pataphysique-histoire-collège-textes

( fondamentaux à l’usage des grands commençants, par Adonis Colgue )

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Paul Delvaux, Pygmalion ou la pataphysique qu’on fait
Table :
-La ‘pataphysique, définitions, histoire.
( exceptions, solutions imaginaires, clinamen, équivalence, pataphysique consciente, Collège de ‘pataphysique )
-‘Pataphysique : l’impossible définition ?
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Alfred Jarry
Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, 2,8.
Note de J-H. Sainmont
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Un jugement de Raymond Queneau sur Alfred Jarry
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Harangue inaugurale.
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La question préalable des critères.
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Aux écoutes du langage de notre temps.
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Le mythe du général.
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Testament du Docteur Sandomir
( spicilège )
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Au seuil de la ‘pataphysique
par Roger Shattuck
( extraits )
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Message de Sa Magnificence…
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le Collège imaginaire. Pataphysique de la ‘Pataphysique
( le Collège, son histoire et sa fin- naissance, occultation / fiction
( Henri Thomas, Une saison volée, extraits )
Sur une genèse poétique
( Monitoires du Cymbalum pataphysicum n°5, extrait )
***
Aparté en marge des querelles :
Que l’histoire du Collège relève des solutions imaginaires
par Bérenger Second
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vers Introduction à la pataphysique 2
(mars 2004/décembre2005)

< … l’enseignement ( et tous ses sous-produits ) ne peut-être qu’un facteur social, indémaillablement assujetti aux processus de conservation et de progrès social (…). Enseigner, cultiver, développer l’intelligence, rendre les hommes raisonnables et bons, propager les grandes vérités, prêcher, tous ces postulats fondamentaux du jésuitisme ou de l’amélioration du cheval-humain ont toujours le même résultat… L’enseignement ou mieux l’enseignerie éteignent tout ce qu’ils touchent ; de par leur rôle ils ne peuvent sortir de la moyenne… >
J. Marvier et J. Brunet, Subsidia pataphysica 1.

LA ‘PATAPHYSIQUE (définition et histoire par Noël Arnaud, Rgt)

Science des exceptions ; science des solutions imaginaires.
Deux notions fondent la ’pataphysique: celle des équivalences, et le clinamen ou légère déclinaison des atomes dans leur chute.
Elle s’ébauche au lycée de Rennes dans la classe de physique du professeur Hébert entre 1885 et 1888. Alfred Jarry, un des élèves, aperçoit très vite l’importance de cette découverte.
À partir de 1892, à Paris, il s’emploie à la dégager de sa confusion originelle.

Définitions :
Les définitions fondamentales se lisent dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, ouvrage terminé en 1898 mais dont le livre II: «Éléments de pataphysique» a été écrit beaucoup plus tôt.
Jarry expose ainsi la ’pataphysique:
«La pataphysique, dont l’étymologie doit s’écrire epi (meta ta fusika) et l’orthographe réelle ’pataphysique, précédé d’une apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique. Exemple: l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions…
Définition: la pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.»
Jarry donne l’exemple de la montre qu’on dit ronde alors qu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, et qui, vue de trois-quarts, apparaît elliptique: la «réalité», quand nous la percevons, n’est que la représentation linéaire d’un de ses aspects auquel notre imagination seule prête une totalité. Dans le cas de la montre ronde, l’imagination est assez pauvre.
Ceux qui pratiquent cette solution imaginaire élémentaire contestent même qu’elle en est une. Ils sont convaincus d’appréhender la réalité, et pourtant ils font de la pataphysique sans le savoir. La solution imaginaire est devenue pour eux le sens commun; elle relève du consentement universel.
Aussi, pour le pataphysicien, le sens commun, les conventions, la croyance à l’objectivité sont-ils éminemment pataphysiques.
Dès 1893 (Guignol , dans L’Écho de Paris ), Jarry crédite le Père Ubu de l’invention de la pataphysique, « science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir ». Rien n’est plus juste: si la ’pataphysique reste innommée jusqu’au lycée de Rennes et inconnue des savants et du public jusqu’à sa révélation par Jarry, si sa doctrine n’est pas énoncée et ses règles formulées avant Faustroll , elle n’en a pas moins été pressentie et pratiquée de longue date.

Le clinamen
La théorie du clinamen remonte à Épicure: l’atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté.
Elle nous a été transmise par Lucrèce, par Cicéron et par Plutarque qui en tire les plus vastes conséquences:
«Les stoïciens et les péripatéticiens ne pardonnent pas à Épicure d’avoir supposé, pour rendre compte des choses les plus importantes, un événement aussi petit et aussi insignifiant que la déclinaison minime d’un seul atome et cela pour introduire furtivement les astres, les êtres vivants et le hasard, et pour que notre volonté libre ne soit pas annihilée.»
On présume que Jarry reçut l’enseignement du clinamen par son professeur de philosophie au lycée Henri-IV, Henri Bergson, venu trop tôt pour féliciter Épicure d’avoir osé, le premier, mettre une indétermination au centre de l’explication du monde, ce qu’Heisenberg, Planck et le prince de Broglie chercheront à traduire mathématiquement dans l’appareil de la microphysique.
Indétermination dans notre connaissance et non dans l’univers pour Heisenberg, mais Jarry ne la voyait pas autrement, pour qui l’objet n’est à l’homme que ce qu’il en connaît. Ainsi le clinamen, aberrance infinitésimale – et décisive –, est au principe et au cœur de toute réalité, de toute pensée, de tout art.
Et de toute science: expliquant la ’pataphysique devant un auditoire nombreux et peu averti, Boris Vian pourra affirmer qu’il n’y a que l’exception qui fasse avancer la science, et il ajoutera :
«Je n’ai pas besoin de vous rappeler les exemples de Fleming, de Pasteur et de tous ces illustres savants pour que vous constatiez que la découverte se fait au moment où l’observateur remarque une anomalie. C’est l’histoire de la culture de Penicillium notatum de Fleming.»

L’équivalence universelle et la conversion des contraires
La théorie des équivalences ou, pour être précis, de l’équivalence universelle et de la conversion des contraires, a donné lieu à maint malentendu.
Postuler que le vrai et le faux sont identiques, en quelque sorte stables, équilibrés, serait déplorablement improductif et, pire, ennuyeux. Ce que le pataphysicien soutient, c’est que le signe + et le signe – s’annulent et se fécondent. Le concept s’éclaire d’un coup si l’on recourt à la Lettre sur les mythes de Paul Valéry qui savait comprendre Jarry et s’est comporté dans nombre de ses œuvres en pataphysicien conscient. Valéry dit:
« C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen de quelque discipline que ce soit, et sous tous les rapports, le faux supporte le vrai; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. »
Ce texte de Valéry constitue en son entier une des plus pertinentes expressions théoriques de la ’pataphysique:
«Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas? […] Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons.»
On conçoit mieux maintenant que d’Épicure à Jarry les pataphysiciens (qu’on préfère appeler patacesseurs), sans être légion, ont été de quelque poids puisqu’on peut nommer, en abrégeant, Lucrèce, Lucien de Samosate, Zénon d’Élée, Béroalde de Verville, Rabelais, Cyrano de Bergerac, Cervantès, Swift, Lichtenberg, Marcel Schwob, Lewis Carroll; ou, contemporains de Jarry, Jules Verne et Erik Satie; ou venant après lui, Arthur Cravan, les Pieds Nickelés, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Julien Torma, Louis-Ferdinand Céline, les Marx Brothers, Borges.

Pataphysique consciente et pataphysique inconsciente
Il n’y a pas d’art ou de littérature pataphysique.
Personne au monde, pas même un patacesseur suréminent comme Léonard de Vinci, ou deux des plus grands pataphysiciens du XXe siècle, Raymond Queneau et Boris Vian, ne peut se prétendre totalement, et à tous moments, et dans tous ses actes, pataphysicien conscient, étant admis que chacun de nous, et eux-mêmes, baignons, à longueur de temps ou le plus souvent, dans la pataphysique inconsciente.
C’est pourquoi il est fréquent – et prudent – de retenir la concrétion plutôt que son géniteur ou un instant heureux d’explosion pataphysique dans la monotone procession des idées et des vanités humaines, par exemple lord Patchogue en qui s’était incarné (ou désincarné) Jacques Rigaut; Tancrède, excellent avatar de Léon-Paul Fargue; Monsieur Plume avec qui nous fait communiquer Henri Michaux; ou encore Dada.
L’univers considéré dans sa réalité pataphysique se réduit bien de la sorte à des cas uniquement particuliers.
Pour le pataphysicien qui ne reconnaît aucune hiérarchie des valeurs, tout est valeur.
«Nul n’est plus positif que le pataphysicien; déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et cueillir avec même avenance» ( Docteur I. L. Sandomir, Opus pataphysicum , Collège de ’pataphysique, 1959 ).
Ni sceptique ni nihiliste, il ne nie pas l’échelle des valeurs, il la voit, elle existe: il s’en empare et l’installe dans l’imaginaire.
La ’pataphysique ne paralyse ni ne stérilise. Bien au contraire.

Le Collège de ’pataphysique
Un Collège de ’pataphysique a été fondé le 11 mai 1948 (22 Palotin 75 de l’ère pataphysique qui s’ouvre le jour de la naissance d’Alfred Jarry, le 8 septembre 1873).
S’y sont agrégés au fil des ans, outre Queneau, Vian, Duchamp, des peintres (Max Ernst, Miró, Man Ray, Baj, Asger Jorn), des mathématiciens (François Le Lionnais), des historiens et critiques de la littérature et du théâtre (Pascal Pia, Maurice Saillet, Jacques Lemarchand), des cinéastes (René Clair, Henri Jeanson), des explorateurs (Paul-Émile Victor), des dramaturges (Ionesco), des écrivains et des poètes (Jacques Prévert, Jean Ferry, Michel Leiris), à s’en tenir aux plus anciens.
Grâce au Collège et à ses Cahiers (28 numéros de 1950 à 1957), suivis de ses Dossiers (28 numéros de 1957 à 1965), puis des Subsidia Pataphysica (28 numéros de 1965 à 1974), et particulièrement aux études personnelles de Jean-Hugues Sainmont et Latis et à leur autorité sur l’ensemble des activités de l’institution, la ’pataphysique a été considérablement approfondie en un quart de siècle.
Depuis quelques années, une nouvelle génération pataphysique affine encore la doctrine et l’applique à des sujets neufs.
On jugeait que la pataphysique inconsciente était la substance et la ’pataphysique consciente la science; on distinguait entre la pataphysique qu’on est et la ’pataphysique qu’on fait. Aujourd’hui, il est permis de discerner dans la ’pataphysique consciente une ’pataphysique analytique et une ’pataphysique opératoire.
Si la ’pataphysique décrit, comme le veut Jarry, un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place de l’univers traditionnel, alors il faut inventer ce nouvel univers qui illuminera la pataphysique de notre monde usuel.
En d’autres termes, la ’pataphysique n’est pas seulement une science d’observation (ou une manière de voir d’où peut découler un comportement et même, pour les exaltés, un art de vivre); elle nous invite à utiliser toutes les techniques propres à créer des solutions imaginaires.
Noël Arnaud, Encyclopedia universalis.


