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geste des opinions du docteur lothaire liogieri
< Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause… On ne peut même en parler sans mythifier encore, et ne fais je point dans cet instant le mythe du mythe pour répondre au caprice d’un mythe ? > Paul Valéry, Variété
Table des thèmes légendaires : 67. Douceur ( Patrocle ). 68. Tyrannie ( Busiris ). 69. Phallocratie ( Tarchétios ). 70. Eloge d’Aphrodite ( Pierre Louÿs ). 71. Malheur ( Troyennes, Hécube ). 72. Déconstruction… / Jacques Derrida ( Pénélope ). 73. Inceste, crime, Alfred Jarry 1 et le performatif ( Caunos, Byblis ). 74. Nominalisme, Antisthène, J.F. Lyotard ( Xanthos ). 75. Amazones, Rachilde ( Hippolyté). 76. Poésie, métaphore, cliché, Mallarmé, Remy de Gourmont ( Apollon ). 77. Dissociations, Remy de Gourmont ( Chaos, confusion ). 78. ‘Pataphysique… l’impossible définition / Alfred Jarry 2 ( Harmonie ). 79. Déluge ( Deucalion ). 80. Vérité et mensonge au point de vue ‘pataphysique. Alfred Jarry 3 / Emmanuel Dieu ( Ulysse ). 81. Métaphysique de consolation, Orphisme. Jean Cocteau ( Orphée ). 82. Sacré, sacrilège et punition ( Erysichton ). 83. Ambiguïté ( Oracles de Delphes ). ( février 2005… ) |
67. DOUCEUR (Patrocle)
Récit.
Locrien d’Oponte, à la suite d’un meurtre accidentel il dut s’exiler et vint vivre en Thessalie, à la cour de Pélée.
Il fut donné comme compagnon à Achille avec qui il fut élevé et reçut l’enseignement du centaure Chiron.
Ses exploits devant Troie sont nombreux… Il tente de convaincre le fils de Thétis de reprendre le combat, il revêt l’armure de son ami et se mêle aux guerriers.
Après avoir fait un grand massacre de Troyens, il est finalement tué par Hector aidé d’Apollon.
D’après une tradition, il continuerait de vivre auprès d’Achille, d’Hélène et d’Ajax, dans l’Ile Blanche, à l’embouchure du Danube.
Divagation.
- Douceur signifie habituellement pour une vertu mais désigne également, friandise et sucrerie, une certaine qualité des choses.
Débonnaire, l’homme doux présente dans les relations sociales tout l’agrément de la gentillesse et de la mansuétude, parfois jusqu’à la docilité et la complaisance.
Sa galanterie prévaut dans les affaires de coeur, sa rondeur dans l’urbanité ; il apprécie l’onction bénissante des choses de la religion jusqu’à ce que, doucereux cauteleux sulpicien, sa manière se fasse hypocrisie.
* - Suavité, délectation aux oeuvres d’art et aux spectacles, Douceur donne son miel à l’existence dont la cruauté ordinaire est soulignée par les poètes et les tragiques.
Ainsi l’apologue d’Hésiode où l’épervier, après avoir saisi le rossignol, l’emporte en triomphant :
< Misérable, pourquoi cries-tu ? Tu appartiens à bien plus fort que toi. Tu iras où je te mènerai, pour beau chanteur que tu sois, et de toi, à mon gré, je ferai mon repas ou te rendrai la liberté >
Hésiode, Les travaux et les jours, 207 sq.
* - Chez Homère, Iliade, Patrocle, de tempérament égal et bienveillant, est le héros mêlant courtoisie et affabilité.
A sa manière il est un modèle et c’est bien comme tel que Ménélas évoque sa mémoire :
< Rappelez-vous bien la bonté du pauvre Patrocle : il savait être doux pour tous quand il vivait > ( Chant 16, 671 ).
Au Chant 19, 300, Briséis rappelle qu’elle trouva en lui de la bonté au plus fort de son malheur :
< Tu ne me laissais pas pleurer ; tu m’assurais que tu ferais de moi l’épouse légitime du divin Achille, qu’il m’emmènerait à bord de ses nefs et célèbrerait mes noces au milieu de ses Myrmidons. Et c’est pourquoi, sur ton cadavre, je verse des larmes sans fin -toi qui étais toujours si doux ( meilichos ) ! >
( tr. Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque )
* - Douceur s’oppose à Violence.
Elle désigne un certain usage de la force.
Maîtrisée et caressante, mais non pas faiblesse, elle est une médiété.
Aristote la rapproche de l’indulgence et de la clémence où elle vaut comme équité ( épieikeia ) dans la jurisprudence, cet art où le magistrat doit non pas appliquer mécaniquement la loi dans toute sa rigueur mais tenir compte des circonstances de la chose jugée, accidents que le législateur ne saurait prévoir.
Elle est donc moyen terme du particulier ( le cas ) et du général ( la loi ).
* - On mettra enfin en regard l’équanimité du ‘pataphysicien, son flegme face aux événements et à la rumeur du monde, et la suave placidité du sage décrite par les célèbres vers de Lucrèce :
Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, d’observer du rivage le dur effort d’autrui, non que le tourment soit jamais un doux plaisir mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. Lors des grands combats de la guerre, il plaît aussi de regarder sans risque les armées dans les plaines. Mais rien n’est plus doux que d’habiter les hauts lieux fortifiés solidement par le savoir des sages, temples de sérénité d’où l’on peut voir les autres errer sans trêve en-bas, cherchant le chemin de la vie, rivalisant de talent, de gloire nobiliaire, s’efforçant nuit et jour par un labeur intense d’atteindre à l’opulence, au faîte du pouvoir. Pitoyables esprits, coeurs aveugles des hommes! Dans quelles ténèbres mortelles, quels dangers passe leur peu de vie!…
Lucrèce, De la nature, 2, Traduit du latin par José Kany-Turpin, Aubier.
*
< La Pataphysique est, d’allure, imperturbable. (…) La vie, c’est entendu, est absurde, mais c’est parfaitement banal, et il est grotesque de la prendre au sérieux. Surtout pour s’en indigner ou l’attaquer. Le comique est un sérieux qui s’excuse par la bouffonnerie, le sérieux pris au sérieux est inexorablement bouffon. C’est pourquoi le pataphysicien reste attentif et imperturbable (Imperturbabilité n’est pas une traduction noble de froideur. Le Pataphysicien se sent personnellement intéressé, – non par l’ < engagement > de celui qui cherche à créer des valeurs humaines – mais à la manière de l’enfant regardant dans un kaléidoscope ou de l’astronome étudiant ses galaxies).
Cette imperturbabilité lui confère l’anonymat et la possibilité de goûter l’entière profusion pataphysique de l’existence. >
< Ruy Launoir >, Clefs pour la Pataphysique.
68. TYRANNIE (Busiris)
Récit.
Fils de Poséidon et de Lysianassa, Busiris fut établi sur l’Egypte par le roi Osiris quand celui-ci partit pour son périple autour de la terre.
Roi très cruel, sa tyrannie contraignit Protée à s’enfuir d’Egypte.
Il imagina une expédition de brigands pour enlever les Hespérides, renommées pour leur beauté.
Héraclès l’affronta et le tua.
Divagation.
Originairement magistrature romaine d’exception, la dictature fut confondue progressivement par le sens commun avec la tyrannie, manière particulière et honnie d’exercer le pouvoir, -soit le pur et simple despotisme.
*
La critique de la tyrannie, se fondant généralement sur des postulats démocratiques, présente le despote sous les traits de l’autocrate gouvernant par la peur, jouissant d’un pouvoir aussi absolu qu’arbitraire et ne souffrant aucune limite.
A l’exemple de Louis 14 faisant incarcérer Fouquet au grand scandale des esprits libres du temps.
Occasion pour l’historien ( cf Paul Morand, Fouquet ou le Soleil offusqué et Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi ) d’une mise en perspective de la tutelle de la société par l’Etat, -de Richelieu à la monarchie maurrassienne gaulliste- sous les Bourbons, les Jacobins, les Bonapartistes et les Républicains.
Et d’une réflexion sur la domestication de l’idéologue, de l’artiste et de l’homme de lettres – les agents de la Machine à gloire-, stipendiés et entretenus par le régime des bénéfices, des honneurs, des subventions dans le cadre du mécénat d’Etat .
( cf la liste des auteurs dressée par Jean Chapelain, à la demande de Colbert, dans le but de recevoir du roi une pension annuelle ).
Le terme de tyrannie désigne également une manière de faire société.
Dans sa République, Platon en analyse la genèse psychosociologique.
Elle serait engendrée presque nécessairement par la démocratie qui constituerait en elle-même un état d’anarchie chronique puisqu’elle manifesterait le « despotisme du ventre », des instincts et des convoitises les plus basses. Instabilité qui susciterait en réaction la nostalgie d’un césarisme, l’aspiration effective à une poigne autoritaire afin de rétablir l’ordre et la paix civile.
De son côté, Alain ramène la tyrannie -essentiellement définie par le caprice d’un seul-, à la psychologie du premier âge, soit la dépendance originaire de l’enfant à ses proches, contraint à agir non pas sur les choses mais magiquement, c’est-à-dire par signes, sur ceux qui ont pouvoir sur les choses par la stratégie de la colère et de la séduction.
*
La tyrannie a inspiré tout un spectre bariolé de réflexions, de jugements, de mises en scène…
Selon la vision lyrique d’Artaud, Héliogabale exprime la souveraineté et la splendeur du caprice institutionnalisé.
