus grand. Il en est ainsi des inscriptions mésopotamiennes comme dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Egyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements : < Qui est comme toi parmi les dieux ( elim, pluriel d’el, < dieu > ), Iahvé ? > ( Exode, 15,11 ).
Formulation qui appartient à l’univers polythéiste si on ne trahit pas le texte en traduisant : < Qui est comme toi, parmi les forts, Eternel ? > ( Bible du rabbinat français ).
En fait les textes attribués par la tradition à Moïse -la Tora des Juifs, le Pentateuque chrétien ( les cinq premiers livres de la Bible)-, ne sont pas dans leur presque totalité monothéistes.
D’où le problème : < Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Après avoir écarté l’hypothèse d’une influence de la réforme d’Akhénaton ( volonté d’imposer un dieu personnel ) -le pharaon qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu -, l’historien mentionne un nouvel apport de la recherche contemporaine : L’archéologie israélienne est parvenue à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le 9°siècle ou même le 8° siecle. La Bible serait un écrit presqu’aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur aux allégations de la tradition et aux certitudes des spécialistes il y a encore trente ans. < Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, écrit Jean Soler, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu, mais encore il ne savait pas écrire ! >.
Il est admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du 7° siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi siècle qu’ a duré l’Exil et s’est poursuivi sur plusieurs générations après le retour à Jérusalem.
Les textes rédigés jusqu’alors, jusqu’au 5° siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs, parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple.
Jean Soler en déduit qu’au début du 4° siècle encore, les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes.
Et il renouvelle la question : que s’est-il passé ?
2.4. La série des catastrophes ( shoahs ) et l’échec de l’Alliance.
L’hypothèse de Jean Soler est < que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’Alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec >. L’assurance des Israélites en la supériorité de leur dieu était liée à leurs succès : la < sortie d’Egypte >, la < conquête de Canaan >, la constitution d’un < puissant royaume > régi par deux < grands rois >, David et Salomon.
Selon les récits transmis -disait-on- par les ancêtres…
Remarque :
La réalité historique de ces épisodes prestigieux est remise en question par l’archéologie contemporaine :
-il n’y a aucune preuve de la sortie d’Egypte et de l’errance pendant quarante ans dans le désert du Sinaï … ( pas plus qu’il n’existe de preuves certaines de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque; et < les Grecs comme les Juifs, constate Jean Soler, ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes > );
-aucunes traces de la guerre narrée par la Bible pour la conquête de Canaan n’ont été relevées ; l’occupation a été progressive et plutôt pacifique et d’autant plus qu’une partie des Israélites étaient des autochtones ;
-aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du < Royaume de David et de Salomon > n’ont été découverts ( cf Finkelstein et Silbermann ) ;
-quant à l’existence même de Salomon, d’Abraham ou de Moïse… elle devient plus que problématique. Ou alors il faut imaginer ce Salomon en chef de village plutôt qu’en souverain d’un royaume et d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet Etat et jusqu’à son nom…
Toutefois ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux.
Or le récit de la Bible relate une série de < catastrophes > ( shoah en hébreu ) subies par le peuple élu à partir du 9° siècle :
-La scission du < royaume de Salomon > en deux Etats rivaux, Samarie et Jérusalem, qui, à certains moments, se feront la guerre. Première catastrophe.
-Samarie, le plus riche et le plus puissant des deux royaumes est conquis et annexé par les Assyriens vers la fin du 8° siècle. Une large partie de la population est déportée. Deuxième catastrophe.
-Au début du 6° siècle, les Babyloniens détruisent le royaume du Sud ; ils détruisent Jérusalem et déportent l’élite du pays. Troisième catastrophe.
Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu avait, selon le récit biblique, offerte à leurs ancêtres.
La victoire des Perses sur les Babyloniens ( fin du 6° siècle ), la libération des exilés, leur retour à Jérusalem n’ a pas suffit à la reconstitution espérée du < royaume de Salomon >.
Témoignent de ce rêve les oeuvres bibliques datant de l’Exil : prophéties de Jérémie resté à Jérusalem avant de fuir en Egypte, prophéties d’Ezéchiel déporté à Babylone.
Le rêve ne se réalisa pas. Et les habitants de Judée végétèrent < pendant les deux siècles que dura l’empire perse, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire Achéménide qui s’étendait de l’Indus au Nil et du Golfe persique à la mer Noire, en globant une partie du monde grec, avec les cités de Milet et d’Ephèse >.
Jean Soler relève par ailleurs que les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Egyptiens et même les Arabes mais jamais les Juifs.
Il constate qu’Hérodote, l’historien-ethnologue grec qui a séjourné au 5° siècle en Perse, en Egypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion, ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone.