L’écart pataphysique en son histoire et ses thèmes :
 
 Ses différents moments :
-Les  » Dissociations  » de Remy de Gourmont et la poétique d’Alfred Jarry : symbolisme et métaphysique de l’identité des contraires ;
-le Collège de ‘Pataphysique 1 ( 1948 / 1973 ) : Emmanuel Peillet, Philippe Merlen, l’exécration < torméenne > , la critique du langage et le nominalisme < sandomirien > ;
-Le Collège de ‘Pataphysique 2 : 1973, décès d’Emmanuel Peillet ; continuation discutée et occultée ( 1973 / 2000 ) ou la pataphysique comme < science du particulier >, dans la veine de Raymond Queneau ( Ruy Launoir / Paul Gayot et les jeux oulipiens ) ;
-Le Collège de ‘Pataphysique 3 désocculté ou le retour à l’existence séculière et au monde ( 2000… ) : reprises et variations ;
-Un avatar collatéral : l’hypercritique de Lothaire Liogieri ( 1998 / 2012 )


Gestes et Opinions du Docteur Faustroll
note de J-H. Sainmont

LIVRE II
ÉLÉMENTS DE PATAPHYSIQUE
A Thadée Natanson
VIII
DÉFINITION

Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène.
La pataphysique dont l’étymologie doit s’écrire et l’orthographe réelle ‘pataphysique, précédé d’un apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique.
Et l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général.
Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l’univers supplémentaire à celui-ci; ou moins ambitieusement décrira un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel, les lois que l’on a cru découvrir de l’univers traditionnel étant des corrélations d’exceptions aussi, quoique plus fréquentes, en tous cas de faits accidentels qui, se réduisant à des exceptions peu exceptionnelles, n’ont même pas l’attrait de la singularité.
DÉFINITON: La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.
La science actuelle se fonde sur le principe de l’induction: la plupart des hommes ont vu le plus souvent tel phénomène précéder ou suivre tel autre, et en concluent qu’il en sera toujours ainsi.
D’abord ceci n’est exact que le plus souvent, dépend d’un point de vue, et est codifié selon la commodité, et encore ! Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l’ascension du vide vers une périphérie, le vide étant pris pour unité de non-densité, hypothèse beaucoup moins arbitraire que le choix de l’unité concrète de densité positive eau ?
Car ce corps même est un postulat et un point de vue des sens de la foule, et, pour que sinon sa nature au moins ses qualités ne varient pas trop, il est nécessaire de postuler que la taille des hommes restera toujours sensiblement constante et mutuellement égale. Le consentement universel est déjà un préjugé bien miraculeux et incompréhensible. Pourquoi chacun affirme-t-il que la forme d’une montre est ronde, ce qui est manifestement faux, puisqu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, elliptique de trois quarts, et pourquoi diable n’a-t-on noté sa forme qu’au moment où l’on regarde l’heure ? Peut-être sous le prétexte de l’utile. Mais le même enfant, qui dessine la montre ronde, dessine aussi la maison carrée, selon la façade, et cela évidemment sans aucune raison; car il est rare, sinon dans la campagne, qu’il voie un édifice isolé, et dans une rue même les façades apparaissent selon des trapèzes très obliques.
Il faut donc bien nécessairement admettre que la foule (en comptant les petits enfants et les femmes) est trop grossière pour comprendre les figures elliptiques, et que ses membres s’accordent dans le consentement dit universel parce qu’ils ne perçoivent que les courbes à un seul foyer, étant plus facile de coïncider en un point qu’en deux. Ils communiquent et s’équilibrent par le bord de leurs ventres, tangentiellement. Or, même la foule a appris que l’univers vrai était fait d’ellipses, et les bourgeois mêmes conservent leur vin dans des tonneaux et non des cylindres.
Pour ne point abandonner en digressant notre exemple usuel de l’eau, méditons à son sujet ce qu’en cette phrase l’âme de la foule dit irrévérencieusement des adeptes de la science pataphysique…

Note de Jean Hugues Sainmont (… )

En effet au Livre 2, chapitre 8 des Gestes et Opinions… où se trouve largement analysée ( dans la mesure où elle est analysable ) la notion de Pataphysique, c’est de l’expression épi ( méta ta phusica ) que Jarry dérive le mot, cependant qu’il en profite pour < définir > la Pataphysique comme s’étendant aussi loin au-delà de la métaphysique que celle-ci au-delà de la physique : science du particulier, de l’épiphénomène, des exceptions, science de l’univers qu’on peut voir et que peut-être on doit voir à la place de l’univers traditionnel, science des solutions imaginaires, toutes ces formules devenues heureusement classiques au Collège et que n’allons pas développer ici ( Nous renvoyons à l’immortel ouvrage ), sont pataphysiquement suggestives, à condition naturellement qu’on ne les prennent pas restrictivement, comme l’ont fait quelques amateurs de contresens, et que suivant l’indication de Jarry, on sache voir, bien entendu, que tout sans exception est exception ( l’absence d’exception étant exception à la règle qui est ici l’exception ), que tout est épiphénomène, même et surtout le phénomène, que tout est singulier même les généraux, bref que tout relève des solutions imaginaires.
Jarry développe d’ailleurs (au chap. 9 ) un exemple propre à dissiper la moindre équivoque ; c’est celui que donnent tant de sots physiciens, ( M. Hebert lui-même, imaginerons-nous ), pour < prouver > la relativité du point de vue humain : l’eau vue par un homme qui n’aurait que quelques microns de haut ; ils ne s’aperçoivent pas que cette description même est, elle aussi, faite par un esprit humain et à son point de vue. Donc ce cas de pure physique choisi par Jarry, se situe néanmoins dans la plus exemplaire pataphysique, et la pataphysique n’est pas limitée à ce qui est au-delà de la pensée dite rationnelle ou ratiocinante, mais, comme il est évident, englobe celle-ci dans cet au-delà
(… ) Ce livre des Gestes et Opinions, intitulé Eléments de Pataphysique a été, avec tout l’ouvrage, terminé en 1898 : cela ressort du passage célèbre : < le Docteur Faustroll naquit en Circassie en 1898 à l’âge de 63 ans > et de l’annonce < sous presse : Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, Pataphysicien >, qu’on peut lire dans l’édition originale de l’ Amour en visites parue en 1898. Toutefois nous pensons que ce court livre 2 est beaucoup plus ancien : il devait déjà être rédigé en 1894 – Jarry avait 21 ans- et sans doute bien avant encore. Il est intéressant de trouver sur l’édition originale des Minutes de Sable Mémorial ( 1894 ), précédant la curieuse annonce de César-Antéchrist, la mention que voici : < On prépare : Eléments de Pataphysique >.
Dès cette époque, Jarry avait donc une idée précise de ces Eléments et projetait un ouvrage, nous n’osons dire théorique, puisque ce mot serait imbécile, mais pataphysique sur la Pataphysique. Il nous semble, à maints signes et intersignes, que c’est autour de ce livre 2 ainsi annoncé et déjà amorcé depuis longtemps peut-être depuis Rennes dans la lettre et l’esprit, que s’est développé l’insolite périple de Faustroll à travers le contradictoire océan terrestre des sciences, des lettres, des arts, de la théologie, du mythe, et du n’importe quoi. Jarry avait d’abord pensé à un traité abstrait, dont les témoins sont ce livre 2 et les fragments terminaux ( Ibicrate, Surface de Dieu, etc.. ); puis il s’est rendu compte que le personnage même de Faustroll serait en soi infiniment ( c’est-à-dire pataphysiquement ) plus efficient pour donner < l’intelligence > de la Pataphysique.
Cahier 1. 15 clinamen 77. E. P.


DU PANTIN PATAPHYSICIEN

Revue des plus récents événements politiques, littéraires, artistiques, coloniaux, par-devant le Père Ubu.
Un trait de sihouette de ce pantin est mis en lumière ici, qui n’avait point servi dans Ubu Roi, ni sa contre-partie Ubu enchaîné : nous parlons de la … < pataphysique> du personnage, plus simplement son assurance à disserter de omni re scibili, tantôt avec compétence, aussi volontiers avec absurdité, mais dans ce dernier cas cuisant une logique d’autant plus irréfutable que c’est celle du fou ou du gâteux…
Alfred Jarry, présentation de l’Almanach illustré du Père Ubu-20° siècle, Revue blanche, 1.1. 1901.


UN JUGEMENT DE RAYMOND QUENEAU SUR ALFRED JARRY

< … Ubu Roi, cela ne fait plus de doute depuis les travaux de nos amis du Collège de ‘Pataphysique, se situe à part dans l’oeuvre de Jarry. C’est, comme l’a dit l’un d’eux, une sorte d’Ecriture sainte de la verve potachique, que Jarry a voulu par gageure placer sur le plan des grands chefs-d’oeuvre… Faustroll, par contre, a bien davantage été le but suprême que visait Jarry : créer ou du moins caractériser une < Science des solutions imaginaires > qui non seulement dépasse toutes les autres sciences < comme la métaphysique dépasse la physique>, mais qui les sous-tend elles-mêmes et simultanément les mine. Entreprise d’autant plus téméraire qu’elle prétend englober -avec les Arts, la Littérature et les découvertes scientifiques les plus récentes- toute l’activité de la pensée humaine ou non, qui serait ainsi, d’après Jarry, d’essence pataphysique… >
Relativement au Vieux De La Montagne, préface à l’édition de 1957


HARANGUE INAUGURALE

< Le bourgeois, c’est-à-dire l’inconscient pataphysicien de la Société… >
 
Harangue inaugurale de Sa Magnificence le Vice-Curateur-Fondateur du Collège de ‘Pataphysique
prononcée le 1er décervelage LXXVI de l’ère Pataphysique

Chers Provéditeurs, Chers Satrapes, Chers Régents,
et vous tous, chers Auditeurs au Collège de ‘Pataphysique,
En voyant si dense la présente Assemblée, réunie pour ces solennelles et inaugurales Assises, il ne nous est guère possible d’écarter à la légère certains doutes (sensation) qui pourraient embrumer les enthousiasmes.
Que ce Collège de ‘Pataphysique, après une longue gestation, soit enfin venu au Monde et que le Monde vienne à lui (applaudissements), n’y a t il pas là une sorte de déchéance et comme une dilution de son excellence pataphysique ? (nouvelle sensation).
Nous ne craignons pas de dire bien haut, vous l’entendez (très bien , très bien !), ce que d’aucuns pensent peut être tout bas. Et puisque pour un tel Collège l’existence ne peut évidemment être beaucoup plus qu’un mal à peine nécessaire, nous ne serions pas loin de partager leur avis, si précisément ce mal nécessaire – et singulièrement par la vertu des contradictions qu’il implique – n’apparaissait comme susceptible de parfaire en profondeur le caractère pataphysique de ce Collège : car ce serait encore limiter la ‘Pataphysique, sous prétexte de la soustraire aux frontières de l’être, que de vouloir la clore dans les domaines du non-être. (Applaudissements).
Elle transcende l’un comme l’autre, et ainsi que nos Statuts l’affirment, l’existence d’un Collège ne saurait en aucune manière la restreindre ou l’étriquer, puisqu’elle est illimitation. (La salle se lève et applaudit le Vice-Curateur-Fondateur).
Il n’avait pas besoin de naître pour que la ‘Pataphysique fût. Ontologiquement, si je puis me servir d’un adverbe aussi grossier, la ‘Pataphysique précède l’Etre. A priori, c’est évident puisque l’Être n’a pas plus de raison d’être que la raison n’a d’être. A posteriori, ce l’est tout autant puisque les manifestations de l’être sont aberrantes et leur nécessité toute contingente.
Dans l’infini miroitement de la lumière pataphysique, l’être n’est qu’un rayon, et pas le plus brillant, parmi tous ceux qui sortent de ce soleil inépuisable. Et celui que l’infirmité humaine nomme le Créateur, ne fut, comme le laisse entendre notre Curateur Inamovible le Dr Faustroll (ovation), que le premier en date ou en éthernité de tous les Pataphysiciens.
Lorsque l’Ecriture dépeint la Sagesse première-née qui proclame : Nondum erant abyssi et jam concepta eram, n’en doutons pas, c’est de la ‘Pataphysique qu’il s’agit, à ceci près qu’elle ne fut point créée par Dieu ante secula, mais au contraire, comme tout le suggère, le créa ipsum et secula, entre autres objets pataphysiques. Le Monde n’est qu’un de ces objets et les hommes, puisqu’un usage veut qu’on les nomme, des concrétions pataphysiques. (Très bien !). Les temps présents ont eu le privilège de nous le rappeler avec éclat.
Depuis la mort apparente d’Alfred Jarry, il semble que l’humanité ait inconsciemment pris à tâche d’incarner – non pas plus réellement car ce n’est pas possible -, mais plus ouvertement et plus fulguramment, l’ampleur explosive et l’indéfinie profusion de la ‘Pataphysique. (Profond silence révélant l’extrême attention).
Notre premier Décervelage Mondial et la paix qui s’en suivit, nos prospérités et nos crises, nos surproduction et disette conjuguées, notre moral et notre défaitisme, l’esprit vivificateur et les lettres assassines, nos mythologies scientifiques et nos mystiques, nos vertus civiques ou militaires et nos fois révolutionnaires, nos désespoirs platoniques et autres, nos fureurs fascistes aussi bien que démocratiques, notre occupation et notre libération, notre collaboration, comme notre résistance (aucun mouvement divers), nos triomphes et nos immolations, la diaphanéité de nos maigreurs comme la noirceur de nos marchés, puis, la reprise imperturbable et inévitable des criailleries du forum, nos radios, nos journaux, nos organismes nationaux et internationaux, nos tribunaux de règle et d’exception, nos pédagogies de tout poil, nos maladies et nos manies, tout ce qu’on écrit, tout ce qu’on chante, tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait, toute cette masse d’impayable sérieux, tout cette inexorable bouffrerie, ce Colisée de blablabla semble avoir été concertés avec une admirable application pour qu’aucune fausse note ne vienne déparer cette universelle et impeccable Harmonie Pataphysique. (Tonnerre d’applaudissements)