Le tyran est exalté par le poète, quels que soient ses crimes, comme un mystique de l’Unité, un < anarchiste couronné >…
< L anarchiste dit : ni Dieu, ni maître, moi tout seul. Héliogabale, une fois sur le trône, n’accepte aucune loi ; et il est le maître. Sa propre loi personnelle sera donc la loi de tous. Il impose sa tyrannie. Tout tyran n’est au fond qu’un anarchiste qui a pris la couronne et qui met le monde à son pas >.
Alors que dans son Caligula, Camus présente un idéaliste devenu misanthrope.
Il fait payer à ses sujets ses désillusions de débutant déçu par la nature humaine, à la stupéfaction d’un jouvenceau révolté qui se reconnaît en la personne de celui qu’il se disposait à assassiner.
Quant à Dostoïevski et à Soljénitsyne, les Démons, le Premier cercle et Lénine à Zurich analysent superbement la psychologie jacobine d’ Intellectuels à programme, hallucinés, obsédés par la politique, fascinés par la dictature, en quête de pouvoir ou l’exerçant, dans un climat paranoïaque de solitude morale quasi absolue.
Autant d’expressions empiriques, passées, présentes et… à venir … de Sa Magnificence.
69. PHALLOCRATIE ( Tarchétios )
Récit.
Sortant de terre, un phallus apparut à Tarchétios, roi d’Albe.
Intrigué, il se tourna vers Thétis pour savoir ce qu’il devait faire.
La déesse lui répondit de choisir une jeune fille qui devrait s’unir à ce phallus, l’enfant qui naîtrait de cette union devant avoir une vie glorieuse.
Mais la jeune fille choisie, par pudeur, envoya une servante prendre sa place.
Pour les punir, Tarchétios les fixa à une table à ouvrage.
La servante donna naissance à deux jumeaux qu’elle confia à un certain Tératios.
Il les exposa sur les bords d’un fleuve…
Divagation.
Il ne faut pas refuser le phallus…
Aristophane a réservé deux comédies ( Lysistrata, L’Assemblée des femmes ) au thème de l’opposition féminine au pouvoir masculin.
L’Assemblée des femmes.
Déguisées en hommes, avec barbes, bâtons, gros souliers et manteaux, les femmes d’Athènes se réunissent à l’aube pour conférer.
Elles souhaitent prendre le pouvoir et imposer des mesures de salut public.
En deux demi-choeurs, elles prennent le chemin de l’Assemblée.
Plusieurs maris revêtus des habits de leur épouse s’interrogent sur les événements, quand Chrémès, de retour de l’Assemblée, annonce que l’Etat est désormais confié aux femmes.
Le choeur des femmes reparaît en chantant.
Praxagora expose au public les mesures prises :
L’égalité absolue entre tous et donc la communauté de la terre, de l’argent et de tous les biens, y compris les femmes.
Les enfants auront tous les hommes pour pères.
Il y aura égalité entre les femmes laides et belles dans l’accès au plaisir…
*
La Présidente :
< Vous semblez un jeune homme tout acquis aux idées nouvelles et je vous félicite. Il est si rare que le cas se présente. Vous avez peut-être été opéré volontairement afin de préparer le concours de l’E.N.A. ou toute autre grande carrière de l’Etat ?… >
Toto, sérieux comme un pape :
< Mon moi a beaucoup de mal à sonder les abîmes de mon sur-moi. Le phallus de papa fait bouchon >
Jean Anouilh, La culotte.
Dans La culotte, pochade et farce, reprenant Aristophane, Anouilh met en scène ( 1976 ) le procès cocasse d’un académicien accablé promis au châtiment suprême -entendons la castration- à qui un tribunal de viragos reproche d’avoir séduit sa bonne.
C’était la réponse amusée et anticipée aux prémices d’un discours qui, selon plusieurs, dans les sociétés démocratiques occidentales, ne tarderait pas à imposer un nouvel ordre moral totalitaire…
De ceux pour lequels, dernier avatar de la guerre des sexes, dans les années 80, une idéologie matriarcale à connotation providentialiste se serait mise progressivement en place.
Irénique et populiste, aspirant à l’émasculation mentale d’un sexe aux valeurs devenues odieuses, elle viserait -en le culpabilisant- à ôter à l’homme ( vir ) ses prérogatives traditionnelles.
Compassionnelle et victimiste, fétichisant l’enfant, l’adolescent, les minorités, le sentiment féminin de la vie, elle aspirerait aux normes sécuritaires.
Elle cultiverait l’exécration du politique, prétendant lui substituer la remédiation, l’écoute et la pédagogie, la psychologisation, la judiciarisation de l’existence et jusqu’à l’euphémisation des mots.
Idéologie accompagnant la < société contractuelle de négociation > , la nouvelle idylle, religieuse et fusionnelle, baignerait dans un climat de festivité naïve et d’euphorie grégaire artificiellement entretenue par les pouvoirs publics.
» Bostoniennes », Mamans et Bas bleus, Troisième âge et… transfuges se donneraient ainsi la main pour danser la ronde du nouveau puritanisme d’inspiration anglo-saxonne, conjuguant le culte des fonctions naturelles et le sérieux des obligations sociales…
Il se peut…
*
Ada, sévère :
< Et tu n’as pas songé une minute à ce que ton geste de petit bourgeois phallocrate et dominateur pouvait laisser comme séquelles dans l’âme candide de cette enfant du peuple ? … Triste individu. Tu es fermé à toute morale sociale. Tu découragerais une sainte. >
Jean Anouilh, La culotte.
70. ELOGE D’APHRODITE ( Pierre Louÿs )
Récit.
Déesse de l’amour, Aphrodite est fille de Zeus et de Dionè, ou encore d’Ouranos…
Sortie de la mer, elle est portée par les Zéphirs à Cythère, puis jusqu’à la côte de Chypre.
Là, elle est accueillie pat les Saisons, les Heures et conduite par elles chez les Immortels.
Mariée à Héphaïstos, elle aimait cependant Arès, le dieu de la guerre.
De leurs amours naquirent Eros et Antéros, Deimos et Phobos ( la Terreur et la Crainte ), Harmonie et Priape.
Ses colères et ses malédictions étaient célèbres… sa faveur n’était pas moins dangereuse…
Divagation.
Pour honorer la déesse, cette vision très esthétisante de l’auteur des Chansons de Bilitis :
< L’amour, avec toutes ses conséquences, était pour les Grecs le sentiment le plus vertueux et les plus fécond en grandeurs. Ils n’y attachèrent jamais les idées d’impureté et d’immodestie que la tradition israélite a importées parmi nous avec la doctrine chrétienne. Hérodote ( 1, 10 ) nous dit très naturellement : < Chez quelques peuples barbares, c’est un opprobe que de paraître nu. > Quand les Grecs et les Latins voulaient outrager un homme qui fréquentait les filles de joie, il l’appelaient moichos ou moechus, ce qui ne signifie pas autre chose qu’adultère. Un homme et une femme, qui, sans être engagés d’aucun lien par ailleurs, s’unissaient, fût-ce en public, et quelle que fût leur jeunesse, étaient considérés comme ne nuisant à personne et laissés en liberté.
(…)
On voit que la vie des Anciens ne saurait être jugée d’après les idées morales qui nous viennent aujourd’hui de Genève.
(…)
Mieux encore, il semble que le génie des peuples, comme celui des individus, soit d’être, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont régné sur le monde, Babylone, Alexandrie, Athènes, Rome, Venise, Paris, ont été par une loi générale d’autant plus licencieuses qu’elles étaient plus puissantes, comme si leur dissolution étaient nécessaire à leur splendeur.
Les cités où le législateur a prétendu implanter une vertu artificielle étroite et improductive, se sont vues , dès le premier jour condamnées à la mort totale.
(…)
… qu’il soit permis à ceux qui regretteront pour jamais de n’avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre, que nous appelons la vie antique, qu’il leur soit permis de revivre, par une illusion féconde, au temps où … l’amour le plus sensuel, le divin amour d’où nous sommes nés, était sans souillure, sans honte, sans péché ; qu’il leur soit permis d’oublier dix-huit siècles barbares, hypocrites et laids, de remonter de la mare à la source, de revenir pieusement à la beauté originelle, de rebâtir le Grand temple au son des flûtes enchantées et de consacrer avec enthousiasme au sanctuaire de la vraie foi leurs coeurs toujours entraînés par l’immortelle Aphrodite. >
Pierre Louÿs, Aphrodite, Préface, passim.
*
Et cette confidence d’Arthur Schnitzler à Roland Jaccard, A.S. l’inoubliable. Avant-propos à Mademoiselle Else :
< … pour un homme sur le déclin, voir un corps dévêtu d’adolescente, c’est boire à la coupe même de Dieu. Je comprends qu’on soit prêt à toutes les bassesses comme Dorsday, ou à toutes les turpitudes comme mon Casanova, pour connaître cette ultime forme d’extase. Si le temps ne m’était pas compté, j’aimerais écrire un roman où des vieillards passeraient la nuit auprès de belles endormies… >
Pierre Louÿs, A. Schnitzler, Kawabata … ou quelques variations sur un thème apparemment universel.
71. MALHEUR ( Troyennes, Hécube )
Récit.
Seconde femme de Priam, Hécube est remarquable pour sa fécondité.
Elle aurait donné naissance à dix-neuf enfants. Nombre porté à cinquante par Euripide.
Chez Homère, son rôle est assez effacé. Elle modère le courage d’Hector, pleure sur son cadavre, prie Athéna d’éloigner le malheur de la cité.
Lors de la prise de Troie, Hécube avait perdu presque tous ses fils.
Le partage des captives l’attribua à Ulysse.
Elle se vengea du meurtre de Polydoros en arrachant les yeux de Polymestor, roi de Chersonnèse, son assassin.