Et Jean Soler de remarquer enfin que : < C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme >.
3. Du < dieu jaloux > à l’invention du monothéisme.
3.1. L ‘idée du < dieu jaloux >.
Comment comprendre cette invention ?
< En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés >, répond l’historien.
Et de la même manière que les croyants ont dû admettre l’héliocentrisme au 16° siècle et la thèse de l’hominisation progressive au 19°S malgré les assurances de la Bible, ils devront accepter le fait < qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu -l’Unique- s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit en lui disant : < Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité >. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites >.
Selon Jean Soler, c’est l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste.
-Les rédacteurs de la Bible ont expliqué rétrospectivement la première catastrophe dans l’histoire nationale -la scission du royaume de Salomon en deux Etats rivaux- comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à la fin de sa vie, à Jérusalem même, d’autres divinités ( Premier livre des Rois, 11 ).
-C’est également par le même motif qu’a été expliquée la deuxième catastrophe -la disparition du royaume de Samarie. Les rois, infidèles au dieu auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres.
Plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on incrimine donc son peuple. Réaction banale, nullement propre aux Hébreux puisque nous disposons en Mésopotamie de textes plus anciens où des cités rendent compte des revers subis par une punition de leur dieu.
L’idée aurait prévalu, sous le règne de Josias autour de 620, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un < dieu jaloux > ne tolérant pas de rivaux; preuve que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux. Ce phénomène est courant dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient.
( Et Jean Soler de noter l’erreur des auteurs de The Bible Unearthed datant de cette époque la naissance du monothéisme, et confondant ainsi la monolâtrie et le monothéisme ) .
Est donc apparue au temps de Josias la thèse inédite selon laquelle Iahvé avait utilisé d’autres peuples -et notamment les plus cruels- pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée, analyse l’Auteur, présentait le double avantage de maintenir la toute puissance présumée de Iahvé et… de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis à la puissance de leurs dieux.
Ainsi Jérémie, 51, affirme-t-il qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient à leur tour châtiés. L’ Histoire semblant corroborer cette interprétation : les Assyriens furent écrasés par les Babyloniens, eux-mêmes anéantis par les Perses de Cyrus.
3.2. Les conséquences de la domination perse et le renversement de l’interprétation. Or, loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses ont libéré les Israélites de leur exil à Babylone, en 539 ! Ils ont permis leur retour à Jérusalem; il ont financé les travaux de reconstruction de leur temple ; ils ont exempté d’impôts leur clergé. Des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour. L’échanson du roi, Néhémie, a ainsi exécuté deux missions au milieu du 5° siècle pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du retour. Esdras, un prêtre-scribe, arrivé probablement au début du 4° siècle a fixé par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Judéens appelés désormais les < Juifs >, les membres de l’ethnie israélite.
En résumé, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs au point que Cyrus est appelé dans la Bible… le Messie, c’est-à-dire < l’oint de Iahvé > ( recueil de prophéties attribuées à Isaïe, 45,1 ) et qu’ils ont pu croire que les Perses accepteraient l’idée qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui…
Ce qui ne se fit pas. Les Perses avaient pour conduite politique de rendre hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire pour obtenir son concours ou sa neutralité. Mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès.
Il n’y avait donc rien à reprocher aux Perses. Certains ont même pu éprouver la tentation d’admettre que le plus grand des dieux n’étaient pas Iahvé mais Ahura-Mazda et se sont ralliés au dieu des vainqueurs comme dans d’autres circonstances la Bible en fait état. A l’exemple de ce roi de Jérusalem qui, après avoir été battu par les Araméens vers la fin du 8° siècle s’est dit : < Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et et ils me secourront > ( 2, Chroniques, 28, 23 ). Cependant, note Jean Soler, religion et identité nationale étaient tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été un suicide collectif.
L’histoire mythique des Juifs mise désormais par écrit et les paroles de leurs prophètes ne cessaient de répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères ( les goyms ), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. < C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations > ( Nombres, 23,9 ).
Cette séparation était renforcée par leurs lois, notamment les interdits alimentaires : < C’est moi Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pur de l’impur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur > ( Lévitique, 20, 24-25 ).
Les Juifs ne pouvaient donc renoncer à une idéologie qui leur avait permis de supporter maints revers et plusieurs catastrophes. Le faire eût signifier renoncer à être eux-mêmes.
Ainsi pour éviter ce péril les guides du peuple avaient déjà cherché à amender la religion initiale, poursuit Jean Soler :
-Sous Josias, ils décrétèrent que le dieu national ne supportait aucun rival; on avait chassé les dieux étrangers.