C’est alors que, nous tournant vers vous, chers jeunes auditeurs, nous vous disons : Ouvrez l’oeil et vous verrez (signes d’approbation). Plus heureux que St-Paul qui n’imaginait la déité que par énigme et dans un miroir, c’est face à face que vous voyez la ‘Pataphysique. Ainsi la parole de ces doctes Régents, l’exemple de ces immarcescibles Satrapes, la direction de ces sérénissimes Provéditeurs ne vous apprendront rien de plus que le spectacle étalé devant vous.
Et nous nous plaisons à retrouver ici les termes dont usait un grand Pataphysicien qui malheureusement s’ignorait, nous avons nommé le Dr Pangloss : Pataphysiquement on peut dire que tout est pour le mieux dans le plus pataphysique des mondes possibles. Il ne saurait y avoir plus de ‘Pataphysique qu’il n’y en a dans ce Monde-ci, parce qu’il n’y a qu’elle. Il est dans toute sa dimension le véritable Collège de ‘Pataphysique. (Salves d’applaudissements. Très bien !)
Aussi bien, le rôle de l’ici-présent Collège sera-t-il beaucoup plus modeste. Et j’en arrive ainsi à l’examen d’un nouveau doute (autres mouvements divers) que je devinais en vos pensées. N’avez-vous pas, en effet, ne fût-ce qu’un instant et malgré les inappréciables garanties que vous assurait la personnalité pataphysiquement insoupçonnable de ces Optimates, n’avez-vous pas connu comme une hésitation au seuil de ce Collège ? (hésitation).
Qui dit Collège, ne dit-il pas enseignement ? Qui dit enseignement ne dit-il pas utilité ou prétention d’utilité ? Qui dit utilité ne dit-il pas sérieux ? Qui dit sérieux ne dit-il pas antipataphysique ? Tous ces termes s’équivalent. (Profonde sensation). Et il serait trop facile de rétorquer que rien ne saurait être antipataphysique, puisque tout et même les au-delà du tout sont pataphysiques. Cela est pataphysiquement évident mais n’empêche point cette Antipataphysique d’être. Car elle est : elle est pleinement ; elle est fortement ; elle est agressivement. Et en quoi consiste-t-elle ? Ah ! c’est ici que l’argument se retourne (soupir général de soulagement) : elle est précisément ignorance de sa propre nature pataphysique et c’est cette ignorance qui est sa pugnacité, sa puissance, sa plénitude et la racine de son être. Le sérieux de Dieu et des hommes, l’utilité des services et des oeuvres, la gravité et le poids des enseignements et systèmes ne sont antipataphysiques que parce qu’ils ne savent point se proclamer ni se vouloir pataphysiques, car, quant à l’être, ils ne peuvent faire autrement (Approbation générale). Ducunt volentem fata ( i.e. pataphysica ) nolentem trahunt. (Bravo !).
Et voilà le Collège pataphysiquement fondé (Acclamations).
Car c’est en lui que se fait l’unique et fondamentale distinction entre la Pataphysique, substance, si l’on peut dire, de l’être et du non-être, et la ‘Pataphysique, science de cette substance, ou en d’autres termes, entre la Pataphysique qu’on est et la ‘Pataphysique qu’on fait.
Aussi y a-t-il, comme l’énoncent nos Statuts, deux sortes de Pataphysiciens : d’une part ceux qui le sont sans le vouloir ni le savoir, ni surtout vouloir le savoir : c’est, ce doit être, ce sera l’immense masse de nos contemporains, d’autre part, ceux qui se reconnaissent, s’affirment, s’exigent Pataphysiciens et en qui la Pataphysique surabonde.
En eux réside le véritable Privilège Pataphysique, puisque « la ‘Pataphysique est la science « . (Vivats interminables).
Ce sont donc eux que réunit notre Collège en son Arche inutile qui vogue et divague sur le déluge des utilités. Regretterions-nous qu’il ne puisse être d’esprit démocratique, ni s’adresser à tous ? Ne faut-il pas, dans les déluges, les flots du grand nombre pour porter l’as noëtique ?
Croyez-vous qu’une entreprise qui ne prend au sérieux ni le sérieux, ni le rire, ce sérieux honteux, et qui se refuse à être lyriquement lyrique, à servir à quoi que ce soit, à sauver l’homme enfin ou, ce qui est encore plus curieux, le Monde, puisse être de prétention oecuménique ? (Cris : non, non !)
Le Collège n’est point une Eglise. Il n’a pas à conquérir le plus d’ « âmes » possible.

Au surplus, la plupart ne pourraient s’y complaire, car, dans leur pataphysiquement naïve méconnaissance de la Pataphysique ( qu’ils incarnent pourtant ), ils trouvent une sorte de cordial médiocre, dont ils ne sauraient guère se passer. ( Murmure désapprobateur ).
Minoritaires par vocation, (murmure approbateur) nous n’en sommes que plus alertes pour entreprendre notre navigation épigéenne sur ce nouvel as idoinement paraffiné qu’est le Collège de ‘Pataphysique. (Applaudissements, vivats et acclamations. L’Assemblée se lève et chante l’Hymne des Palotins).


LA QUESTION PREALABLE DES CRITERES

Cesar Ogliastro, 29 sable 93, Subsidia pataphysica 1
( Cahiers du collège de pataphysique, troisième série )

< … Or le plus immédiat des écueils qui menacent l’ as du pataphysicien est celui des critères.
(…)

  1. Posons en effet < la question préalable > la plus préalable.
    Nous croyons dire ou penser < spontanément >.
    ( Beaucoup imaginent même que cette spontanéité est une < valeur >, et toute la phénoménomythie de feu Merleau-Ponty sur le caractère < naissant > de la pensée ou de la perception implique sans contexte, au fond, cette espèce de jugement de valeur ).
    A notre sens, que ce soit spontanément ou délibérement, peu importe. Ce qu’il est beaucoup plus curieux de savoir, c’est ce qui machine la spontanéité ou la réflexion, c’est ce à quoi répondent nos affirmations, c’est en trois mots la question :
    Au nom de quoi dis-je ou pensé-je ce que je dis ou ce que je pense ?
    Il faut bien convenir que nous ne nous la posons pas souvent.
  2. Qu’on me permette une parenthèse pour éviter une équivoque.
    Il ne s’agit nullement ici à mon idée des implications dites inconscientes telles que les sup-posent, entre autres, les psychanalystes ( il est d’ailleurs banal de rappeler que leurs systèmes sont des ramas involontairement pataphysiques de critères, qui, posés au préalable, se retrouvent sans miracle prouvés par des conclusions, selon < un cercle que les logiciens nomment vicieux > : ce que disent ces analyses ( si analyse il y a ), ce sont des < réalités > ou de prétendues réalités ( désirs, obsessions, traumatismes, le plus souvent imaginés por les besoins de la cause ).
    Au contraire, ce qui nous préoccupe ici ne concerne que l’expression ou le discours : c’est beaucoup moins ou beaucoup plus. Beaucoup moins en prétention explicative des secrets psychologiques de l’individu. Beaucoup plus dans la détermination logique de ses idées. Car il s’agit du fondement même de tout ce qui est dit ( et ainsi que nous le remarquions, la psychanalyse est d’abord un discours et un système de notions ).
  3. Par son armature logique ou illogique, par les idées et les mots qui les traduisent, par les inférences qui le sous-tendent et qui peuvent être de plus d’une sorte, le discours implique des critères dont le caractère est au moins double :
    1) ils servent à discriminer et notamment à attribuer des valeurs;
    2) ils sont eux-mêmes naïvement quoiqu’implicitement affirmés comme des valeurs.
    Quelques exemples en diront plus que tout ce préambule.
    Soit la phrase: < les bretelles, c’est très utile > ( Julien Torma ). Le Capitaine en la proférant pose :

  • que l’ utilité caractérise cet objet et le rend préférable ou du moins remarquable parmi les modes de suspension du haut de chausses;
  • et en même temps, que l’utilité est une valeur ( au moins relativement à des catégories d’êtres ou d’objets qu’il ne prend pas la peine de déterminer, peine que nous ne prenons guère non plus ).
    Si nous disons maintenant : < la Pataphysique, c’est très utile >, alors il faut considérer un dilemme :
    a) ou bien nous croyons sincèrement qu’en effet être pataphysicien, ça sert à quelque chose, que ça rend plus intelligent, que ça permet une < approche > de la < vérité > -ou autres fadaises à la Daumal : alors notre attitude est exactement celle du Capitaine et nous admettons les deux conséquences ci-dessus indiquées.
    L’utilité est posée comme critère : elle jauge la pataphysique, elle est < au-dessus d’elle en dignité et en puissance > ( formule dont Platon se sert pour signifier que l’Idée du Bien est le critère des critères ).
    A ce compte nous ferions mieux de nous intituler utilitariens plutôt que pataphysiciens.
    b) ou bien nous faisons de cette affirmation une antiphrase, une parodie ou une épiphanie du sacrosaint critère utilitaire : nous feignons de croire qu’il est capable de < justifier > la Pataphysique alors que nous savons de science sûre que la Pataphysique n’a pas à être justifiée et que corrélativement la JUSTIfication est une notion aberrante (ou n’a de sens que comme spéculation pataphysique).
    Alors notre attitude est en apparence exactement semblable à celle du Capitaine et cependant toute inverse. Pour le spectateur toutefois, < il n’y a comme point de différence >.
    (…)
  1. Cet exemple a été choisi, on le devine, parce que l’Utile est pour nous le plus obsédant et le plus implicite des critères spontanés, qui que nous soyons. C’est par référence à l’outil que l’homme se représente toutes choses : même des phénomènes qui n’ont rien d’humain et d’où il prétend bannir l’anthropomorphisme, même les abstractions et les théories : la mode < opérationnaliste > en est témoin. Même le désintéressement se justifie par son incontestable utilité. Des philosophes font l’épluchage des critères et trouvent ça très utile !
    (…)
    < Inutile > de dire que cet utile n’ est pas nécessairement utile, mais seulement imaginé comme tel et que les plus abracadabrantes interprétations en sont quotidiennement données par les esprits réalistes. Nous sommes ici sur le terrain pataphysique le plus solide.
  2. Apparenté à l’utile et son proche voisin,-un peu moins instrumental ou technique, un peu plus organique et rustique -il y a le salubre ou le sain.
    Les religions à mystères, la plupart d’origine oriientale, qui se répandirent dans le monde méditerranéen aux derniers siècles précédant l ‘ère vulgaire ( et dont la plus triviale, le christianisme, s’est pacotillisée dans le succès) inculquèrent le critère du Salut. Et avec tant de force que notre éducation conceptuelle, aujourd’hui encore,nous empêche d ‘en saisir les sens et les implications, qui apparemment se rattachent à l’utile mais s’en écartent métaphysiquement et pratiquement.
  3. Si nous poursuivons l’énumération (simplement pour éveiller l’attention à l’étendue des inondations )nous trouvons immédiatement le Bon ( cet entrecôte est bon, ce livre est bon, ce poème est très mauvais ), le bien et le mal, et, s’en suivent toutes les moralités. Et nous arrivons ainsi aux idées les plus convenues, et même réputées telles, mais qui, malgré cela, n’en sont pas moins des critères révérés. Le vrai et le faux, avec la précision purement notariale (signe des temps) de l’authenticité… Le fait, le réel, … La nature, le naturel, avec leurs variantes empruntées à d’imprécis vocabulaires scientifiques : normal, anormal…
    Il y a toute la mythologie des pourcentages et des chances dénombrées, dont le prestige neuf restaure un vieux culte pré-chrétien… Il y a l’humain (…) … la vie, la mort ( très curieux critère dernier, à l’autorité duquel j’ai vu se rendre les mieux armés et dans les circonstances les plus conventionnelles)… Etc. etc, etc…
    Des étourneaux prennent pour souverain critère la logique, voire la non-contradiction, sans même se demander s’il ne s’agit pas là de simples commodités du discours, ni s’apercevoir qu’ils y manquent autant de fois qu’ils s’y réfèrent.
    Il n’est pas jusqu’aux rabâchages de la mode (vestimentaire ou scientifique), aux idées < dans le vent > aux ersatz conceptuels d’une saison, qui ne nous servent à fonder, à discriminer, à trancher, sous le voile béni de l’implicite. Psychanalyses, pensée sauvage, moralités (oui) sur l'< aliénation>, théories (ou plutôt vérités premières) de la société de consommation, démystifications, histoire des civilisations surclassant l’histoire événementielle, < avant-garde > esthétautologies…
    Ne parlons pas des postulats doctrinaux, politiques, thérapeutiques, commémoratifs et commisératifs… Je ne puis qu’en passer.
  1. Est-il insolent de rappeler que, pour des pataphysiciens, ces critères, loin d’être des moyens d’observer et de discriminer, ne sont et ne peuvent être que des objets d’observation et de discrimination ?
    Nous le savons fort bien! Nous savons que si les critères d’autrui sont pataphysiques, ceux du pataphysicien le sont tout autant mais sont explicitement proclamés comme tels ( cf Statuts 1,1 ). La difficulté commence au moment où il s’agit de ne plus se laisser prendre : les pièges les plus puérils sont les plus efficaces et les contagions de la langue parlée ou écrite infectent les mieux avertis…
    (…)

Dans le même sens, à propos de l’origine des critères,
cette page de Spinoza, Ethique, Appendice au livre 1.
 