Pour la punir, les Grecs décidèrent de la lapider.
Mais sous les pierres, en place de son cadavre, on trouva une chienne aux yeux de feu.
Les tragiques la constituent en figure majestueuse du malheur humain.
Divagation.
< Au milieu de tant de malheurs qui m’assaillent, où tournerai-je le regard ? Si je m’attache à l’un d’eux, il ne me lâche pas -et pour me détourner de cet horizon, un autre deuil m’appelle, enchaînant les malheurs aux malheurs. >
Euripide, Hécube, 590 sq
*
Euripide a consacré deux de ses tragédies à l’infortune de la vieille reine de Troie.
Hécube a survécu au carnage. Mais son destin n’en est que plus cruel.
A-t-on jamais porté à un tel niveau d’intensité la détresse humaine terrassée par l’adversité où les deuils, par vagues, viennent accabler la femme, l’épouse et la mère…
Hécube a perdu successivement Priam et la plupart de ses enfants ; et le Choeur des captives troyennes vient lui annoncer que sa fille Polyxène doit être immolée sur le tombeau d’Achille…
Désespérée, la mère s’affaisse au sol.
C’est alors qu’elle reconnaît le cadavre de son fils Polydore traîné par une esclave…
C’en est trop. Dans un sursaut d’énergie, elle obtient d’Agamemnon de tirer vengeance de l’assassin.
Par un stratagème, flattant sa cupidité, elle attire le meurtrier de son fils, Polymestor, dans la baraque des captives où les Troyennes lui crèvent les yeux…
*
Ainsi que l’écrit Victor Henri Debidour :
< Nous sommes dans un monde païen où Justice et Vengeance se disent par le même mot, où il n’y a pas de résignation qui doive tenir devant l’excès d’un malheur, quand ce malheur est dû à un crime. >
Les Tragiques Grecs, Hécube, Introduction.
Logique de la Réparation, monde sans pardon et univers littéraire qui nous présente une vision métahistorique de l’horreur éclairant jusqu’aux évènements les plus contemporains.
Qui a dit : <La lecture d’Homère, de Thucydide et des Tragiques suffit à tout >?
72. DECONSTRUCTION… / Jacques Derrida ( Pénélope )
Récit.
En l’absence de son époux, Pénélope étant seule maîtresse des biens d’Ulysse, nombre de jeunes gens se proposèrent d’obtenir sa main.
Les Prétendants s’installèrent dans le palais du roi, faisant la fête, s’efforçant de pousser la jeune femme à bout en la ruinant.
Elle s’avisa alors d’une ruse ; elle leur signifia qu’elle choisirait l’un d’entre-eux lorsqu’elle aurait fini de tisser le linceul de Laërte, le père d’Ulysse.
Tandis qu’elle défaisait la nuit le travail qu’elle avait avancé le jour…
Divagation.
- Continuant à sa manière la < relecture > de l’ontologie entreprise par Martin Heidegger ( cf Sein und Zeit, 1927 ), Jacques Derrida se proposa de montrer comment la métaphysique masquait un système hiérarchique de valeurs et de normes caractéristiques de la < culture occidentale >.
Insidieuse mise en ordre du monde, elle ne serait que la justification implicite de certaines conventions et autres normes établies ( autorité du Père, de l’Etat, du Vrai, du Beau…).
Dans cette perspective, l’analyse critique de la phénoménologie de Husserl ( cf La Voix et le Phénomène ) pensa dévoiler en quoi celle-ci reconduisait l’ancienne métaphysique en déterminant le sens de l’Être comme présence.
Présence à soi de la conscience qui se saisit elle-même, présence au langage du sens qu’il exprime. - < Déconstruire > la philosophie européenne, c’était ainsi mettre à nu les oppositions conceptuelles implicites à partir desquelles elle s’exprime.
C’était questionner le < logocentrisme > au nom duquel la parole est préférée à l’écriture, l’intérieur à l’extérieur, la réalité à l’image, et l’intelligible au sensible.
La vérité se donnant dans la parole en son cours -de Platon ( Phèdre ) à Saussure ( Cours de linguistique générale )- où le dogmatisme logocentrique postule un signifié transcendantal derrière chaque signifiant.
Alors que le sens ne serait jamais immédiatement présent mais toujours différé dans le mouvement de la < différance > -fond indéterminé d’où procèdent toutes les différences (parole/écriture, intérieur/ extérieur, etc. )
< Différance > occultée par la philosophie occidentale dans son culte du logos. - La < grammatologie>, science de l’écriture, se présentait ainsi comme le vecteur d’une < critique radicale > du discours de métaphysique.
Prétention et tâche néanmoins… obérées -aux yeux de son auteur- par l’impossibilité de l’appropriation de la pensée par elle-même due à la < différance >, ou à la < trace >, production perceptible par les différences qu’elle engendrerait…
Le langage serait en effet hanté par une < altérité constitutive >, absence ou retard, vouant le signe au < renvoi > et suscitant ainsi une incontournable intertextualité.
La < (dé)construction philosophique > apparaissait alors comme la quête impossible de la < signification > indéfiniment reportée de texte en texte, tout autant qu’une impasse méthodologique -puisque vouée à la ratiocination, interminable voie sans issue.
**
Adonis Colgue ( Marges de la pataphysique, 1971, Spectres de Derrida, 1986 ) soupçonna qu’il s’agissait là d’un énième avatar de l’idéalisme philosophique et linguistique celant, -par delà la dénégation affichée de la possibilité d’un Sens constitué-, une nostalgie religieuse de la < Référence >, de la < Présence >, de l’ < autre >, de l’ < Autre > , voire du < Tout Autre >.
Soit -appuyée sur une insistante valorisation de l’ < écriture >-, une manière de kabbale négative.
A laquelle < Julien Torma >, substituait jadis -mais selon la veine ironique et burlesque- la déconstruction conceptuelle effective, appuyée celle-ci -telle un jeu-, sur certains procédés littéraires parmi lesquels la paronomase ou l’homophonie…
< Marques > certes, non pas de la < différance > mais de… l’indifférence au s/Sens, ce fétiche, cette idole.
*
< Alors, de jour elle ( Pénélope ) tissait la grande toile et la nuit défaisait son ouvrage à la lueur des flambeaux. C’est ainsi que, trois ans durant, elle sut cacher sa ruse et tromper les Achéens >
Odyssée, chant 24 v139/141. tr. M. Dufour et J. Raison
73. INCESTE, CRIME, Alfred Jarry et le Performatif ( Caunos, Byblis )
Récit.
Selon une tradition, Caunos, fils de Milètos, le fondateur de Milet, aurait conçu pour sa soeur jumelle, Byblis, un amour coupable et partagé.
Il aurait fui la maison paternelle et Byblis se serait pendue…
Divagation.
N. tue un homme; c’est un < assassin >.
Il en tue dix; c’est un < monstre >.
Il en fait tuer trois millions; c’est un < grand-homme >. Ses cendres sont transportées au Panthéon…
Pour quiconque ne partage pas le fétichisme des < saintes écritures > -c’est-à-dire du droit < naturel >-, ou réfléchit la source des écritures profanes, le droit positif, notamment le code pénal, la qualification de < crime > ou, plus généralement, d'< infraction > n’exprime que le système des pré/jugés relatifs et circonstanciels propres à un groupe à un moment particulier de son histoire.
Soit un complexe de goûts, de préférences, d’aversions, d’interdits, d’habitudes collectives, de coutumes ; bref : un < sentiment de la vie > ( O. Spengler ).
Les énoncés juridiques, prescriptions et sentences, sont en fait des propositions complétives dont on dissimule la fonction performative : sont spécifiés inadmissibles, fautifs, coupables… tels propos, telles attitudes, tels actes ; donc ils le sont !
Cf : Alfred Jarry, La chandelle verte, L’Abbé Bruneau, Bouquins, P.923 :
< On est pas encore très accoutumé à se dire qu’il ya toujours erreur judiciaire. Il n’est pas impossible que dans quelques douzaines de siècles, l’opinion devenant publiquement admise que les vertus et les crimes sont choses sociales et arbitraires, on comprenne qu’il n’y a qu’une erreur judiciaire aussi grave que celle de condamner un innocent: c’est celle de condamner un homme que nos modes disent coupable. Les délits ou les bonnes actions ne seront, dans ces temps utopiques, que différentes manières de vivre des honnêtes gens. Ainsi, on dira, pour la commodité du langage et pour éviter de faciles confusions : < M. X…, l’honnête homme qui a fondé un prix de vertu; M. X…, l’honnête homme qui a assassiné une vieille dame. >
< Nos modes disent coupable… On dira… >…
Le performatif » fonde » ainsi l’axiologique, le politique, l’éthique -et la < valeur > n’est donc que ce qui est déclaré tel…
**
< Les dieux sont plus favorisés ! Car les dieux, n’est-il pas vrai, ont possédé leurs soeurs. Ainsi Saturne épousa Ops, qui lui était unie par le sang, l’Océan, Thétys, le maître de l’Olympe, Junon. Mais les habitants du ciel ont leurs privilèges. >
Ovide, Métamorphoses, 9, 453.
Sur ce thème : François de Rosset, Histoires tragiques et Barbey d’ Aurevilly, Une page d’histoire.
74. NOMINALISME, Antisthène, J.F. Lyotard ( Xanthos )
Récit.
La mort de Patrocle jeta Achille dans un deuil indicible ( Iliade, chant 18 ).
Il demanda à Agamemnon d’oublier leur querelle.
Et bientôt il rentra dans la mêlée, non sans que son cheval Xanthos ( l’Alezan ), auquel les dons de la parole et de prophétie étaient donnés, ne lui prédise sa mort prochaine…
Divagation.