-Esdras – le restaurateur de la Loi et du Temple après l’exil de Babylone- avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie afin qu’elle soit digne d’être à nouveau » le peuple de Iahvé » ; on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement les mariages mixtes ( Esdras, 10, Néhémie, 13).
-On multipliait dans le temple reconstruit les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait -disait-on-, prescrits à Moïse et que le prophète avait notés. On disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Mais toutes ces réformes étaient restées sans résultat. Et que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : < Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas > ( Deutéronome,28,12-13 ) ?
< Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait >.
Naquit alors le doute sur le pouvoir réel du dieu : Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant leur destin sur le seul Iahvé ? Un psaume remanié à l’époque perse donne une idée de cet état d’esprit : < Tu nous as rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance(…) Réveille-toi! Pourquoi dors-tu Seigneur ? ( Psaume 44, 10-24 ) Ainsi l’explication par la culpabilité du peuple avait épuisé ses effets, note Jean Soler. Iahvé était mis en cause. Et d’autant plus que parallèlement les Perses attribuaient leur succès à leur dieu, Ahura-Mazda et triomphaient sans commettre de méfaits susceptibles d’attirer sur eux le courroux de Iahvé alors que Néhémie vivait à la cour de Suse. Cette situation -qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide- a dû mettre en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en question la puissance de leur dieu ni l alliance qui avait fondé leur identité. Une crise intellectuelle a dû se développer, suggère l’historien, et s’accentuer. Deux voies permettaient de la surmonter : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé ; trouver une idée radicalement neuve capable de sauver le peuple et son dieu. Cette idée fut le monothéisme. *
3.3. Le monothéisme.
L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. L’interprétation de l’ Histoire n’avait plus à se faire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer par exemple le dieu des Juifs et celui des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu, le < Dieu Unique >, qui favorisait, selon de desseins connus de lui seul, tantôt un peuple, et tantôt un autre.
Cette évidence nouvelle et révolutionnaire perçue par les Juifs et eux seuls, leur donnait une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents. Ils gardaient en outre l’espoir de retrouver la faveur de la divinité qui -selon le récit biblique- les avait fait sortir d’Egypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume.
Ce dieu, on cesse donc progressivement de l’appeler < Iahvé >. L’usage de ce nom propre n’était plus nécessaire car il n’y avait plus à le distinguer des autres dieux.
On l’appelle désormais < Dieu > ( elohim ) ou < Seigneur > ( adonaï ).
La mutation monothéiste est achevée quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au 3° siècle AC. à l’intention des Juifs d’Egypte qui ne connaissaient plus l’hébreu. Dans La Septante, < Iahvé > a complétement disparu au profit de théos ( < Dieu > ) et de kurios ( < Seigneur>). Sur ce point, cf Jean Soler, L’invention du monothéisme, Des retouches monothéistes.
< Les Juifs ont ainsi changé de religion >, conclut Jean Soler.
-Ils n’ont pas attribué cette innovation à une inspiration divine.
-Ils ont cru ou laissé croire -pour raccorder le présent au passé- que cette vue nouvelle, tenue pour la Vérité, remontait au Sinaï.
-Ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible ( réécriture du premier chapitre de la Genèse ). Ils ont respecté pour l’essentiel un texte considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse.
< De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presqu’entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs -un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique-, dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble. >
Portée de l’hypothèse.
Elle permet de comprendre que par la suite, le Dieu Unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout, plutôt que celui de tous les peuples.
Pour preuve le fait qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Ainsi les archéologues ont-ils mis à jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : < qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment > ( Jean Soler, Vie et mort dans la Bible ).
-Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Notamment saint Paul, né Juif, qui ne cessa d’affirmer dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; il n’y a dès lors aucune raison de faire une distinction entre Juifs et non-Juifs ( Troisième Epitre aux Romains, 29-30 ).
4. La radicalisation chrétienne, l’Européanisation du dieu « Dieu », l’Islam
et la rivalité des diverses conceptions du < Dieu Un >.
-Au début du 4° siècle de notre ère, Constantin, empereur de Rome se convertit au christianisme. Le dieu < Dieu > devient alors progressivement le dieu des romains puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis.
Dieu devient de nouveau marque identitaire non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu.
-L’Islam au 7° siècle, tout en affirmant son attachement au Dieu Unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a quant à lui triomphé en fédérant autour de l’enseignement de Mahomet des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les impliquant dans la conquête d’un vaste empire.