< Une fois qu’ ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux, et juger le plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D où vint qu’il leur fallut former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur : et parce qu’ils se croient libres, de là naquirent les notions que sont la Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite… Et donc tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, ils l’ont appelé Bien, et ce qui leur est contraire, Mal. Et parce que ceux qui ne comprennent pas la nature des choses, mais se bornent à imaginer les choses, n’affirment rien des choses, et prennent l’imagination pour l’Intellect, à cause de cela ils croient fermement qu’il y a de l’Ordre dans les choses, sans rien savoir de la nature ni des choses ni d’eux-mêmes. Car, quand elles ont été disposées de telle sorte que, lorsqu’elles se représentent à nous par les sens, nous n’avons pas de mal à les imaginer, et par conséquent à nous les rappeler, nous disons qu’elles sont en bon ordre, et, sinon, qu’elles sont en désordre, autrement dit confuses. Et puisque nous plaît plus que tout ce que nous n’avons pas de mal à imaginer, pour cette raison les hommes préfèrent l’ordre à la confusion ; comme si l’ordre était quelque chose dans la nature indépendamment de notre imagination ; et ils disent que Dieu a tout créé en ordre, et de la sorte, sans le savoir, ils attribuent à Dieu de l’imagination. A moins peut-être qu’ils ne veuillent que Dieu, pourvoyant à l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de telle sorte qu’ils aient le moins de mal possible à les imaginer… >


AUX ECOUTES DU LANGAGE DE NOTRE TEMPS
Marie-Louise Aulard, Subsidia pataphysica 1

< Nul n’est plus positif que le pataphysicien : déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et cueillir avec même avenance.  » Tout m’est fruit en ce que, Nature, m’offrent tes saisons  » . L’hostilité ne l’effleure même pas. Il n’ a rien contre ce que le vulgaire appelle délire ou insanité, ni contre ce que les habiles traitent de sottise… > Testament

< Le langage de notre temps. Vous avez déjà entendu cela quelque part. C’est une référence. C’est un critère. C’ est un patronage. C’est un devoir. C’est même bien plus encore : une garantie contre le danger d’être mis au rencart. (… ) Bref, nous assistons à un phénomène banal en son essence ( l’essence est par essence banale, à cause du général ) mais pittoresque et folklorique dans ses modalités, pour peu que l’observateur prenne un peu de recul. Rarement le flot des vérités premières et des simplismes majestueusement conformes n’ a mieux été déguisé en < originalité créatrice > et en réflexion rajeunissante.
Chaque époque a ses lieux communs : c’est même par eux qu’on en définit < l’esprit > et que, par une inférence tendancieuse, on cherche à définir aussi les oeuvres, même novatrices, qui l’ont marquée. Mais notre époque, elle, a un < privilège > (…) c’est qu’en face de l’ornière traditionnelle, l’ornière moderniste n’est pas moins profonde, collante, directrice.
Voici la mirobolante grâce du langage de notre temps : qui le parle a nécessairement et préalablement son quelque chose à dire de omni re scibili et il a l’air < progressiste > voire < d’avant-garde >. Cet air et son prestige font d’ailleurs partie de cette camelotte conceptuelle.
Il y a là pour le pataphysicien un merveilleux champ d’exploration et de découvertes. L’ authentique, l’inquiétant, le privilège, le dépassé et le dépassement, le dialogue (et il y en a !), le sentiment d’être concerné ( le devoir de se sentir concerné )… mais je suis imprudente d’amorcer une énumération de substantifs ( terriblement insubstantiels ), car le langage de notre temps est aussi une grammaire, une syntaxe, parfois une simple prononciation (…), en tous cas, autant qu’un vocabulaire, un code de petits ramas conceptuels ou semi-conceptuels… Et même si cet article s’allongeait pour se doubler et se tripler, il ne cernerait même pas le < problème > – car voilà encore bien un mot du langage de notre temps au moins dans son abus ) mais le magma ou la capilotade… >
( … )
Mon but est seulement d’ouvrir une chronique : aux écoutes du Langage de notre temps… >


LE MYTHE DU GENERAL

Carlos Huancabamba, Subsidia Pataphysica 1

  1. Il n’y a de science que du général. Aristote ( sans probablement songer à la Cinquième République ) l’a dit. On ne pense que le général. Pour notre cogiterie, il n’y a pas de choses concrètes et particulières. Dès qu’on pense, même le détail, on ne le fait que par des généralités. Le poète aussi, le poète surtout.
    Eh, que fais-je en ce moment ?
    Dieu seul, d’après les meilleures informations, serait capable de penser ce porte-plume que je tiens, dans sa singularité : unique parmi tous les porte-plume et distinct d’eux tous.
    Bon. Tout cela est connu ( ou pourrait l’être ). C ‘est ce qu’on appelle communément mais assez baroquement de la philosophie.
  2. Or être pataphysicien, c’est prendre le contre-pied de cette attitude : la ‘Pataphysique est dite < Science du Particulier >. Même le général, le rare général, ne sera pour elle que l’exception… C ‘est-à-dire encore un < particulier >. Ce qui revient à dire qu’on ne pense pas.
    (… ) Où sont les Pataphysiciens ?
  3. Ils pensent avec des mots, comme un chacun. Non avec leurs mots, mais fatalement avec l’obscur dialecte de la tribu et du forum, cet ensemble de grognements, de glapissements, d’éructations et de pépiements qui servent à la communication. Communication de quoi ? Eh bien, pour achever ces préliminaires, disons-le aussi.
  4. Croire que le langage < communique > quoi que ce soit est une naïveté. Tout le gratin de la littérature internationale découvre présentement cette vétuste idée. La communication ne communique que la communication. Vous conversez avec autrui : que dites-vous ? Requises politesses et captieuses banalités, inévitables gentillesses assaisonnées de spirituelles et aimables perfidies -et puis, des signaux exigés par le carrousel collectif, signaux souvent plus techniques et moins vides en apparences, mais qui très exactement sont de même sorte : il ne s’agit jamais, atouts ou petites cartes, que du jeu de belote co-obligatoire.
    Quant à vous exprimer vous-même ou à dire quoi que ce soit qui en vienne, c’est une autre affaire : le quiproquo surgit sans délai. Tout ce que vous dites signifie uniquement le fait de dire, la simple adhésion à la fonction parlante, en un mot l’acte de foi social.
  5. Et, de fait, le langage, que les exhibitionnistes prennent pour l’expression de la pensée, n’est qu’une fonction sociale, les notaires le savent bien. Les mots sont généraux et ne sont que cela. Les noms dits < propres > eux-mêmes sont terriblement communs, même Basin ou Oriane que Proust a trouvés ( et c’était nécessité ) dans le fonds collectif. Communauté, Vulgarité, Identité ( c’est-à-dire nullité ).
    Si nous revenons au Pataphysicien, nous nous demanderons, non sans une littéraire angoisse, comment avec un pareil < matériel > verbal, il pourra tenir sa gageure.

(…)

  1. Le Pataphysicien a le recours de jouer. Toutes les constatations élémentaires que nous venons de rappeler, il les connaît. Il n’adopte le langage de la tribu que par la fiction, parodiquement ou entre guillemets. Suivant l’expression usitée dans le Collège, il a même le droit < d’en rajouter >. Du moment que c’est lui qui parle, cela change tout. Ce qui était conformisme, adhésion, platitude, devient fronde, surérogation, trait d’esprit. ( C’est tout ce que méritent les généralités ). Et même, peut-on dire et il le faut, c’est cette surérogation qui -seule- donne une espèce de sens ou de finalité à la confusion ambiante.
    ( … )
  2. Les parodies volontaires ne sont pas (de beaucoup) les plus parodiques ; les lecteurs de la série des Cahiers l’ont parfaitement saisi en étudiant les Epiphanies et les Béatitudes. L’involontaire parodie est la plus riche et la plus convaincante. Mais alors, DE QUOI est-elle la parodie ? Si toutes les divagations théoriques d’Anaximandre à Einstein ne sont que parodie, ne manquons-nous pas, en face de cette notion négative et vacante, du terme positif et systématique ? Est-ce une autre insuffisance de notre langage ou pouvons-nous y feindre quelqu’avertissement pataphysique ?
    Quoiqu’il en soit des réponses, remarquons-le, nous ne nous éloignons pas d’un millimètre de la ligne de ce rudiment : nous avons constaté tantôt que ce qu’on appelle penser est impossible, en un mot, qu’il y a là une étourdissante < fiction de fiction >. Et que l’homme ensorcelé par la pataphysique du langage ne peut en toute cette gasconnade conceptuelle que se nourrir de viande creuse.
    Non seulement l’idéologie est la plus naïve et la plus enfantine des pataphysiques involontaires, mais elle est par essence bourgeoise ( au sens marxiste ou flaubertien). Si nous pêchons au hasard des exemples modernes, l’idéologie marxiste ou l’idéologie psychanalytique le sont -tant dans la façon dont on les pense que par la personne même de leurs créateurs – d’une façon si évidente qu’on pourrait ( ‘pataphysique exceptée ) s’étonner que nul ne s’en avise, ou si peu.
  3. Aussi, le seul usage positif que nous puissions reconnaître aux généralités – usage pour le Pataphysicien s’entend – ce serait l’évacuation des généralités. Ce positif serait négatif.
    N ‘est-il pas édifiant de voir la philosophie se neutraliser elle-même par son histoire ? A l’époque moderne, mis à part quelques faux-semblants, la philosophie ne peut plus être qu’un recensement des précédentes théories, c’est-à-dire un musée des curiosités doctrinales. La phénoménologie est la feuille de vigne de cette impuissance. Dans l’immense forêt des opinions, bien peu cherchent encore à se frayer une voie vers une clairière désespérant en tous cas d’atteindre une orée. Seuls quelques amateurs d’apocalypses en chambre font encore semblant de se croire, petits Hegels, le terminus ad quem des siècles, qu’ils n’osent pourtant méconnaître.
    N ‘était-ce pas d’ailleurs, mutatis mutandis, le siège du prudent Aristote, à ceci près qu’il imaginait, en nous parlant de ses prédécesseurs et de lui, une approche d’une Vérité qui ne se distinguait pas de l’Etre.
    Or en cela, comme en bien d’autres points, il était tout simplement le modèle de nos actuels savants.
  4. Ceux-ci sont pour la plupart moins avancés que leurs cousins philosophes, acculés, eux, à la neutralisation. Quoiqu’il soit de mode depuis longtemps dans les milieux scientifiques de refuser à la < science > toute valeur explicative, néanmoins on s’aligne sur ceux que j’appelais en philosophie les amateurs d’apocalypse et on tâche autant que possible de se prendre pour un aboutissement nécessaire, séculaire et perfecteur. Souvent cette ingénuité est cuirassée d’une étrange ignorance ( ou ce qui revient au même d’un caricatural demi-savoir ) concernant tout ce qui a précédé.
    Qu’elle soit fondée sur une sorte de dédain provoqué par les gros lots décrochés à la loterie technique, cela va de soi. On est enclin, après le succès, à oublier le nombre des billets souscrits. Et il est pieux de croire que ces coups de veine ou ces heureux tours de main sont dus aux niagaras de généralités, pourvu qu’elles aient revêtu des falbalas mathématiques. C’est ce qui permet de méconnaître en quels ronds, séculaires ou millénaires, elles ne cessent de tourner.
    Pour leur propre < compte > ( c’est le cas de le dire ), les mathématiques, surtout depuis leurs récents avatars – ce qu’on appelle les mathématiques < nouvelles> – ont offert un merveilleux moyen d’expression aux généralités les plus générales. En découvrant notamment ( avec vingt-t rois siècles de retard ) les ivresses de la logique formelle, no sactuels abstracteurs ont porté à une perfection encore inégalée l’art d’enfoncer les portes ouvertes. Dans quelques siècles on ne pourra comparer ces orgies tautologiques qu’à celles de la scolastique finissante – au désavantage sans doute de celle-ci (ce qui manifestera encore le Progrès) Maints autres exemples se pressent sous notre plume. Que ceux-ci suffisent à illustrer l’idée fondamentale de l’évacuation des généralités par elles-mêmes dans l’état qui précède immédiatement l’accession à la spéculation pataphysique délibérée.
  1. Mais de cette évacuation bien peu sont conscients, même parmi ceux que prépare la lassitude des simagrées conceptuelles. Au contraire une frénésie du général semble galvaniser nos contemporains. Jamais -alors même que les sciences vulgaires s’avouent maintenant incapables de réaliser leur synthèse et creusent de plus en plus les fossés qui les séparent -jamais la vogue des solutions générales et unifiantes n’a été si grande, ni,ajoutons-le, si prosélytique et si indiscrète.
    Ceux-là mêmes qui méprisent les simplifications des anciennes métaphysiques et qui parfois ont l’expérience personnelle des discords des < sciences positives >, n’hésitent pas à vous proposer ou imposer la méthode ou la dialectique si bellement générales qu’elles résolvent sur le papier toutes les incohérences de la nature, de l’histoire et des sociétés, non moins que, par-dessus le marché, les susdits discords.
    On n’ a pas conscience -mais comment < on > le pourrait-il ? -que poser le problème en termes de cohérence et d’incohérence est déjà, en fait de généralisation, un estropiement continu de toutes choses, et rien de plus.
    Reconnaissons que nos ancêtres, même en leurs plus folles lubies de généralisation métaphysique ou théomythique, réservaient des mystères où leur toise ne mesurait plus, et des miracles qui échappaient aux catégories préposées ; si bête que ça nous semble, c’était moins simpliste que ce que nous faisons.
  2. Dans ce raz-de-marée des synthèses modernes, il est bien rare que le pataphysicien surnage autrement qu’en paroles. Et encore. On comprend ce que nous disions plus haut : atteint par l’épidémie, il finit par transformer la Pataphysique ( qui, alors, ne mérite plus l’apostrophe ) en une généralité victorieuse qu’il est fier, ce bon petit, d’opposer aux autres généralités, considérées comme rivales !
    Il n’y a plus pour lui d’évacuation. La Pataphysique, au lieu d’être la ‘Pataphysique, n’est plus qu’une théorie, c’est-à-dire rien de plus qu’un flatus vocis. Sans vouloir accrocher le portrait des vieux nominalistes dans notre galerie d’ancêtres, accordons-leur d’avoir préparé le terrain, à leur façon.
  1. La Pataphysique est inhumaine ( si nous admettons l’humain selon la consommation qu’en font nos contemporains ).
    Penser est le propre de l’homme ? Eh bien, le Pataphysicien ne pense pas. Il considère le spectacle des autres qui pensent : c’est d’ailleurs pour s’apercevoir que les autres ne pensent pas plus que lui, mais feignent de penser. Il sait donc.
    Cette inhumanité consiste ainsi, on le devine, à ne point participer. C’est le retrait (…) qui a été célébré par nombre de nos auteurs. Psychologiquement, une traduction de cette attitude, correspond au < soupçon >, qui serait le < salut-pataphysique> c’est-à-dire précisément un non-salut.
    La difficulté des difficultés, custos quid de nocte ? c’est que, bon gré mal gré, nous participons. Les Pataphysiciens comme les autres. Participation biologique, sociale, verbale, livresque. Les Gestes et Opinions , sinon la Pataphysique elle-même ( qui est ontogénique et ante secula ), nous sont transmis à l’intérieur de cette participation.
    Alors ?
    Alors notre méthode, notre ascèse, notre yoga, c’est de considérer le fait de cette participation (…)
    : considérer le fait de cette participation et ne le tenir que pour un événement particulier, extrêmement limité et circonscrit ( ce qui n’a rien d’exagéré ), lui refuser, en pleine connaisance de cause, toute valeur générale.
    En ce qui concerne la participation verbale et livresque, ce sera de tenir les idées générales pour de simples événements particuliers survenant chez les individus particuliers – suivant les meilleurs traditions du nominalisme médiéval.
    (… )
    Pourtant, sans phrases, reconnaissons qu’il s’agit d’un numéro d’équilibriste. Mais quoi, ça dure ce que ça dure : une vie humaine est vite passée. Et comme vous êtes sûr de n’en tirer aucun profit, alors vous n’êtes pas gêné.
    C ‘est là l’aspect sévère de la ‘Pataphysique ? Il en est d’autres, assurément, et beaucoup.
    Nos maîtres, l’auteur du Don Quichotte, celui du Cymbalum Mundi, celui de Gulliver et le Rabelais qui écrivit ( et qui ne fut pas celui des humanistes ) nous ont montré des chemins. Allons donc et trouvons-en d’autres, même et surtout si ce ne sont que venelles traversières.