< Je vois un cheval, je ne vois pas la Caballéité >…
On connaît la formule lapidaire rapportée par Simplicius.
Elle exprimait le nominalisme radical attribué à Antisthène, le fondateur de l’école cynique / kuniste.
Ce qui existe réellement, ce sont des êtres individuels.
Les concepts ne sont que des manières de penser auxquelles rien ne correspond.
L’élément commun à plusieurs chevaux, ce n’est pas une < idée >, une < forme en soi > à laquelle ils participeraient, c’est seulement leur nom.
Et leur nom n’est à son tour… qu’un événement, chaque fois qu’il est proféré.
D’où, par la négation de tout universel et l’affirmation du caractère indivisible de l’essence, l’impossibilité de la science.
Le jugement d’attribution est en effet impossible. Chaque objet ne peut être énoncé que séparément. N’est autorisée qu’une simple comparaison entre les êtres particuliers.
L’atomisme logique immobilise ainsi la pensée dans la tautologie. Ne peut être affirmé que le même du même.
De cette thèse Antisthène dégageait deux conséquences paradoxales :
-L’impossibilité, pour des interlocuteurs, au sujet de tel objet déterminé, de se contredire mutuellement. Il n’y a qu’une seule énonciation qui soit propre à l’objet donné ; ils ne peuvent donc dire que la même chose.
-Rien n’est faux, puisque relativement à un objet, il n’est pas possible de rien énoncer que sa définition propre.
*
Plus récemment, Jean François Lyotard ( Rudiments païens, 1974 ), poursuivant les analyses de Pascal et de Louis Marin ( La critique du discours. Sur la < Logique de Port-Royal > et les < Pensées > de Pascal ), développa la portée et les conséquences scandaleuses d’un nominalisme disqualifiant le discours de théologie, la raison savante et le jugement politique :
< La définition nominale est une désignation; mais la désignation, bien loin d’être une adéquation du signe à la chose est… une décision qui fait exister, d’un coup, ensemble, le signe et sa référence >.
Opposant l’humour à l’ironie -toujours édifiante-, le rire à la raillerie, récusant la possibilité d’une méta-opinion < assurant le bon point de vue sur les actes et les paroles >, le Kunisme dénie aux sages, aux princes et aux politiques la possession d’ < un point fixe >,Vérité et Certitude, fondant l imposture du pouvoir, de tout pouvoir.
Et l’auteur de La Condition postmoderne de rappeler la charge d’Antisthène, le premier Cynique, contre les prétentions du Platonisme :
< … il va droit aux extrémités de la thèse : qu’il n’y a nulle définition de chose mais seulement nominale, que toute proposition définitionnelle est de type déictique : ceci est Socrate, que les jugements en général sont de forme non pas attributive mais événementielle, comme : Socrate musicien (= Socrate est en train de s’adonner aux Muses ) >.
Les actes de langage ne sont ainsi que des prises de perspective ou de décision sur les choses jamais des adéquations à un objet dont on pourrait d’ailleurs savoir ce qu’il est.
C’est pourquoi la science est impossible comme est sapé le fondement épistémologique du Pouvoir, de toute Autorité, spirituelle, religieuse, universitaire, politique :
< … Ce qui menace… c’est la même affirmation qui est refoulée sous les noms de scepticisme, cynisme, nominalisme, pragmatisme, empirisme -< perspectivisme > ( nietzschéen) >…
… auquel il faut ajouter la ‘pataphysique… cet ultime maillon de la chaîne, cette manière de sourire du discours des < Prétendants >…
Car, n’est-ce pas ici rencontrer le < principe d’équivalence > cher à Faustroll ?
< …autant de dénominations que d’actes de langage, aucun n’est privilégié, aucun n’est exclusif, ils sont tous de même rang >.
75. AMAZONES, Rachilde ( Hippolytè )
Récit.
Ce peuple de femmes, Filles d’Arès et d’Harmonie, avait son royaume dans le Nord.
Elles se gouvernaient elles-mêmes sans le concours d’aucun homme. Ceux-ci n’étaient tolérés qu’à titre de serviteurs.
Elles mutilaient, aveuglaient ou tuaient leurs enfants mâles à la naissance, ne s’unissant à des étrangers que pour perpétuer la race et ne gardant que les enfants de sexe féminin.
A ces enfants elles enlevaient un sein pour permettre la pratique du tir à l’arc et le maniement de la lance.
D’où leur nom.
Hippolyté fut la plus célèbre des Amazones.
On lui attribue l’expédition contre Thésée. On admet qu’elle fut tuée par Héraclès.
Divagation.
Marguerite Eymery, Rachilde, fut parfois comparée à une moderne Amazone…
Aujourd’hui fort peu lus, ses ouvrages toujours sulfureux, quoique souvent stimulants, contiennent des pages aux considérations curieuses à ne recommander qu’aux esprits avertis…
Ainsi ces quelques jugements sur son époque -dominée par l’alliance fameuse < les évêques, les préfets, les gendarmes >- , et notamment sur la psychologie féminine :
< Ravachol ? un type admirable (…) c’est le deux décembre des pauvres (… ) il a eu le courage d’aller dans une tombe de grande dame pour y déshabiller le mannequin social et il a bien fait >. L’Heure sexuelle.
< Je n’ai jamais pu serrer la main d’un député sans, au préalable, mettre des gants. Royaliste ou communiste, il a toujours touché quinze mille francs pour ça. La France a vraiment tort de s’encombrer de souteneurs alors qu’elle est assez belle pour avoir des amants >. Refaire l’amour.
< Les Américains, qui ont tout permis et dans les meilleures conditions d’hygiène à leurs futures femmes, sont en train de regretter amèrement le fouet qu’on distribuait généreusement à leurs grand’mères de couleur. Ils sont pires que cocus, ils sont domestiques. > Compte-rendu des Adolescents, de Jean Rodes, Mercure de France, mars 1904.
< Aimez-vous les enfants ? Moi j’aurai le courage d’avouer que je ne peux pas les sentir > . Compte-rendu de La Boîte aux gosses, de Léon Frapié, Mercure de France, juillet 1907.
< … Le petit contrat secret signé au commencement du monde entre le mâle satisfait et la femelle déçue : < Tu me dois une compensation! > Pour les unes, c’est l’enfant, le suprême leurre, pour les autres, c’est quarante sous >. Compte-rendu de Prostituées, de Victor Marguerite, Mercure de France, octobre 1907.
< Quant aux femmes, on est en train de leur faire croire, sous couleur de féminisme, que leur antique sympathie ( autre morale instinctive) pour le militaire est le résultat d’un trouble pathologique, alors que c’est bel et bien le grand héritage, datant des premiers couples, l’attraction de la faiblese pour la force, ou pour m’exprimer d’une façon toute moderne, l’idée qu’en épousant le soldat, on ne peut pas s’unir à un cas rédhibitoire >. Compte-rendu de Les Oberlé, par René Bazin, Mercure de France, décembre 1901.
< A force de s’entendre dire qu’elles étaient des héroïnes pour avoir accompli les simples exploits de n’importe quelle femelle de Kangourou, elles ont fini par le croire >. Compte-rendu de Fil de fer, de Jehan Rictus, Mercure de France, juillet 1906.
< Il y a au revers du fossé d’une route du côté des marais de Saint-Gond, une tombe où il est écrit : < Soldat inconnu mort pour la France >. Si, moi, Rachilde, auteur de Monsieur Vénus et de la Souris japonaise (…) je revenais jusqu’ à cette tombe avec le trait de sang ( la légion d’honneur) sur ma poitrine, je n’oserais pas passer… Je ne pourrais pas passer >. Comoedia, octobre 1920.
Sur Rachilde, cf les Organographes du Cymbalum pataphysicum, n° 19 / 20, 4 avril, 1983, ( ère vulgaire ).
76. POESIE, METAPHORE, CLICHE. Mallarmé, Remy de Gourmont (Apollon)
Récit.
Dieu de la musique et de la poésie, Apollon était représenté sur le Mont Parnasse où il présidait aux jeux des Muses…
Ses oracles étaient généralement exprimés en formules versifiées et il passait pour inspirer aussi bien les devins que les poètes…
Divagation.
Avant d’être définie comme machine littéraire ( Dada, M. Duchamp, Oulipo), la poésie fut célébrée ainsi qu’une religion.
On sait le culte des Symbolistes pour l’ < Image >, leur goût de l’ < Analogie >, leur sens de la < Métaphore >…
< Explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du Poète et le jeu littéraire par excellence >, annonçait Mallarmé dans la lettre autobiographique destinée à Verlaine ( cf Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du coup de dés ).
Ressort de l’Intelligibilité conquise de haute lutte par le < Livre >, lui-même gnose substituée à la philosophie et à la science, l’Image se substituait au Symbole, au Concept, à la Fonction.
*
La métaphore, matrice des conversions et des déplacements est bien le coeur de l’activité poétique.
L'< image > en est le fond ; le < rapprochement > inédit du comparant et du comparé autorisé par l’ < analogie >, cette manifestation du talent et de la singularité du poète, en fait tout l’art.
Ainsi : < tes yeux comme un diamant > ( comparaison ), transmué en < le diamant de tes yeux> ( métaphore ), dont l’ idée d’ < éclat > est la clef manifestée, l’ambigu signifié suggéré au lecteur, à l’auditeur.
Ce qui enveloppe les problèmes complémentaires des sources et de la compréhension de la métaphore…
Est-elle effet de création originale ( thèse de Mallarmé, de Remy de Gourmont, de Valéry ) ou vulgaire participation à un commun monde d’Images ( selon G. Bachelard, Mircea Eliade, Jung ) censé composer une espèce de fantastique transcendantale où puiseraient, chacun à sa manière, l’un pour composer, l’autre pour s’en délecter, le créateur et l’amateur ?