Une dernière remarque…
< Le fait que le monothéisme ne puisse se passer -quoiqu’en disent les théologiens- d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore des peuples affirment vénérer le même Dieu tout en se livrant à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un. >
Pour entretenir ses perplexités et nourrir sa curiosité sur le sujet, le ‘pataphysicien pourra consulter :
- Spinoza, Traité des autorités théologiques et politiques. ( notamment le chap. 7. Véritable discours de la méthode de l’exégèse critique )
- bis. Traité clandestin dit des trois imposteurs.
- Voltaire, Dictionnaire philosophique. ( pour son ton d’impertinence jubilatoire )
- Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif. ( en particulier l’exposition de la célèbre < Loi des trois états > par le fondateur du Positivisme )
- Renan, Judaïsme et Christianisme. ( pour la fécondité de son parallèle. Daté mais toujours suggestif )
- Frédéric Nietzsche, L’Antéchrist. ( Texte jugé « atroce » par Martin Heidegger. Pour le rôle attribué à saint Paul dans la genèse du christianisme )
- Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien. ( Texte au ton de pamphlet assez méconnu du Prix Nobel de littérature )
- Jean Soler, Aux origines du Dieu unique : L’Invention du Monothéisme ( La plus récente et la plus » déconcertante » des études publiées sur le sujet )
- Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman, The Bible Unearthed ( pour les conclusions et les conjectures de l’archéologie israélienne contemporaine libérée des tutelles idéologiques )
- La Bible. Entre mythe et réalité- John MacCarthy explore la Bible, CTVC 2001 ( pour l’exposé des conflits de l’archéologie et de la théologie ; pour la remise en question d’un certain nombre d’épisodes légendaires narrés dans l’Ancien Testament ( Josué / Juges… ) : La captivité, la sortie d’Egypte, la conquête du pays de Canaan, la prise de Jéricho, etc… )
- Louis Rougier, La genèse des dogmes chrétiens. ( Remarquable étude qui décrit les différentes étapes de l’élaboration d’une solution imaginaire : le Christianisme )
PATAPHYSIQUE ET RELIGIONS
… ils ne deviennent sages (…) que lorsqu’ils compilent leur Album et leur Dictionnaire…
… ils font avec un enthousiasme plein de sagesse l’élevage des huîtres perlières de la bêtise humaine.
Raymond Queneau, A propos de Bouvard et Pécuchet
A l’instar des deux bonshommes de Flaubert parvenus au terme de leur Odyssée négative, la ‘pataphilosophie -ni institutionnelle ni rebelle- complète résolument son doctrinal de Sapience, l’inépuisable < dictionnaire des idées reçues >…
Elle prend connaissance des propositions spéculatives, de celles notamment qui constituent les textes religieux.
Polythéismes et monothéismes retiennent ainsi toute son attention…
-Elle envisage ces fables et ces visions comme autant de < solutions imaginaires > à divers pseudo-problèmes : origine du monde, identité communautaire et destination de l’humanité, salut personnel, fondement de la morale…
-Elle considère ces évagations comme des expressions de la < fonction fabulatrice > à reprendre et… à détourner le suggestif concept d’Henri Bergson ( Les Deux sources de la morale et de la religion ).
-Elle leur confère le statut de < pseudo-énoncés >, au sens de Rudolph Carnap, ou encore de propositions < irréfutables > ( Karl Popper ) ; non pas en raison de leur exactitude mais tout à l’opposé du fait de leur caractère < invérifiable >, puisqu’elles se soustraient au test de l’expérience empirique.
-Quant aux fréquentes, assez navrantes et parfois sanglantes querelles qui les accompagnent presque nécessairement, la ‘pataphilosophie les ramène à la névrose du Sens ainsi qu’à divers intérêts psychologiques tels que le ressentiment du croyant contre le réel, la volonté de puissance des prêtres, l’exhibitionnisme du martyr, le goût de l’indiscrétion et de la persécution de certains adeptes… bref, au < désordre habituel des choses > ( Dämon Sir, De l’incertitude ) émanation de < l’insociable sociabilité des hommes > ( Emmanuel Kant ).
-Mais pour son particulier, aussi éloignée de l’enthousiasme confessionnel que de l’ire démystificatrice rationaliste, elle relève les allégations des théologiens ainsi que leurs traductions plastiques, iconographiques, littéraires ou musicales, comme des mondes enchantés qui procurent aux amateurs de l’Ascience une réelle délectation… esthétique.
Car, selon le conseil du grand Molière, en ces matières comme en bien d’autres
Ne songeons qu’ à nous réjouir,
La grande affaire, c’est le plaisir.
Monsieur de Pourceaugnac 3,8. ( ballet des masques )
A Chambord, pour le divertissement du roi, 1669
12, palotin 134 ( 1 Mai 2006 , vulg. ) Réprobation du travail