TESTAMENT DU DOCTEUR SANDOMIR
( Spicilège… ) 

Allocution Prononcée à l’ Inauguration de l ‘Expojarrysation
 
< La Pataphysique n’éclaire pas plus qu’elle ne doit éclairer. C’est ce qui évite les orgies du salut. Nous n’avons, ici, pas même à souhaiter que ceux qui ne doivent point voir ne voient point. Nous n’ avons pas plus à souhaiter que ceux qui voient, voient. Il vaut même mieux qu’ils ne voient pas trop. Que les choses et les causes restent closes dans leur ténèbre intérieure et nourricière, afin que la Pataphysique surabonde >

Du sérieux et de la Pataphysique Prothèses du 15 clinamen 78 de l’Ere Pataphysique.

Sa Magnificence : … Le vulgaire ( et j’entends par là principalement les grands esprits ) prend Ubu pour une rigolade, passez-moi le mot. Pourtant, au vrai, il n’y a peut-être rien, Faustroll excepté, de plus valablement et fondamentalement < sérieux >.
Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Ah ! Votre Magnificence apporterait à l’accroissement universel des lumières une inestimable contribution, en définissant une bonne fois en quel sens nous entendons le sérieux.
Sa Magnificence : Le définir ? Mais c’est limpide cher Provéditeur Général Adjoint et Rogateur.
C’est la vertu même incarnée par Ubu. Et pour être tout à fait précis : le sérieux , c’est la Pataphysique.
Nous autres, pataphysiciens, tout comme Jarry lui-même, ne sommes point des amuseurs, des farceurs, des clowns ( ainsi que de Jarry le prétendait feu Gide ). On se méprend sur le caractère de farce qu’eut, à l’origine et de dehors ( mais l’enfance au jeu et l’adolescence est imperturbable ), la geste royale d’Ubu. Et quoiqu’il en soit, Jarry l’a promu à cette précellence que vous avez, cher Provéditeur Général Adjoint et Rogateur, paradigmatiquement exposée.
Nous sommes donc sérieux et j’ajouterai ( car c’est ici que tout s’éclaire ) il n’y a que nous à être pleinement, totalement et surabondamment sérieux et à nous prendre authentiquement au sérieux.
Ajoutons pour être complet qu’il n’y a que nous qui ayons à le faire.
Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Ainsi les gens sérieux…
Sa Magnificence : Les gens dits sérieux ne le sont pas ; ou dans la mesure où ils le sont, c’est qu’ils participent de la Pataphysique. Et certes, heureusement, ils en participent tous mais sans le savoir ou vouloir l’admettre. C’est cette induration qui rend leur sérieux lourd, pesant, indigeste – humain, comme ils disent d’un mot glaireux.
A ce titre, l’est aussi leur rire, qui se veut tant de justifications et de bons motifs.
Néanmoins et malgré son infirmité et son infériorité par rapport au sérieux consciemment pataphysique, leur sérieux impayable est, par le miracle de l’Ontogénie Pataphysique, générateur de maint geste et parole, où s’illumine soudain ce que nous appelons des épiphanies.
Ainsi énoncent-ils des choses admirables, sans comprendre qu’elles le sont, ni surtout en quoi elles le sont.

Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Donc le sérieux des gens sérieux est louable ?
Sa Magnificence : Cela va de soi. Et c’est ce qui fait que les pataphysiciens qui s’ignorent éprouvent, comme nous le disions, le besoin de justifier leur rire, en montrant qu’il a des raisons et des fondements : car ils reviennent ainsi à la Pataphysique, puisque toute justification est et ne peut être que pataphysique.
Et en ce sens, rien n’est plus pataphysiquement sublime que de voir cet involontaire hommage à la Pancrène Pataphysique d’où jaillissent tout savoir et tout être.
Pour nous et à l’instar de Faustroll, nous recherchons le rire à simple titre d’explication scientifique et, mieux encore et surtout, nous recherchons le sérieux comme nous recherchons l’explication, uniquement parce que sérieux et explication ont un stigmate pataphysique.

Expliquer la pataphysique ? Prothèses du 15 clinamen 78 de l’Ere Pataphysique

Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Si telle est la nature quiddative de l ‘explication, il est donc vain d’expliquer la Pataphysique ?
Sa Magnificence : Non seulement vain mais pataphysique.
Eh oui ! Tel est le paradoxe. Tous ces petits pédancules qui croient expliquer Jarry et son cas ( on vit cela de son temps même ) par la psychoanalyse, la poësie, l’homosexualité ou la parthénogénèse, la psychologie pathologique, la sociologie, l’ontologie ou l’humour noir, ne s’aperçoivent pas qu’ils font de la pataphysique !
Seule d’ailleurs, la Pataphysique non pas s’explique, mais se pose elle-même, en un cercle vicieux proclamé, assenti et avoué. Seule aussi la Pataphysique est capable de rendre compte de la psychoanalyse, de la poësie et du reste. Nous disons bien le reste, c’est-à-dire tout et les au-delà de tout.
Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Ainsi pour Votre Magnificence, c’est, par exemple, à la Pataphysique d’expliquer la psychanalyse et non, comme deux olibrius l’ont tenté naguère, à la psychanalyse d’expliquer la Pataphysique ?
Sa Magnificence : Cela choit sous le sens. C’est même, en l’espèce, particulièrement sonnant. Même aux yeux du critique vulgaire, il devrait être évident, nous semble-t-il, que le psychoanalyste est dupe de lui-même et succombe à des obsessions.
Le Provéditeur Général Adjoint et Rogateur : Il n’est que de feuilleter Freud pour découvrir -non sans pataphysique jouissance- qu’il fait sans s’en douter sa propre psychanalyse plus que celle de ses malades…

L’homme, l’humain, la personne, la société Testament du docteur Sandomir

  1. Jamais plus qu’en ces temps, on a parlé d’Humain, d’Humanité, voire d’ < homme humain >, et même de Personne ou de Personnalisme : notions grossièrement propinatoires -ou, ce qui revient au même, spécifiques de l’éloquence ministérielle aux comices culturels et aux distributions de prix virtuels. On couronne de tous les lauriers, on nimbe de toutes les auréoles cette moyenne, cette absence, cette nullité.
    Car n’est-ce pas ce que signifie le mot personne ?
    L’homme n’est pas. C’est une Persona, un masque posé sur l’animal qu’on suppose, pour la commodité de la démonstration, le plus évolué de tous. Ou encore c’est un rôle appris et plus ou moins su, comme ceux des pensionnaires de l’Ile du docteur Moreau. Fiction théâtrale et dont les seuls spectateurs sont d’autres cabots.
    (…)
  2. Or, contrairement à ce que croient les penseurs laïques et progressistes, l ‘Homme à majuscule est qualifié bien plus prétentieusement que ce simple Dieu (…) L ‘ < H > omme se prétend réel : il entoure cette irréelle réalité de fictions juridiques destinées à la garantir et, dans sa simplicité, il les veut croire insérées dans un ordre naturel ou historico-dialectique.
    Qu’elles ne soient pas moins illusoires que cet ordre lui-même, c’est pourtant ce que lui démontreraient l’histoire et la vie, si la démonstration comme l’histoire et la vie, n’étaient elles-mêmes de scurriles chimères, des contes féériques ou des moralités puériles, trop visiblement exigées par des adultes apeurés et talonnés du besoin de se rassurer.
    Tel un diplomate que des anthropophages préparaient pour la cuisson, l’ Homme revendique des égards ! il trépigne enfantinement en songeant qu’il sera balayé comme les homériques feuilles d’automne. Et il n’arrive pas à saisir, tout en le soupçonnant pourtant, que ces égards sont uniquement et prépondérament pataphysiques.
  3. Cette société de Personnalités kantiennes, insondablement imaginaire, comme de < Juste >, et de surcroît totalement inopérante comme on le voit dans les guerres ou les scènes de ménage, n’offre, en dernier ressort, aucune différence de détente avec les sociétés cannibales de la Papouasie. A peine une différence de puissance, et encore ce point est-il bien suspect !
    L’excellence humaine < fin en soi >, au lieu d’être culinairement appréciée et dégustée, l’est sans doute < moralement > ; mais puisque notre vocabulaire propose le mot bon aussi bien à propos du jambon que de Saint Vincent de Paul, il suffit de rappeler avec quelle gourmandise les responsables, quels qu’ils soient, chefs, réformateurs, améliorateurs, couvrent des yeux ceux qu’ils vont par leurs dialectiques, accommoder aux fricassées exaltantes de la Pensée ou de la politique. Qui dira cette faim des fins ?
  1. En face de ces sociétés voués à l’anthropophagie directe ou dérivée, le Collège de ‘Pataphysique apparaît comme une société intégralement sociétaire. Sans doute la seule (…)
    Si en effet on compare ce Collège avec d’autres institutions sociales, on infèrera qu’il porte jusqu’à l’Acrote suprême, pour reprendre encore ce terme péripatétique que nous avons déjà appliqué à Dieu et au Père Ubu, les déterminations spécifiques de la Socialité pure, qui, toutes, sont issues de la Fictivité.
    Point n’est besoin de remonter jusqu’à la < grimace > de Pascal, jusqu’au < contrat > du bienheureux Jean Jacques Rousseau, jusqu’à la < convention > d’Auguste Comte, ou aux < idéaux collectifs > de l’aimable Durkheim, pour manifester la nature fabulatrice des relations sociales, déjà énoncée par Epicure.
    N ‘est-il pas EVIDANT (sic) que les membres du groupe feignent de croire à cette fiction puisqu’ils n’hésitent pas le cas échéant à agir en dehors d’elle, surtout si c’est sans risque grave. Durkheim fait même pataphysiquement remarquer que ces risques, déterminées par des fictions psychologiques ( crainte de l’opinion, etc. ) sont le plus souvent eux-mêmes de telles fictions. Ce non-obstant, la société ou plutôt les sociétés entrecroisées tâchent à passer pour réelles au moyen d’artifices spécieux tels que mise à mort ou destructions.
    ( … )
  2. De là cette étrange et moderne forme de suffabulation qui s’appelle la < pensée sociale >, variante de l’ancienne prédication morale, et qui tâche à imprimer sa marque sur la socialité elle-même, comme pour traduire en mythe son origine et de sa genèse. Que de souffrance et d’incroyables labeurs exigés ! Et que dérisoire, au bout d’un simple siècle, apparaît leur but !
    Dérisoire ou historique !
    Tout au plus cette luxuriance d’agitation est-elle estimée grandiose pour elle-même : songeons aux angoisses qu’a causé le iota qui distingue homoousios de homoiousios ; songeons à l ‘expansion d’une doctrine quelconque qui, très vite, ne semble plus qu’un fait social alors qu’elle fut pour ses apôtres une raison de vivre et un axiome de belle inconscience…
    (…)

L’Histoire irrationnelle. Testament. Michel Nostradamus ou l’Avenir est-il un poème ?