< Sans doute quelle que soit la métaphore, son âge, ou son habitat, elle a toujours été une création personnelle >, avançait en sens contraire l’ auteur du Livre des masques. Ni les mots ni les idées ne peuvent être sérieusement considérés comme le produit naturel de cet être mythique qu’on appelle le Peuple. Pas plus que les contes ou les chansons populaires, les mots métaphoriques ne sont une végétation sporadique analogue à la crue matinale des champignons dans les forêts ; les contes ont un auteur, les images verbales ont un auteur. >
Avec la réserve que :
< … le même conte ou le même mot ont pu être créés plusieurs fois et même simultanément… >.
*
Quant au destin de la métaphore, c’est celui, fort banalement entropique, de l’originalité devenue… cliché.
Transposition de l’émotion éprouvée, l’image inouïe, l’heureuse association propre à une sensibilité toute personnelle s’affadit, s’apâlit à mesure des reprises et des imitations.
Rançon du succès qui la tue…
D’où la tentation de la poésie réservée et du cénacle…
< Les privilègiés de la gloire sont peut-être les écrivains dont les oeuvres se transmettent de ferveur en ferveur comme le secret d’Isis ; le peuple de la littérature n’est point tenté pour elles d’un amour irrespectueux et une élite de fidèles, où il y a des prêtres, récite, en guise de prières, les pages adorées du livre défendu à la foule. >
*
Mentionnons enfin ces quelques phrases qu’on croirait échappées à Bergson et qui entrelacent les thèmes du plaisir esthétique, de l’expression écran, de la polysémie, de l’aspect conventionnel du langage, de la spécificité comparée de l’objet littéraire et du cliché :
< … goûtons dans les images nouvelles ce qu’elles ont de beau, leur nouveauté. L’homme est ainsi organisé qu’il ne peut exprimer directement ses idées et que ces idées, d’autre part, sont si obscures que c’est une question de savoir si la parole trahit l’idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos paroles sont admises comme les représentantes non de ce que nous disons, mais de ce que les autres croient que nous disons ; nous n’échangeons que des reflets. Dès que le mot et l’image gardent dans le discours leur valeur concrète, il s’agit de littérature… Proscrit dans la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le reste ; c’est-à-dire que son domaine est à peu près universel>
*
< … nous n’échangeons que des reflets >… Certes, mais… l’ < Art > excepté !
Ainsi ne serions-nous pas nécessairement et définitivement voués aux clichés des écolâtres, à la prison conventionnelle des » images abstraites » , selon la thèse torméenne réduisant le langage à la manipulation des « mots-polyèdres » , à reprendre l’expression de Jarry.
Manipulation synonyme de jeu tout autant que d’impasse…
L’auteur de Sixtine, roman de la vie cérébrale, semblait, quant à lui, plus nuancé.
Car il y aurait une issue, une échappée de sens possible, la < déformation > :
< On peut d’ailleurs, d’une façon générale, accepter l’idée de déformation et l’identifier à l’idée de création. La déformation est, du moins, une des formes de la création. Créer une idée nouvelle, une figure nouvelle, c’est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect général. La déformation est une précision, en ce sens qu’elle est une appropriation, qu’elle détermine, qu’elle régit, qu’elle stigmatise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu…. A vrai dire, nous ne connaissons que des déformations ; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers. >
Remy de Gourmont, Esthétique de la langue française, passim.
*
Pour le « reclus » ( selon André Rouveyre ), la Littérature, lieu du retrait et de l’artisanat, devenait -nouvel ermitage- exode, « sortie d’Egypte », et, loin du fantasme de < la Terre promise >, définitif exil…
77. DISSOCIATIONS, Remy de Gourmont ( chaos, confusion )
Récit.
Chaos est la personnification du Vide primordial, antérieur à la création, au temps où l’Ordre n’avait pas encore été imposé aux éléments du monde.
< Au commencement était le chaos ; alors vint l’Esprit qui mit tout en ordre > ( Anaxagore ).
Divagation.
< J’ai passé toute ma vie à faire des dissociations, dissociations d’idées, dissociations de sentiments, et si mon œuvre vaut quelque chose, c’est par la persévérance de cette méthode. Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. Certes, c’est plus amusant ainsi. Pourtant, à bien réfléchir, que c’est monotone ! Vous voyez les hommes, malgré qu’on les avertisse, malgré que l’expérience de chaque jour leur soit un spectacle clair, s’obstiner à unir toujours les idées les plus opposées et qui hurlent le plus d’être associées. Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d’ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d’un esprit plus net, d’une sensibilité plus délicate. Donc, pour prendre un exemple, d’ailleurs périodique comme les phases de la lune, la foule (et dans la foule il y a pas mal d’hommes qui font figure dans le monde), la foule, guidée par les maîtres qui sont dignes de la conduire, s’obstine à unir dans un même concept, dans une même vision, l’art et la morale. Tous les ans et plusieurs fois par an, que ce soit au Salon d’été, d’hiver ou d’automne, un tableau se trouve exclu, quand ce n’est pas une statue, parce que, étant une œuvre d’art, il n’est pas aussi un encouragement à la vertu. Si l’œuvre était très médiocre, si elle n’avait vraiment aucun rapport avec l’art, cela ne choquerait personne, mais étant d’art elle doit être également de morale. La foule ne sépare pas ces deux idées. Mais elle suit l’exemple de Tolstoï. Tolstoï avait des préjugés grands comme lui-même. Il avait du génie. Cela demanderait un chapitre à part. Restons dans les sentiers ordinaires et voyons s’il est sensé d’exiger de Van Dongen de choisir ses sujets de telle sorte qu’ils aient à la fois des explosions de couleur et des explosions de pudeur. Ah ! Dieux ! Un peintre a autre chose à faire que de se demander si ce coin de peau qu’il reproduit est ou non dans les limites de la vertu. Il se demande, et c’est tout ce qui est de sa compétence, si cela va faire sur sa toile une tache harmonieuse. >
Remy de Gourmont, Dissociations.
Telle était donc la méthode de l’auteur des Promenades philosophiques…
On voit qu’elle n’a rien perdu de sa pertinence et que l’exemple choisi pourrait aisément être transposé à différents événements qui peuplent notre actualité.
Car la confusion, triomphante, est de toutes les époques.
Dans une perspective très proche relevée jadis par Maurice Saillet, la ‘pataphysique analytique l’étend -« et c’est plus amusant ainsi »- à l’ensemble du domaine axiologique.
Voire à elle-même…
Ainsi :
78. PATAPHYSIQUE: L’IMPOSSIBLE DEFINITION, Alfred Jarry ( Harmonie )
Récit.
Harmonie est fille d’Arès et d’Aphrodite.
Zeus la maria à Cadmos. Le mariage eut lieu sur la Cadmée, la citadelle de Thèbes.
Cadmos et Harmonie eurent plusieurs enfants.
A la fin de leur vie, ils abandonnèrent Thèbes et se rendirent en Illyrie où ils furent transformés en serpents.
Le nom d’Harmonie est également attachée à l’abstraction, symbolisant l’harmonie, la concorde, l’équilibre…
Cette Harmonie figure dans la suite des Charites et d’Aphrodite.
Certaines légendes la confondent avec la femme de Cadmos.
Divagation.
La fille de Vénus n’a pas finit de charmer nos oreilles…
Ainsi la thèse parfois avancée selon laquelle la ‘pataphysique serait… découverte de < l’harmonie parfaite de toutes choses et en elle réalisation de l’accord profond des esprits >.
Définition pataphysique en elle-même étrangère… à la ‘pataphysique, ce nominalisme strict qui exclut la possibilité de la < connaissance >, de l’ < essence >, de l’ < être >, de < l’adéquation > du < verbe > au < réel >.
Et plus généralement de… toute activité définitionnelle.
Prétendre à ainsi cerner la ‘pataphysique, c’est derechef la dissiper car < l’ harmonie > – ou tout autre concept convoqué pour les besoins de la cause- ne saurait jamais être que généralité, critère, mythe…
Or :
< pour des pataphysiciens, ces critères, loin d’être des moyens d’observer et de discriminer, ne sont et ne peuvent être que des objets d’observation et de discrimination >
( Testament du Docteur Sandomir ) …
-Ce fantasme de l’ < harmonie >, vraisemblablement inspiré de Nicolas de Cues, -lointain écho du principe de < coïncidence des contraires > placé par l’auteur du De Idiota au fondement de sa métaphysique-, fut effectivement exploité par Alfred Jarry dans certains de ses textes ( cf notamment César-Antéchrist : < … je leur promets l’éternelle Mort qui crée la Vie comme le noir la lumière… >; ou encore, Ubu-Roi et Ubu enchaîné, oeuvres complémentaires posant l’identité complémentaire de la tyrannie et de l’esclavage).