  1. (… ) Nostradamus, en effet, n’était ni un charlatant ni un fou. Il croyait à ses présages, mais d’une façon beaucoup moins absurde que ses commentateurs. Il suffit pour s’en convaincre, de lire attentivement sa longue Epitre à Henri 2 et la Préface adressée à son fils César.
    Dans ces deux textes magistraux, sous les réticences de longues phrases précises et qui semblent toujours se dérober dans les replis d’une syntaxe mallarméenne, on découvre peu à peu la grande idée, dont Nostradamus fait le postulat de l’évolution universelle. Ce postulat, c’est qu’il n’y a pas d’évolution ni au fond, d’histoire.
    ( … ) Quels que soient les détails des institutions, les structures sociales ou économiques, les individualités en jeu, c’est toujours le même drame qui se joue : les faibles écrasés, les forts occupant toute la scène par leurs folies et leurs crimes, et, brochant sur les calamités suscitées par l’homme, celles que prodigue une nature aveugle…
  2. ( … ) Ce profond psychologue a bien vu que seuls les imbéciles prennent le monde pour un discours bien ordonné avec un commencement et une fin. Cette réalité, qui revient éternellement sur elle-même, est toujours non seulement contradictoire, ce qui serait trop simple, mais indéfiniment ambiguë ; de toutes parts elle déborde cette logique étriquée qui n’est que grammaticale… Nostradamus n’aurait pas eu besoin d’inventer le surréel : pour lui le réel ( même le réel objectif ) était déjà entièrement irrationnel.
  3. (… ) Ce n’est pas le moindre mérite de ce prophète que de croire à l’imprévisible, en cela moins naïf que nos théoriciens politiques et scientifiques, qui n’ont point frayé avec la peste. On ne doit pas connaître l’avenir si l’on veut vivre. On ne doit même pas révéler cette philosophie désespérante qui est la base de la pronostication. On n’en peut parler qu’à mots couverts. Les peuples ne le supporteraient pas.
    Le prophète consentirait à en faire part au roi, qui, comme tel, ne doit plus guère avoir d’illusions ; et, s’il venait en notre temps, il reconnaîtrait l’utilité psychologique des illusions dialectiques sur l’évolution sociale ou seulement des inspirations historiques d’un récent sartrisme.
    Ces naïvetés, opiums dérisoires qui répondent au besoin de croire en une époque ( présente ou future ), sont nécessaires à ceux qui ne trouvent pas en eux-mêmes assez de force pour pressentir, à la suite de la vieille mythologie du verbe, que le déroulement du monde n’est qu’un poème, et comme tout poème, à la fois nécessaire et imprévu…
    ****
    On mettra en regard les quelques lignes célèbres de David Hume, Enquête sur l’entendement humain, 8, à qui fut reproché son « manque de sens historique ».
    Le ‘pataphysicien, à l’instar du grand sceptique écossais, est aux antipodes de nos sociologues contemporains, lesquels ont exagéré à plaisir la spécificité des pensées et des sentiments sociaux :
    « Tout le monde reconnaît qu’il y a beaucoup d’uniformité dans les actions humaines, dans toutes les nations et à toutes les époques, et que la nature humaine reste toujours la même dans ses principes et ses opérations. Les mêmes motifs produisent les mêmes actions ; les mêmes événements suivent des mêmes causes. L’ambition, l’avarice, l’amour de soi, la vanité, l’amitié, la générosité, l’esprit public : ces passions, qui se mêlent à divers degrés et se répandent dans la société, ont été, depuis le commencement du monde, et sont encore la source de toutes les actions et entreprises qu’on a toujours observées parmi les hommes. Voulez-vous connaître les sentiments, les inclinations et le genre de vie des Grecs et des Romains ? Etudiez bien le caractère et les actions des Français et des Anglais ; vous ne pouvez vous tromper beaucoup si vous transférez aux premiers la plupart des observations que vous avez faites sur les seconds. Les hommes sont si bien les mêmes, à toutes les époques et en tous lieux, que l’histoire ne nous indique rien de nouveau ni d’étrange sur ce point. »
     

Se foutre du monde. Message au peuple Normand et autre
( …) Mais osez donc penser à la virilité de l’expression consacrée : se foutre du Monde.
Osez penser le Monde, en tous ses sens, comme nous y invite Julien Torma, aussi bien le Monde où l’on va, le demi-monde, le grand monde, que le Monde cosmique du Bon Dieu et de monsieur Einstein.
C’est de tous ces mondes curieusement réunis en un seul par un décret du Vocabulaire, qu’Alphonse Allais, sciemment, naturellement, impromptement, pondérablement et impondérablement, civilement et militairement, à temps et à contre-temps, die ac nocte, en un mot, pataphysiquement, trouve -au sens éminent du terme !- trouve surnaturellement simple de se foutre.
(…) On nous dit cette jeunesse avide de l’idéal qui lui manque : n ‘est-ce point là celui qu’elle attend et qu’il urge de lui produire…
( …)

La pensée religieuse. Action de Grâces émise le Premier Décervelage 82 de l’ Ere pataphysique.
( … ) On conçoit mal que la pensée religieuse soit interdite au Pataphysicien, et que le blasphème ou la parodie en soient le seul accès. La < forme > religieuse n’a rien d’offensant ni de déconcertant : elle est pour nous une forme pataphysique parmi les autres, au même titre que la pensée de Marx et de Maurras, ou que de la poésie de Rimbaud ou de Jacques Delille.
L’irrécusable Pataphysicien ne saurait la considérer comme particulièrement étrange ou blamable. D’ailleurs l’hostilité est une forme de la naïveté qui relève de la pataphysique inconsciente et que le pataphysicien expertise scientifiquement comme toute autre pensée : cette hostilité est une forme de pensée religieuse au premier degré.

Epanorthose intimée le 22 absolu 83 de l ‘Ere Pataphysique sur le clinamen moral.
 
Le clinamen moral. Y a-t-il impertinence à ce que l’Homo Pataphysicus soit moral ?
Tout bien prémédité et conféré, on peut et on doit répondre qu’il n’y a point d’impertinence. Car on ne voit pas qu’on ait le droit de priver la Morale de ses titres pataphysiques : notre Devoir Pataphysique et Notre Charge exigent que nous l’affirmions ici solennellement.
La Moralité est une forme pataphysique aussi pataphysique qu’une autre.
L’Homo pataphysicus sera donc moral aussi bien qu’immoral : de sa moralité ou de son immoralité, ou, pour parler plus scientifiquement, de ses moralités ou de ses immoralités, il saura faire des motions ou des promotions consenties et assenties de sa Pataphysique personnelle -alors que chez le vulgaire elles n’en sont que des émotions, commotions et locomotions parfaitement ignorées et extrinsèques.
( … )

Le monde, mode de l’aberrance. Testament.
(…) Le Monde est une gigantesque aberrance, qui, d’ailleurs et de partout, se fond dans une infinité d’autres aberrances. Ce que nous en disons étant fiction de fiction.
La naïveté des hommes a nommé Raison ce qui n’est qu’une possibilité ( entre plusieurs ) de faire apparaître l’incommensurabilité de cette sur-aberration et de découvrir qu’elle n’est ni une, ni mutiple, mais ambigument chatoyante et coruscante : le moindre de ses innombrables reflets, le plus simpliste des mythes ou la plus géniale des intuitions, dès qu’ils sont possibles, ont tout crédit pour être mis au rang même de cette suprême et hyperstatique sur-aberration.
La Pataphysique contient tous les infinis.
( … )


AU SEUIL DE LA ‘PATAPHYSIQUE.

Au seuil de la ‘Pataphysique
par < Roger Shattuck >
Texte Doctrinal présenté en neuf langues
15 Clinamen 87 E.P.
( extraits )

 Avertissement
… Quelques-uns de nos intégristes -ou plutôt, ici, de ceux qui se croient tels car il n’est pas facile d’être intégriste en ‘pataphysique, -ont reproché au travail du Sme Roger Shattuck de trop donner à croire, malgré les précautions dont il s’entoure, que la ‘Pataphysique pourrait ressembler même de loin à une < philosophie >, à un < point de vue >, à une < Weltanschauung > et, qui pis est, à une philosophie, un point de vue, une Weltanschauung parmi les autres ! Il sied pourtant de rappeler que ce texte n’était qu’une présentation aux Américains du remarquable recueil d’oeuvres pataphysiques constitué par le numéro 13 de l’Evergreen Rewiev…
Pour la Sous-Commission des Révisions, Senninger, Provéditeur-Provecteur, etc…
S. P. zéro

Le monde est prêt pour la ‘Pataphysique -presque autant que pour l’exploration de l’espace. Située dans un espace intérieur où nous sommes à la fois le plus et le moins nous-mêmes, la ‘Pataphysique a toujours été. Toujours elle sera. A la différence des autres espaces, elle ne sera jamais conquise.
(…)
Qu’est-ce que la ‘Pataphysique ?
(… )
… il nous faut entreprendre la tâche en elle-même contradictoire de définir la ‘Pataphysique en termes non -pataphysiques.

  1. La ‘Pataphysique est la Science de ce domaine qui s’étend au-delà de la Métaphysique; ou bien :
    la ‘Pataphysique dépasse la Métaphysique d’autant que celle-ci dépasse la Physique
    -dans tous les sens ad libitum.
    Métaphysique est un vocable qui a le pouvoir de signifier exactement ce qu’on veut lui faire signifier : aussi sa popularité ne se dément-elle pas. Dans l’oeuvre d’ Aristote, il désignait simplement l’ordre de spéculations dont il était traité après les livres de la < Physique >.
    La ‘Pataphysique envisage l’univers réel dans sa totalité et tous les autres univers avec, -et professe qu’ils ne sont ni bons ni mauvais mais pataphysiques. René Daumal a écrit qu’il se proposait de faire pour la Métaphysique ce que Jules Verne avait fait avec la Physique. La ‘Pataphysique donc, pénétrant dans les au-delà quels que soient leur sens, nous invite à une navigation de découvertes et d’aventures au sein de ce que Jarry appelait l’Ethernité. C’est, bien sûr, en elle, que tous, nous vivons.
    *
  2. La ‘Pataphysique est la Science du Pariculier, des lois qui régissent les exceptions.
    Le domaine qui s’étend au-delà de la métaphysique ne sera pas atteint par des généralités de plus en plus vastes. L’erreur de la < pensée contemporaine > fut de le croire. Un retour au Particulier montre que chaque événement détermine une loi, une loi particulière. La ‘Pataphysique relie chaque chose et chaque événement non à une généralité ( qui n’est au fond qu’un moyen de souder ensemble des exceptions ), mais à la singularité qui en fait une exception. Ainsi la science pataphysique n’a pas à chercher de remèdes, à envisager de < progrès >, à sacrifier aux prétendues améliorations de l’état de choses : elle reste innocente de tout message.
    Science pure, la ‘Pataphysique est sans lois et ne pourrait par conséquent être hors-la-loi.
    *
  3. La ‘Pataphysique est la Science des Solutions imaginaires.
    Dans l’ordre du Particulier, chaque événement résulte d’un nombre infini de causes.
    Par conséquent la solution de tout problème particulier ( c’est-à-dire l’attribution de causes et d’effets ) repose sur un choix arbitraire -autre terme pour désigner l’imagination scientifique. (… ) La ‘Pataphysique fait bon accueil à toutes les théories scientifiques (…) : elle traite chacune d’elles, non pas comme une généralité, mais comme une tentative, parfois héroïque et parfois pathétique, pour apposer l’éthiquette < vrai > sur l’une de ces interprétations.
    Les étudiants en philosophie se rappellent peut-être l’Allemand Hans Vaihinger et sa philosophie du < als ob > : il enseignait (… ) que nous construisons notre propre système de pensées et de valeurs et que nous vivons ensuite < comme si > la réalité s’y conformait. L’idée de < vérité > est la plus imaginaire de toutes les solutions.
    *
  1. A l’égard de la ‘Pataphysique, tout est la même chose.
    Le pataphysicien non seulement n’accepte aucune explication scientifique définitive mais encore n’attribue de valeur à aucune valeur, qu’elle soit morale, esthétique ou autre : il tient ces valeurs pour de simples faits d’opinion. Le principe de l’équivalence universelle et de la conversion des contraires réduit l’univers considéré dans sa réalité pataphysique à des cas uniquement particuliers. Il est d’autant plus logique par conséquent que le pataphysicien puisse prendre plaisir au < travail > et réponde des manières les plus diverses aux appétits < normaux > ( et < anormaux > ) de la chair et de l’esprit, qu’il puisse parfois avoir des égards pour son prochain et même occuper un < poste responsable > dans la société.
    La ‘Pataphysique ne prêche ni rebellion ni soumission, ni moralité ni immoralité, ni réformisme ni conservatisme politique, et assurément ne promet ni bonheur ni malheur. A quoi cela rimerait-il quand tout est la même chose ?
    N.B. Rappelons que, selon l’aricle 11 des Statuts du Collège de ‘Pataphysique, celui-ci ( tout comme la ‘Pataphysique ) < n’engage à rien, mais au contraire dégage dans tous les sens du mot dégager et du mot sens >.
    *
  2. La ‘Pataphysique est, d’allure, imperturbable.
    Jarry fut pris par ses contemporains pour un plaisantin ou un fou. Tels furent les premiers effets du contre-sens commis.
    La ‘ Pataphysique n’a rien à voir avec l’humour, non plus qu’avec cette espèce de folie apprivoisée, bruyamment mise à la mode par la psychanalyse. La vie, c’est entendu, est absurde mais c’est parfaitement banal et il est grotesque de la prendre au sérieux. Surtout pour s’en indigner ou l’attaquer. Le comique et le sérieux sont identiques : le comique est un sérieux qui s’excuse par la bouffonnerie, le sérieux pris au sérieux est inexorablement bouffon. C’est pourquoi le pataphysicien reste attentif et imperturbable. Il n’éclate pas de rire, ne se met pas à jurer non plus quand on lui demande de remplir un questionnaire en quatre exemplaires sur ses affiliations politiques et ses habitudes sexuelles : au contraire, il couvre chacune des quatre feuilles de détails différents et également valables.
    Cette imperturbabilité lui confère l’anonymat et la possibilité de goûter l’entière profusion pataphysique de l’existence.
     *
  3. Tout est pataphysique ; cependant peu d’hommes mettent consciemment la ‘Pataphysique en pratique.
    Il n’y a pas de différence de valeur mais seulement d’état entre les hommes ordinaires et ceux qui sont délibéremment conscients de la nature pataphysique du monde et d’eux-mêmes. Le Collège de ‘Pataphysique ne vaut ni plus ni moins que l’Académie Française ou que le < Hilldale Garden Club Men’s Auxiliary Commitee of three on Poison Ivy Extermination >. Toutefois le Collège, lucide sur sa propre nature, peut jouir du spectacle pataphysique de sa propre conduite. Et quelle autre science que la ‘Pataphysique peut tenir compte de la conscience, de la < conscience de soi > qui se glisse perpétuellement hors d’elle-même pour pénétrer dans l’éthernité ? La monstrueuse gidouille du Père Ubu est figurée par une spirale que la ‘Pataphysique du Docteur Faustroll transpose en symbole de cette quête éternelle, tournant sans fin sur elle-même.
    Symbole ? Au point où nous sommes tous les mots, étants pataphysiques, sont équivalents.
    *
  1. Au-delà de la ‘Pataphysique, il n’est rien ; elle est la suprême instance.
    Tel l’apprenti sorcier nous sommes les victimes de notre connaissance -surtout de notre savoir scientifique et technique. Le suprême recours contre nous-mêmes réside dans la ‘Pataphysique. Non que la ‘Pataphysique puisse changer l’histoire; cette gigantesque improvisation du passé est déjà du ressort de la Science des sciences. Mais la ‘Pataphysique concède à quelques individus, sous des dehors imperturbables, de se transformer en leur particularité même : ainsi Ubu ou Faustroll, vous et moi. En apparence on peut se conformer méticuleusement aux rites et aux conventions de la vie civilisée, mais on considère ce conformisme avec le soin et la délectation d’un peintre qui choisit ses couleurs ou, peut-être, d’un caméléon.
    La ‘Pataphysique est une attitude intérieure, une discipline, une science et un art qui permet à chacun de vivre comme une exception et de n’illustrer d’autre loi que la sienne.
    **
    ( … )
    … Car le Collège lui-même est une manifestation exemplaire de la ‘Pataphysique, et voulue comme telle.
    Toute forme sociale est pataphysique, non moins que toute divagation culturelle. Société et culture sont par excellence les produits de solutions imaginaires considérées comme réelles. Elles sont ainsi doublement imaginaires : à un premier degré dans la mesure où elles sont fictions, et à un second degré dans la mesure où on ne les prend pas pour des fictions -et c’est ce caractère de < pataphysique au carré > qui, à notre sens , leur confère leur invincible puissance et leur curieux crédit sur l’esprit des hommes.
    Aussi le Collège de ‘Pataphysique, société culturelle, fait par son essence même surabonder la ‘Pataphysique. Par un ingénieux détour, il sert à chacun de prétexte pour satisfaire ses besoins sociétaires et son prurit culturel, sans dissimuler le moins du monde leur nature pataphysique, mais au contraire en acceptant cette nature, en la désirant, en la tenant pour une fin indissociable des fins suprêmes du Collège : séliger ( sic) les pataphysiciens qui ne s’ignorent pas de ceux qui s’ignorent ( i. e. tout le genre humain ) et promouvoir la ‘Pataphysique en ce monde et dans tous les autres.
    Ainsi les formes sociales et culturelles y sont des fictions tenues pour des réalités, mais ces réalités reconnues comme fictives sont considérées comme plus réelles que la réalité même, et cette nouvelle < réalité > est posé à la fois comme imaginaire et comme objective -et ainsi de suite : le Collège est pataphysique à la Nième puissance.

Message de Sa Magnificence le Vice-Curateur Opach aux Optimates et aux Membres du Collège de ‘Pataphysique 15 Absolu 93, Ethernité

C’est, je crois, ce pauvre Jouhandeau -« est-ce toi chère Elise » etc- qui disait : < Il faut se promener dans la vie avec horreur et calme >.
Bien sûr.
Mais pourquoi se promener ? quant à moi, je préfère m’asseoir : c’est plus confortable. Par ailleurs, je m’assure que, vues sous cet angle, il n’y a guère que deux catégories d’individus – d’où une caractérologie à la portée de tous : il y a ceux qui prennent soin de relever la partie mobile du siège et ceux qui préfèrent le contact direct de la faïence. Mais je ne veux mettre à ce constat, pour ma part, aucun manichéisme hâtif.
Puisque nous en sommes aux lieux communs, pourquoi ne pas considérer les questions qui viennent, d’un vol plus ou moins léger, se poser sur nous ? Comment se porte notre Collège ? Comment se porte la ‘Pataphysique ?
Que ne puis-je faire grimper notre ami Bosse-de Nage au plus grand arbre de la forêt pataphysique qui, bien entendu, nous cache les arbres ?
Car enfin, les définitions qui nous sont proposées ne nous soulagent que le temps d’une démangeaison. Pourquoi situer la ‘Pataphysique par rapport à la métaphysique, si cette dernière, loin d’être même un simple ilôt sur nos cartes marines, se révèle, à l’examen, une vulgaire chiure de mouche ?
Tenir la ‘pataphysique pour < la science du particulier > est un aimable paradoxe : mais jusqu’ici il a beaucoup trop servi à cautionner des généralités.
Il n’a guère servi qu’à couvrir des généralités. L’équivalence des valeurs, suggérée par Julien Torma, a été traitée inconsidérément. Dire que la ‘Pataphysique est une activité gratuite, c’est parler légèrement : rien n’est gratuit. C’est faire bon marché de la fatigue, de l’agacement que recèle le simple fait de remuer le petit doigt.
Toute activité est pesante et rugueuse.
Plutôt dormir.
Tout a été dit et, peut-être, trop vite. Et presque tout peut-être aussi reste à dire.
Y a-t-il une pataphysique de l’ennui ? S’il y a une Pataphysique de la Beauté, peut-on aussi imaginer une beauté pataphysique, et, pendant qu’on y est, un lyrisme pataphysique, une musique pataphysique etc ? Je veux dire une musique, une poésie, une beauté qui seraient pataphysiques autrement que par leur participation à la Pataphysique universelle ? D’où ces questions, et bien d’autres : qu’est l’Objet pataphysique ? Le reconnaît-on ou le pose-t-on, le subit-on ou l’imagine-t-on ? Tontaine. Y en a-t-il un critérium ou cette dernière notion relève-t-elle de la naïveté philosophico-bourgeoise ?
Certes, il ne s’agit pas d’alimenter une école, encore moins une religion, pas même un passe-temps. Mais si la pataphysique n’était qu’un vide, une absence, une variété de phlogistique, une bouderie distinguée, alors,
la barbe avec la Pataphysique !
Et puis, si légitime que soit la sympathie et même l’immense intérêt avec lequel on peut considérer l’oeuvre, la vie, la personne d’Alfred Jarry, n’est-il pas permis de se demander si, à ce sujet, un certain degré de saturation ne risque pas dès à présent, d’être atteint ? S’il est malaisé -mais non impossible- de concevoir la Pataphysique avant Jarry, il faut bien faire l’effort de l’imaginer après Jarry, en dehors de Jarry, sinon sans Jarry.
En vérité, je vous le dit, les pantoufles des morts se refroidissent vite…

Faut-il vraiment se scandaliser de ce que notre Collège soit vraisemblablement parvenu à un tournant significatif ?
Dans notre spirale tout est tournant.
De même que le petit chien  » fait » sa maladie, que le bolchevisme « fait » sa N.E.P., que toute religion, tôt ou tard « fait » sa réforme, j’ai l’intuition qui, d’ailleurs, n’engage que moi ( et encore ) que l’heure des grands remuements, des bousculades, des schismes peut-être approche.
Et sans doute est-ce fort heureux. Car le plus à redouter serait encore que notre collège ne commence à prendre du ventre, ce qu’à Faustroll ne plaise.
Il faut mettre le feu aux poudres et ouvrir toutes les fenêtres.
Mais j’ajoute, dussiez-vous y voir une contradiction avec ce qui précède : brûlons tout, sauf les étapes. La ‘Pataphysique a tout son temps et ses jours ne sont pas comptés :  » Patiens quia aeterna, aeterna quia pataphysica ».
Le Plain, 15 Absolu 93, Ethernité.



LE COLLEGE IMAGINAIRE

Pataphysique de la ‘Pataphysique ( naissance, histoire et fin )

Fin de partie…
-occultation / fiction-
Henri Thomas, Une saison volée
( Gallimard, 1986. Extraits )

As-tu été heureux ? Attention, je dis heureux sans aucune réserve, sans raison,
comme ça, couché sur la terre, attendant que les corbeaux crient
Rimbaud, Rimbaud !
*
… les hommes sont fous, ils veulent toute la joie ; ils l’ont, ils la perdent…
ils vont se faire tuer au Tanganyika… comme un crocodile…
 *

< -Je ( Emmanuel Peillet/ Sainmont/ Latis ) ne t’ai encore rien dit. Merlen et moi nous avons travaillé six ans pour constituer le Collège. Première imposture : Jarry… Il nous a fourni les calendriers, les noms, les fêtes, les dossiers à constituer, la masse des manuscrits… L’esprit systématique de Merlen s’est mis à l’oeuvre… Ce qu’il pensait de Jarry, c’était exactement ce que j’en pensais. Nous l’avons utilisé à fond, nous l’avons travaillé de fond en comble, nous le haïssions mais le but était atteint après six ans : Jarry faisait peur, cela n’était pas explicable… Tu vois la chute, tu as compris l’imposture… toi ( Souvrault ) et Michel Alexandre, mais lui nous aimait, toi, on dirait, tu nous as pris en haine. -Michel Alexandre a lu tous les Cahiers de ton Collège ? -Oui, naturellement qu’il les recevait. -Il y a collaboré ? -Jamais. Il était notre Maître, tu m’entends : notre Maître, à Merlen et à moi, il pouvait juger que nous allions trop fort, alors il souriait, le même sourire quand il a sauvé Merlen de l’exécution S.S. Le Maître, le Juste. Il n’y a plus que toi. -Et Julien Torma, et le faux Daumal, et les faux Max Jacob… -Tu dis toi même : les faux. Cela n’existait pas pour Alexandre, puisque c’était faux. Pour lui, il n’y avait que le vrai. -Merlen, toi, vous étiez vrais ? -Il était notre Maître. Avec lui nous étions vrais. Tu n’as pas lu Platon, mais ce n’est plus la peine… Il y a eu une erreur. Elle n’intéressait pas Michel Alexandre… et nous ne pouvions pas lui en parler. L’erreur, c’était de vouloir le pouvoir, un pouvoir nouveau, inouï, qui exigeait un travail énorme. Nous avons monté une machine comme il n’y en aura jamais d’autre. Le Collège de ‘Pataphysique est cette machine. La grande machine marche toute seule. >