Parallèlement à quelques soucis problématiques comme la valorisation ontologique du < particulier > -et ses corrélats existentiels, l’individualisme, le dédain de la foule, la désertion-, la critique du langage et du positivisme, la relation temps-amour-adelphisme pensée comme nostalgique retour à soi, le dualisme corps / esprit, la continuité de la vie psychique, le lien de la perception et de l’hallucination, la compénétration rêve / réalité…
Et, plus généralement, l ‘idéalisme dans la veine de Berkeley et de Kant mais aussi d’après les analyses de Théodule Ribot relatives à la mémoire…
Thèmes que l’élève du Lycée Henri 4 , imprégné de « littérature Maldoror » selon l’heureuse expression de Remy de Gourmont, emprunta pour plusieurs d’entre-eux à Bergson, son professeur de khâgne, et qu’il mijota à la sauce poético-romanesque, selon la pente de son insolite génie, dans le climat du Symbolisme de son temps…
( cf le Faustroll, Les Jours et les Nuits, l’ Amour absolu )
-Quant à l’ < Accord profond des esprits >… « océan des vérités sans rivage » comme disait l’Aquinate, » nuit où toutes les vaches sont grises » ironisait Hegel, qu’est-ce donc sinon une manière de se noyer décidément dans la métaphore ?…
*
Cessons de rêver ou… changeons de registre onirique :
- Pas plus qu’il n’est un < utilitarien > le ‘pataphysicien n’est un … < harmonien > sous le patronage… d’Enfantin.
Le ‘pataphysicien n’a pas de papiers ; ni d’identité ; il n’idolâtre pas davantage le principe d’identité…
Pur fait de langage … il est indéfinissable.
Puisque d’une part, il est ‘pataphysiquement impossible de définir quoi que ce soit ; puisque d’autre part, à la manière de tout ce qui apparaît, paraît et disparaît, il ne peut, lui aussi, que manquer à < être > !
( On sait -depuis… Gorgias ( cf Un chevalier, un diable et la mort, 121 ) qu’il n’y a ni < être >, ni < pensée de l’ être >, ni < discours de vérité > sur l’ < être >.
Il n’y a que des mots, des représentations, des fantasmes et… des hallucinations collectives )
A-t-on d’ailleurs jamais rencontré … un ‘pataphysicien ?… Ce qui serait égaler Anselme de Canterbury dans l’illusion transcendantale -en souscrivant à la preuve ontologique, en hypostasiant une figure poétique, un concept !…
Le ‘pataphysicien, cette fiction littéraire, cette transposition, n’ < est > donc pas.
Figure ( Emmanuel Dieu, Faustroll, Sengle… ) ou pantin ( Ubu et ses Palotins ), il < existe > encore moins…
N ‘existe que la pataphysique en… collège, qui est.. le monde. - Et si la ‘pataphysique n’est ni une satire » dénonçant les activités humaines et la réalité cosmique, ni un pessimisme moqueur ou un nihilisme corrosif « , c’est qu’en effet elle ne se propose pas d’ajouter à l’histoire de la philosophie une conception du monde, une morale, voire un art de vivre.
Encore que ces frivoles épiphanies puissent être considérées par d’autres comme des jeux aussi agréables qu’ innocents…
Et que rien, strictement rien, n’interdise qu’elles puissent agréablement grossir la gidouille de Sa Magnificence, bien assez ample pour les y commodément abriter…
Ne les méprisons donc pas, ne méprisons rien, et, à l’instar du héros d’Homère, résistons aux sirènes d’ < Harmonie >, cette charmante enfant, qui, pour le ‘pataphysicien… inexistant, nouvel Odysseus, ne saurait figurer qu’une autre Chimère.
NOTES.
NB 1 : Sur l’ impropriété des mots < bulletins de vote > et la nécessité de créer un langage adéquat à une < science > supplémentaire, les < mots-polyèdres > autorisant le détachement analytique et l’élaboration d’ univers parallèles, ce programme du Symbolisme :
< Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature ( auxquelles faussement on a comparé l’oeuvre seule de génie, toute oeuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des oeuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’oeuvre d’ignorance aux mots bulletins de vote pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante ; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite,oeil de paon, lampadaire, accord final. -Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile, de l’Autre, simplicité condensée, diamant du charbon, oeuvre unique faite de toutes les oeuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tous sens qu’on y puisse trouver est constant ; en celle-là, indéfiniment varié.>
Alfred .Jarry. Les Minutes de sable mémorial, Linteau.
*
NB 2 : Sur la définition de la pataphysique :
-< Achras. -Qu’est-ce qué c’est que ça ? M. Ubu ! ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique … ça n’est point compris du tout. Qu’est-ce qué c’est que ça la pataphysique ? N’y a point de polyèdres qui s’appellent comme ça. Enfin c’est égal, ça doit être quelqu’un de distingué… (….) -M. Ubu. -Ceci vous plaît à dire, monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien. -Achras. -Pardon , monsieur, vous dîtes ?… M. Ubu. – Pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée, et dont le besoin se faisait généralement sentir. >
A.J. Les Minutes de Sable Mémorial, Guignol, L’Autoclète.
*
-Du pantin pataphysicien,
< Revue des plus récents événements politiques, littéraires, artistiques, coloniaux, par-devant le Père Ubu. Un trait de sihouette de ce pantin est mis en lumière ici, qui n’avait point servi dans Ubu Roi, ni sa contre-partie Ubu enchaîné : nous parlons de la … < pataphysique> du personnage, plus simplement son assurance à disserter de omni re scibili, tantôt avec compétence, aussi volontiers avec absurdité, mais dans ce dernier cas cuisant une logique d’autant plus irréfutable que c’est celle du fou ou du gâteux…>
Almanach illustré du Père Ubu 20° siècle, A.J. Revue blanche, O1.O1.1901.
*
NB 3 : Sur le projet d’Alfred Jarry, un jugement de Raymond Queneau.
*
NB 4 : Sur l’identité des contraires :
Fasce : Axiome et principe des contraires identiques, le pataphysicien cramponné à tes oreilles et à tes ailes rétractiles, poisson volant, est le nain cimier du géant, par delà les métaphysiques ; il est par toi l’Antéchrist et Dieu aussi, cheval de l’Esprit, Moins-en-plus, Moins-qui-es-plus, cinématique du zéro restée dans les yeux, polyédrique infinie.
A.J. César-Antéchrist.
79. DELUGE 2 ( Deucalion )
Récit.
Zeus, jugeant que les hommes de l’âge du bronze étaient une race perdue de vices, décida de les détruire. Il envoya au monde un grand déluge pour les noyer. Il n’épargna que deux justes, Deucalion et son épouse Pyrrha.
Ils construisirent une arche sur les conseils de Prométhée et flottèrent ainsi sur les eaux neuf jours et neufs nuits. Ils abordèrent sur les montagnes de Thessalie et débarquèrent quand le déluge se fut retiré.
A Zeus qui leur demandait l’accomplissement d’un voeu, ils exprimèrent leur désir d’avoir des compagnons.
Des pierres qu’ils jetèrent à l’instigation du dieu par dessus leur épaule naquirent des hommes et des femmes.
Divagation.
- < Déluge > est synonyme de catastrophe qui rompt le régime moyen -< flot et jusant >, écrit le poète- des flux et des précipitations.
Trombe, raz de marée, tsunami, inondation, pluie torrentielle… autant d’avatars -jugés extraordinaires- aux conséquences désastreuses pour les espèces vivantes et particulièrement pour le genre humain.
Evénements soudains, effroyables, vécus dans la stupéfaction et qui marquent la rupture dans la continuité des cycles mais aussi d’incertitude les entreprises d’une humanité assez fréquemment oublieuse de ses dépendances naturelles. - Les < bâtisseurs d’empire > rencontrent ici une absolue limite à leurs ambitions de domination et d’exploitation de la terre ; le déluge pouvant en outre apparaître comme sanction de l’imprévoyance ou de la cupidité.
Comme il est aussi accablement de la misère, la misère des pauvres qui l’envisagent, avec la résignation du fatalisme, comme une calamité périodique et inévitable.
-Certains, en quête de sens, l’interprètent suivant la parole du prophète et du prêtre, comme châtiment envoyé par le dieu à une humanité désaxée, désorbitée, éloignée de son équilibre naturel.
L’idéologue n’y décelant, quant à lui, qu’un défaut de gouvernance rationnellement administrée des affaires humaines…
Dans l’économie de la faute et de l’imputation, pour la psychologie du ressentiment, la noyade collective vaut réparation.
-Tandis que d’autres relèvent de simples jeux de causalité explicables et relativement prévisibles.
Bien qu’on sache quelles résistances psychologiques éprouvèrent les partisans de la Tectonique des plaques pour faire accepter leur hypothèse.
Placer l’instabilité au coeur du réel -sous nos pas- constituait pour beaucoup une manière de scandale…
-D’autres encore le considèrent comme une péripétie de l’habituelle tragédie de l’existence.
Et en dégagent sinon une leçon du moins un enseignement :
le déluge est rappel à l’ordre ; c’est-à-dire au… désordre ordinaire par le brusque passage à la limite de l’accélération d’un < néantissement > qui affecte toute chose ( Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? ).
Perturbation, chaos, instabilité, dérive … marques de la précarité ontologique du monde ; attributs d’un réel banalement dramatique.
Et de surcroît, épouvantable.
Par où s’exposent à la conscience kuniste les trois grands régimes mentaux d'(in)intelligibilité des phénomènes.
*
< Le dieu ( Poséidon ) de son côté, de son trident a frappé la terre. Elle a tremblé et la secousse a ouvert une large route aux eaux. Libres, les fleuves s’élancent hors de leur lit à travers les plaines ouvertes, entraînant tout ensemble avec les moissons, les arbres et les bêtes, les hommes et les maisons, les sanctuaires avec leur mobilier sacré. Si quelque demeure est restée debout et a pu résister, sans être renversée à ce cataclysme, l’onde, plus haute encore, en recouvre cependant le toit et les tours englouties disparaissent dans le gouffre des eaux… Sous cet immense débordement de la plaine liquide, les hauteurs avaient disparu ; les flots insolites battaient les sommets des montagnes… Les Néréides, sous l’eau, contemplent avec étonnement des parcs, des villes, des maisons…. >
Ovide, Métamorphoses, 1, passim.
- VERITE ET MENSONGE AU POINT DE VUE ‘PATAPHYSIQUE
Emmanuel Dieu ( Ulysse )
Récit.
< … il lui adressait des paroles ailées, mais sans dire la vérité ; car il retenait derrière ses dents son vrai langage…> Homère, Odyssée. 13.
Divagation
Ulysse est l’un des héros les plus célèbres de toute l’antiquité. Ambassadeur, conseiller efficace et prudent, il est remarquable pour son courage mais surtout pour sa circonspection, son opportunisme, sa ruse et ses mensonges.
On lui attribue des intrigues et des entreprises d’espionnage.
Sa légende a prêté à des interprétations symboliques et mystiques.
Ainsi fut il considéré par certains Stoïciens comme le type du sage…
Au chapitre 12 de L’Amour Absolu, Alfred Jarry dévoile la posture du ‘pataphysicien relativement à la vérité et au mensonge.
Attitude incarnée par Emmanuel Dieu, tout à la fois personnage romanesque, et, à l’instar de l’Anarque, figure métahistorique.
Seuls, Dieu < Emmanuel, et l’Autre >, connaissent la < Vérité >.
Connaissance paradoxale qui les contraint, au sein des relations sociales, au mensonge perpétuel :
< Il n’ y a que Dieu ( Emmanuel et l’Autre ) qui puisse, sachant où est la vérité, perpétuellement et d’une façon très parfaite, perpétuellement mentir >
Et encore :
< Il fait volontiers, en même temps, des mensonges différents à des êtres différents >
-Puisque Dieu ne peut La livrer au peuple ; ce qui serait se prostituer ;
-et qu’ Emmanuel ne peut que La dissimuler, condamné à renvoyer à autrui sa doxa et à parler son langage.
Stratégie ultérieurement reprise par < Julien Torma > revenant sur ce thème en ses Euphorismes :
< Pourquoi ne pas parler leur langage, sotte bourrique, c’est la meilleure blague qu’on puisse faire et la seule vraiment déplacée. Le plus grand des < crimes > n’est-il pas le sacrilège ? >
C’est qu’on ne livre pas l’incompréhensible, l’ < Un > ; on ne révèle pas l’inacceptable, on ne vulgarise pas l’intolérable. On ne livre à autrui que ce qu’il est capable d’entendre, ce qu’il croit être < la Vérité >.
Qui n ‘est pourtant que simples conventions… Sur lui-même, sur les autres, sur le monde.
Ce qu’exprime Emmanuel est toujours sensiblement en contradiction avec la < vraie vérité > qu’il lui faut garder.
< Déplacé >.
Caméléon, il doit se conformer à ses interlocuteurs, à son public, à son auditoire.
Se faire < concierge > ( cf Le Surmâle ) est pour lui nécessité.
Ainsi :
< Etant donc sûr de ne pouvoir parler, pour être compris, qu’en mentant, tout mensonge lui indiffère >.
Il est libre certes, mais dans un espace-temps modelé par la gravitation… l’humaine gravitation…
Toute relation est altérée, minée. L’équivoque et le malentendu sont irréductibles.
Et la règle de son jeu social.
Aussi le mensonge est-il le plus court chemin -et le seul- vers < Autrui >, cette hydre aux visages et au nombre indéfinis, à qui il lui faut s’adresser, et à chaque fois différemment, selon… la voie de ses représentations, la logique de ses thèmes.
< Etre-avec-autrui >… suppose donc l’aliénation : qu’on se mente à soi ; qu’on trahisse… l’inconnaissance, l’Ascience.
Naufrage dans le conventionnel… < il faut se faire foule pour entretenir la foule… >
C’est pourquoi il est préférable de s’isoler, de se taire. En pleine lucidité.
Tel est donc le prix à payer par Emmanuel Dieu pour son idéalisme et son solipsisme.
Son < crime >…
Ce qui signifie… par ce geste, par… cette Geste, à l’instar de l’épéire-diadème, < réintégrer son centre >.
Qui est… l’ Absolu, c’est-à-dire… < soi > :
< Il n’est qu’un homme qui rêve auprès de sa lampe >.
*
- L’homme désire. Ce qu’il nomme < Vérité > n’est que l’expression de ce désir.
Ses fables, ses petits et < grands récits >.
Narcissique, paranoïaque, anthropocentrique ; impuissance performative ; la < Vérité > n ‘est que ce qu’il pose. - Dieu crée.
Narcissique, paranoïaque, théocentrique… Puissance performative ; la < Vérité > est ce qu’Il établit. - Emmanuel, fiction littéraire, dont la manière d’être est en perpétuel décalage avec les valeurs, les conventions, les désirs de la foule, -et qui n’est point Dieu ( l’ Autre ) -, crée, quant à lui, < son désir qui est sa Vérité >, la… vérité.
Ou encore les conséquences de l’idéalisme absolu, de < l’Amour absolu > :
-la certitude qu’on ne peut sortir de soi : narcissisme métaphysique ;
-le métalangage auquel se réduit l’ Ascience;
-voir (et faire) tourner < la machine >…
A la manière d’un mouvement perpétuel, supplice d’un moderne < Monsieur Sisyphe > ( Les Jours et les Nuits, 5. Sisyphe favori, 2. Mythologies ) maniaque rédigeant -lointain écho de Corneille Agrippa- un Traité de la vanité de la Science…
Ou encore ouvrage d’un Jarry < qui n’a d’autre prison que la boîte de son crâne > écrivant les textes de ‘pataphysique appliquée réunis en cette fiction de fictions qu’est La Chandelle verte composée par Maurice Saillet.
< A travers Emmanuel Dieu, notait ce dernier, Jarry s’identifie avec les < grands criminels et les condamnés à morts > détenus à la prison de la Santé.
< Parce qu’il a créé son monde, astre ou prison, Alfred Jarry est un homme dans le genre de Dieu… Mais si Emmanuel est véritablement Dieu, il doit passer la nuit, non pas à revivre la passion du Fils, ce qui serait banal et peu méritoire, mais à vivre une Passion également < supplémentaire > à celle du Fils >.
*
Au chrétien/kantien/républicain … social et universaliste < devoir de Vérité> , l’auteur de L’Amour Absolu substituait ainsi, non pas seulement le « droit » au mensonge, mais encore son incontournable nécessité.
Seule manière d’échapper à son temps -et d’entrer dans l’ < Ethernité faustrollienne >- en enchérissant, comme en miroir, sur son temps.
Puisque, dans le commerce des hommes, l’illusion partagée ne peut pas ne pas être.
Et qu’il lui faut croître, prospérer, s’épanouir.
Elle qui seule fonde et cimente ce qu’ils nomment leur < savoir > et leurs < communautés >.
**
< Pallas Athéné ( elle s’adresse à Ulysse de retour en Ithaque… ) : Il serait bien astucieux et fripon, celui qui te dépasserait en toutes sortes de ruses, fût-ce un dieu qui l’essayât. Incorrigible inventeur de mille tours, insatiable d’artifices, tu ne devais donc pas, même en ta patrie, mettre un terme à tes tromperies, aux récits mensongers, qui te sont chers profondément ? Allons ! laissons ces feintes, nous deux qui sommes experts aux ruses profitables ; car, de tous les mortels, tu es de beaucoup le meilleur en conseil et paroles, et moi, entre tous les dieux, je suis réputée pour ma finesse et mes bonnes inventions. >
Homère, Odyssée, chant 13. Tra. Médéric Dufour et Jeanne Raison.
81. METAPHYSIQUE DE CONSOLATION Orphisme. Jean Cocteau ( Orphée )
Récit.
Fils d’Oeagre, roi de Thrace et de la Muse Calliope, Orphée était musicien et poète.
Ses accords étaient si mélodieux que les bêtes féroces venaient se coucher à ses pieds.
Il descendit aux Enfers, charma les divinités infernales et obtint la permission d’en ramener son épouse Eurydice, morte de la morsure d’un serpent, à la condition qu’il ne la regardât qu’au sortir du Tartare .
Il la perdit en désobéissant.
Devenu sombre et insensible, il fut déchiré par les Ménades en Thrace.
Orphée est la personnification de l’art qui adoucit les instincts brutaux et cruels de l’humanité.
Divagation.
Doctrine philosophique et théologique, l’Orphisme se développa en Grèce aux septième et sixième siècles av. J.-C.
Il se rattache au nom légendaire du musicien et poète.
Sans doute est-il né de l’insuffisance de la religion mythologique et de la physique rationaliste balbutiante à une époque où se développent en Attique des confréries dont le but est de répandre des doctrines morales et consolatrices tenues secrètes par les initiés.
Croyance en l’immortalité, au châtiment des méchants, l’Orphisme proposait à ses adeptes un modèle d’existence ascétique susceptible de libérer l’âme de son enveloppe corporelle.
D’où découlait un ensemble de rites d’expiation.
Ces conceptions nouvelles inspirèrent les religions < à mystères > et le Pythagorisme qui éleva sur ce fond de moralisme mystique une métaphysique des nombres exploitée par Platon ( cf notamment le Phédon ).
*
< Orphisme > signifie pour tout lyrisme poétique qui prétend s’échapper des limites de l’expérience afin d’entrer en communion avec les rythmes qui animeraient l’univers…
Son destin est considérable.
***
Jean Cocteau, Orphée.
Orphée :
je traque l’inconnu – il y a plus dans ces petites phrases ( dictées par Cégeste ) que dans toute mon oeuvre.
poète ? écrire sans être écrivain.
Eurydice :
Orphée ne verra pas venir mes rides.