< … Qu’est-ce qu’ils ont voulu, ceux du Collège ? Il ont fini par embarquer Bunuel -c’était Hôtel Aiglon, boulevard Raspail. Paul était là, en juillet 1955, c’était la veille de son départ à Boston. Les arbres de Raspail, le bonheur, le sérieux du visage d’Emmanuel Sandomir, Sainmont, Latis… René Clair ensuite, puis Queneau, et puis l’Ouvroir de Littérature potentielle… Là Peillet a hésité, il regardait Souvrault, ce jour-là, comme pour une question – et Souvrault a hoché la tête. C’était : non, vous allez trop loin, et ça ne mène plus à rien, et puis Peillet a baissé la tête, il s’est essuyé le front avec un grand mouchoir d’autrefois. >


< Merlen-Peillet, Peillet-Merlen ; leurs conversations étaient brèves, mais sans cesse reprises comme s’ils se souvenaient d’un détail à ajouter. Ils disparaissaient aux grandes vacances et revenaient toujours isolément, mais on voyait bien qu’ils avaient vécu ensemble : au dortoir, la dernière année, Paul les avait vus se laver nus aux rangées de lavabo. Ils étaient entièrement brunis de soleil, par le même soleil. Quelques jours plus tard, ils avaient disparu ; mais c’était la veille de la guerre. (… ) Ces deux-là avaient passé des mois d’été fantastiquement heureux. Les photos, les rivières qui roulent ignorées, ils savaient peut-être que c’était la fin ; Merlen avait voyagé en Allemagne ; il avait rapporté un uniforme de la Reichswehr. Il s’en foutait. Ils roulaient, nus dans les replis de la Meuse. Ils mangeaient leurs derniers sous… ( … xxx … ) < J’ai vécu, j’étais nu au soleil, la gloire, le mépris ! >


<- Paul, je ( Henriette ) vais me mettre à faire des cendriers hollandais. Des trucs aussi. Mais restons ensemble. Tout le reste a foutu le camp. -Comment ça, tout le reste ? -Le Collège. Ils se sont bagarrés à Honfleur, et c’est Latis qui a tout déclenché. Il n’ a eu qu’un partisan, c’était René Clair. Il répétait :  » nous lui devons tout. Accomplissons le voeu.  » (…) Le Collège s’était dispersé après une séance dont Henriette arrivait mal à mettre ensemble les épisodes. Ils avaient bien mangé, bien bu, sauf Sainmont qui en était revenu à l’eau des cavernes… Puis il s’était levé. Henriette avait senti sa main trembler, elle lui avait pris la main. < Je sentais les os remuer, disait-elle. Il était resté immobile un moment. Puis il avait fait une chose terrible, il avait tiré de son manteau un revolver, pas celui de Clinamen, un neuf, plus petit… Il était debout, à côté de moi ; on avait chanté l’Hymne des Palotins; le Baron Mollet était de l’autre côté ; il est tellement gros que je ne voyais pas sa tête. Et tout d’un coup Sainmont a crié : SILENTIUM ! Il tenait son revolver élevé au-dessus de sa tête, tout le monde pouvait voir… Oh tout le monde n’était plus là. Les premiers que j’ai vu partir, c’était Ludica qui tenait Ionesco par le bras. Sainmont a crié :  » Adieu mon fidèle « , mais il riait. Alors il a parlé :  » Je rappelle qu’il y a deux ans, j’ai mis aux voix, dans la grande salle de Clinamen, ma propre disparition. Notre Sérénissime Lutenbi était parti pour l’Afrique depuis un an. Le Collège montait en flêche, si je puis dire. Nous devions alors reconnaître la grande chose, la seule chose qui nous cachait : Jarry, l’affreux Jarry, auquel nous avons tout pris pour nos structures, insecte vide, loin derrière nous… On ne m’a pas suivi, on m’a crié profanation, trahison… » ! Alors René Clair a crié, en dominant le tumulte -car ça valsait, je t’assure, les chaises, les voix : « Latis, Latis, à qui nous devons tout. J ‘en appelle à ceux qui ne sont plus, Queneau, Le Lyonnais, Boris Vian… qu’ils témoignent, qu’ils soient ici ! » Tout a été noble. Sa Magnificence le Barron Mollet, malgré sa surdité, m’a entendu crier :  » Hourrah pour le Collège » ! Il gardait la main à son oreille alors que le coup de révolver était parti. La minute d’avant, Sainmont avait crié : « J’avais mis aux voix ma disparition entièrement justifiée » . Deux seules mains s’étaient levées, celle de René Clair, celle de Ionesco en s’en allant… On criait  » Théâtre ! Cinéma ! >
(…)
Paul s’était appuyé au mur ; il sentait le ciment du mur lui râper le dos, c’était chaud. < C ‘est vrai qu’il est mort, dit-il, à Honfleur, comme cela ? >
Henriette était face à lui, elle lui tenait les épaules.
< C ‘est vrai, et le Collège aussi… >


Sur une genèse poétique
Monitoires du Cymbalum pataphysicum
septembre1987

Exploits et Monitions
Néo-thomismes
(…….)
Un Cymbaliste nous écrit depuis Pertuis du Lubéron :
< Pour donner quelque épaisseur à l’intrigue fort ténue d’Une saison volée, l’auteur, qui se dit le dernier membre du Collège de ‘Pataphysique à avoir connu les origines, prend le parti de faire divers emprunts à ses souvenirs. Tout en restant dans la quotidienneté la plus terre à terre, ses deux acolytes côtoyent des personnages plus ou moins transformés par la légende. A dire vrai, l’auteur n’ a guère besoin de faire appel à sa mémoire, il lui suffit, feuilletant la collection des Cahiers et des Dossiers du Collège, de mentionner au hasard quelques noms d’Optimates, quelques événements dont il a entendu parler, du temps où les fondateurs du Collège le tenaient pour ami. Aussi rencontre-t-on au détour de ces 150 pages un Eugène Ionesco, un René Clair, un Raymond Queneau, un Boris Vian, un Julien Torma, d’autres encore. C’est là privilège de romancier. Certes ! Jouant < l’Esprit Créateur >, Henri Thomas dispense l’ être à qui bon lui semble ou réduit ses personnages à l’état d’ombres chinoises. Plusieurs seront transformés en marionnettes ( voyez-donc ces dataires à l’allure de SS ! ). Certains, tels Jean Paulhan, n’existent pas, d’autres restent fantômatiques ( Jean Montmort, l’évanescent, qui finira lieutenant-colonel ! ). Il en est, qui, mieux que Lazare, meurent jusqu’à trois fois ( Merlen ), d’autres qui sont la réplique de personnes encore vivantes : je pense en particulier à un praticien ardennais fort connu. C’est à des détails de ce genre qu’on peut voir que le roman semble encore plus vrai que nature. Je dis bien semble, car il apparaît bien vite que ces personnages sont à la fois réels et imaginaires ; ils se révèlent pleins des obsessions et des rêveries de leur auteur, d’autant que, pour ce qui est de l’évocation des morts, il n’y a guère à se gêner.
Henri Thomas n’ a retenu d’un J-H. Sainmont que son écriture ( remarquable certes ! ) et son sourire en forme de grimace quelque peu moqueuse. Quant à son oeuvre, cette < machine formidable qui marche toute seule >, il la réduit à une sorte de secte quasi religieuse envers laquelle on ne saurait montrer trop de défiance.
Au fil de ces récits, mieux, de ces jeux allégoriques, comment ne pas sentir sourdre une sorte d’inquiétude qui ira jusqu’à l’effroi, la terreur ? C’est que, tout comme le pauvre Souvrault, Henri Thomas se sent pris dans un piège : < Tout de même, est-il possible qu’ils aient poussé si loin leur manoeuvre d’enveloppement ? > se demande (p.62) son alter ego, effaré par le Collège. Et, p.132, < ces folies… depuis longtemps je les ai refusées, mais malgré moi, je vous le jure, malgré moi, j’ai été mêlé à toute cette élaboration > répond-il à Dordivian, qui, lui aussi, désire s’éloigner de ces < vilaines choses > ( pour se réfugier chez les popes ).
Faut-il y voir un soupçon de malveillance et supposer qu’Henri Thomas règle ses comptes ? Garde-t-il le souvenir de quelques déceptions ? S’est-il senti connu, pesé ? S’est-il trouvé gêné par ces observateurs attentifs : un Merlen , un Sainmont, un Latis ? Toujours est-il que, sous ces formes mythiques, Henri Thomas, au soir de son existence, se demande avec amertume, comment évacuer ces personnages, qui, pendant 25 ans, ont tenu une telle importance, occupant tout l’espace. C’est < Amédée ou Comment s’en débarrasser ? >. Allons, cher Monsieur, de vos souvenirs gardez-vous de faire des cadavres !
Pour notre part, point n’est besoin de pourfendre ces mythes au nom de la vérité historique. Au contraire, efforçons-nous de les souligner, de les magnifier, et leur auteur avec. Il est vrai que l’admiration ne lui sera pas mesurée pour tel ou tel passage empreint d’une amusante, d’une affligeante naïveté ; on l’aura bien vu tout à l’heure par l’espèce d’effroi, de terreur panique, que lui cause J-H. Sainmont ( ce mystificateur ) et le Collège ( cette oeuvre diabolique ). Ne sourions donc point à la lecture de ces innovations qu’on pourrait croire puériles et extravagantes. Considérons-les plutôt avec la sympathie qui est due aux créatures de légendes, de légendes dédorées. Ce n’est un secret pour personne qu’Henri Thomas semble vivre dans un monde où le souvenir et le rêve sont synonymes. Se laissant porter par le vague et l’incertain, il feint, avec un manque évident de discernement, de donner pour réelles, d’irréelles constructions de son cerveau. Le résultat est là, qui dépasse toute espérance.

Quinze années ne se sont pas écoulées depuis la disparition du TS Latis et déjà se construit peu à peu la Genèse même du collège, genèse aussi poétique, ma foi, et aussi magnifiquement illusoire qu’une autre, que l’Autre. C’est l’Hexahéméron, c’est < l’Oeuvre des six jours >, que nous voyons naître sous nos yeux, par la grâce, entre autres, d’un Henri Thomas, nouveau Basile, Basile de Césarée s’entend. La notoriété de l’auteur n’est-elle pas un gage de réussite : Grâces lui en soient rendues, au moins jusqu’à l’an 2000 !
 


Aparté… En marge des querelles
Que l’histoire du Collège relève des solutions imaginaires

par Bérenger Second

< Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres >
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Combray.

A Lucie de la Fère, courrier.
< … Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin… elle s’emplit… Dans l’univers des Mots, de la Représentation et du Verbe, tout commence et tout finit à la fable. Et notamment les choses de < l’histoire >, cet art de < choisir entre plusieurs mensonges >, ce discours sur des discours, sur des reliques, d’après des traces, où, selon l’adage, < on ne sait jamais de quoi l’on parle ni si ce que l’on dit est vrai >…
Pourquoi ce  » fait de langage », cet « objet imaginaire » que fut aussi et particulièrement le < Collège de ‘Pataphysique > y aurait-il échappé ?
Pourquoi devrait-il y échapper ?
Questions à poser à quelques improbables vestales d’une impossible orthodoxie -à employer ici un terme particulièrement inapproprié…

*
L’originalité de l’un a pour destin de devenir le lieu commun de l’autre, remarquait ( mélancoliquement ? ) Wittgenstein.
Qui pourrait prétendre se soustraire à la commune mesure ?
Gageons qu’écriture et réécritures de la saga du < Collège >, affermissant le légendaire de ses fondateurs comme elles ajoutent à la confusion plus ou moins complaisamment entretenue, se succèderont, mêlant souvenirs, fantasmes, thèses, gloses, approximations et… mystifications, pour la curiosité des nigauds, la ferveur des dévots, la délectation clandestine de quelques uns.
En attendant que les Cahiers, Dossiers, Subsidia, etc… soient laissés enfin < à la critique rongeuse des souris >.
*

Certes, il faut bien passer le temps…
Faute de mieux, faire, défaire et refaire l’histoire, réviser le « passé » est un os à ronger qui n’est pas sans charme et qui en vaut bien d’autres…
Mais tel est pris qui croyait prendre… Puisqu’à vouloir tenir son rang et entretenir la mystification, il faut bien en remettre, charger le voiturin, enchérir et puis surenchérir encore…
Certes, d’après le dogme, le départ se ferait entre ceux qui feignent sans le savoir et ceux -les « habiles », à reprendre Pascal- qui feignent en toute connaissance de cause…
Bien sûr… Mais dans l’univers de < l’équivalence généralisée >, quelle importance ?…
Quant à la postérité du < luciférien démiurge-à-la pensée-déliée >, à risquer cette épithète homérique, ce n’est pas le moindre paradoxe d’une entreprise si soucieuse d’érudition, de précision formelle et de rigueur pseudo-administrative que d’illustrer la vanité de la prétendue  » histoire des idées  » en vérifiant assez laconiquement son exclamation à propos de Jarry :
< Ah, il les a eus, tous ! >.
Savigny sur Ardre, 3 Absolu 128, saint Phénix, solipsiste ( 10. 09. 2000, vulg. ) >
 
  Décembre 2005

vers Introduction à la ‘pataphysique 2