Cégeste :
le silence va plus vite, à reculons.
un seul verre d’eau éclaire le monde.
les miroirs feraient bien de réfléchir davantage.
l’oiseau chante avec les doigts.
le crêpe des petites veuves est un vrai déjeuner de soleil.
jupiter rend sage ceux qu’il veut perdre.
*
Voix off de Jean Cocteau : le sacrifice de la mort doit donner l’immortalité au poète.
La Mort, Heurtebise :
il ne s’agit pas de comprendre, il s’agit de croire.
le secret des secrets : les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient.
avec ces gants vous traverserez les miroirs comme de l’eau.
c’est la zone… faite des souvenirs des hommes.
les mots que vous employez n’ont pas de sens chez nous.
on ne peut pas mentir chez nous.
je suis une des formes multiples revêtues par la mort.
si nous leur apparaissions comme ils nous conçoivent, ils nous reconnaîtraient.
je n’ai le droit d’aimer personne… et j’aime.
dieu : nous sommes son rêve, son mauvais rêve.
-salut !… -salut! – c’est fait ? -c’est fait…
ça doit être affreux pour les hommes d’attendre.
sans la volonté nous sommes des infirmes.
remontez le temps! il faut que ce qui a été ne soit plus.
quand on est arrêté ici, ce n’est pas drôle.
il fallait bien les remettre dans leur eaux sales.
82. SACRE, SACRILEGE ET PUNITION ( Erysichton )
Récit.
Impie et violent, Erysichton, héros thessalien, ne craignait pas la colère des dieux.
Il décida un jour de couper un bois consacré à Déméter.
La déesse, pour le châtier, imagina de lui envoyer une faim dévorante que rien ne pourrait calmer.
Dans sa folie, il finit par se dévorer lui-même…
Divagation.
- Sacré, sacer, désigne ce qui ne peut être touché sans être souillé et sans souiller, ce qui est rendu inviolable par un acte religieux, ce qui est offert à la divinité.
Le < sacré >, qualité axiologique, exprime et projette sur le monde une valeur ambiguë mêlée de crainte et de vénération.
Objet de respect et de culte, le monde sacré incarne le mystère ( ce qui est » caché » ) et l’inconnaissable ; il désigne un Ordre supposé, puissant et redoutable, séparé des êtres ordinaires.
< Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent >, écrit Durkheim.
Quant au sacrifice, il a pour fonction d’attester la souveraineté de la divinité et d’en obtenir la protection, le pardon ou la grâce.
Gaspillage rituel, » part maudite » de l’existence, levée de l’interdit du meurtre ( G. Bataille ), propitiatoire, expiatoire ou simple culte, le sacrifice est destruction de biens, de choses et d’êtres, symbole de la reconnaissance du < Tout-Autre > et de l’ alliance avec lui.
L’horreur, cannibale, se nourrit des holocaustes…
A suivre cette logique, l'< absolument puissant > seul est censé apaiser la faim, étancher la soif ; le monde profane demeure à l’opposé celui du désir, lieu de l’insatisfaction et de la nostalgie.
Tel est l’enseignement religieux qui génère le renoncement par l’ascèse et la discipline morale :
< Mon royaume n’est pas de ce monde… >. - Fort éloigné de l’enthousiasme, de la terreur comme du sacrilège -gesticulation naïve qui, le plus souvent, ne dépasse pas le plan des attitudes adolescentes-, l’esprit désenchanté ne discerne ici qu’ incantations, gestes et paroles performatives :
< Est sacré > ce qui est affirmé, dit, posé et reconnu comme tel.
Par quoi la puissance est affectée à la chose, dès lors que celle ci est nommée par la magie verbale, ce fétichisme, ce régime élémentaire et fruste d’ < intelligibilité > des phénomènes.
Univers mental dont la sociologie et la phénoménologie établissent la cartographie.
Etant entendu que le procès de sacralisation n’a ni limites ni de cesse, et que l’appel de l’infini comme par ailleurs la conquête profane de l’indéfini, ces faims dévorantes, ne sont le plus souvent que deux expressions de la conscience malheureuse.
**
< Tous les assistants demeurèrent interdits. L’un d’entre eux a l’audace de vouloir s’opposer au sacrilège et retenir la hache impitoyable. Le Thessalien le regarde : < Reçois, dit-il, le prix de tes pieuse intentions ! > Et, tournant son fer de l’arbre contre l’ homme, il lui tranche la tête…
… La Faim … entre aussitôt dans la chambre du sacrilège… elle le serre entre ses bras… et remplit le vide de ses veines d’une irrésistible fringale.
… Mais, dès qu’il eut chassé le sommeil, un appétit furieux le dévore, et sa tyrannie s’exerce sur son gosier avide et ses entrailles dont rien ne comble le vide.
…Toute nourriture lui est un motif pour manger encore, et manger ne fait que lui creuser davantage l’estomac. >
Ovide, Métamorphoses, 8. passim.
83. AMBIGUITE ( Oracles de Delphes )
Récit.
A Delphes, Apollon tua de ses flèches un dragon, appelé tantôt Python, tantôt Delphyné, chargé de protéger un vieil oracle de Thémis mais qui se rendait coupable de toutes sortes de méfaits.
En souvenir de son exploit, le dieu fonda des jeux funèbres qui prirent le nom de Jeux Pythiques.
Il s’empara ensuite de l’oracle de Thémis et consacra un trépied dans le sanctuaire.
C’est assise sur le trépied que la Pythie rendait ses oracles…
Divagation. – Ambiguïté, ambiguitas, double sens, est un terme de métalangage, comme < précis > , < exact >, < rigoureux > < cohérent >…
Il pointe l’équivoque d’un mot ou d’une expression. On conçoit donc qu’elle puisse n’être que traquée par le logicien rationaliste, cet hygiéniste de la pensée et de sa mise en forme.
Synonyme de défaut dans les contextes scientifique, juridique et administratif, l’ambiguïté constitue toutefois le milieu habituel de l’art et de la poésie, voire parfois, et plus curieusement, de la philosophie.
La richesse de l’image, à dessein suggestive, doit, pour procurer la délectation esthétique, générer une certaine latence, une relative perplexité de perception et de compréhension pour quiconque en prend connaissance.
L’ambiguïté heureuse, bienvenue, est alors le signe du talent du poète.
Plusieurs en font également la matière de jeux assez innocents.
-Ainsi l’usage de la syllepse de sens, cette figure qui génère bien des devinettes et des mots croisés et par laquelle un mot est employé au propre et au figuré :
< … Le capitaine de gendarmerie tenait qu’on s’embarque tous les quatre plus les toutous, dans la « quatre-cent-trois » qu’il vient de se payer. Une voiture nouvelle, ça vous transporte les premiers jours ! >
Jacques Audiberti, L’Effet Glapion.
-L’à-peu-près, le contrepet, l’amphibologie, le kakemphaton sont des expressions (in)volontaires de l’équivoque, ambiguïté de grande extension.
A leur manière, ils contribuent à relever la fadeur du jeu mental sociétaire.Certains philosophes, de la mouvance et du sérieux existentialistes, l’ont au contraire -non sans quelque grandiloquence-, constituée en attribut de la condition humaine.
L’homme serait cet être qui ne saurait recevoir ni fixer à l’avance < le sens de son existence >…
Ainsi Simone de Beauvoir développa-t-elle une < morale de l’ambiguïté > où, contre le providentialisme et la philosophie de l’absurde, elle postulait que, le sens n’ étant jamais fixé, le < devoir de l’homme > était de le sans cesse conquérir…
Propos de clerc germanopratin fétichisant le < sens > assimilé à une obligation éthique à prétention universelle et fixant… pour autrui les nouvelles tables de la loi…
Très différente était l’attitude des Grecs à l’égard de l’ambiguïté et de leurs Oracles…
Devin, Apollon transmue la parole en signe, vérifiant l’aphorisme attribué à Héraclite :
< Le Seigneur dont l’Oracle est à Delphes ne dit ni ne cache, il signifie >
Agissant ainsi, précise Jean-Paul Savignac ( Les Oracles de Delphes ), il enlève aux mots leur possibilité de mentir ainsi que le dénonce l’idéalisme platonicien :
< tu sais ce qu’est le langage : il n’ y a rien que toujours il signifie, ne tourne, ne retourne ; et il est double, vrai comme faux >
( Cratyle 408 c ).
Le dieu fait aux signes muets qui ne mentent pas… le don de la parole.
Le signe en parole se dédouble : le mot désigne et ne désigne pas la chose qu’il nomme.
Telle est l’ambiguïté oraculaire qui vaut à Apollon son surnom de < Loxias >, Oblique, c’est-à-dire obscur.
Paradoxe de cette Grammaire mystique réputée plus vraie que le langage toujours volontairement ou involontairement équivoque des hommes…
Quant à la fonction très concertée de l’ambiguïté au sein de l’univers politique réaliste et pragmatique, on rappellera le mot fameux de Talleyrand-Périgord pour qui les mots ont été donnés aux hommes…
< pour dissimuler leurs pensées >…
Cependant qu’à la manière du Tarot, jeu ou lames de la divination, mener l’ambiguïté… jusqu’au bout, demeure l’exigence du grand art…
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Les Delphiens, que menace l’armée gauloise de Brennos :
» s’ils doivent emmener leurs biens, leurs enfants et leurs femmes loin de l’Oracle vers les plus fortifiées des cités voisines ».
Réponse : < Je prendrai soin de cela avec les Jeunes Filles blanches >.
L’armée gauloise sera, dit-on, repoussée par Athéna et Artémis et par une tempête de neige qui vérifie le qualificatif < blanche >.
cf Les Oracles de Delphes, traduction, présentation et commentaires, Jean-Paul Savignac.