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TABLE 2

Sens et vérité. 81 Morale. 82 Pornographie. 83 Monde. 84 Alien et le cinéma des effets spéciaux. 85. 30 kms/s. 86. Friches. 87. Euro 96. 88 Julien Gracq. 89. Mathématiques. 90. Urgence. 91. Névrose de la perfectibilité, névrose de l'indéfini. 92. Visages du nihilisme. 93. Olympisme. 94. L'art, la science, la philosophie. 95. Science. 96. Pièges. 97. Répétition et reprise. 98. Exister. 99. Les trois attitudes de la jeunesse. 100. Servilité. 101. Innocence des géniteurs. 102. Microcosmos. 103. Insensés. 104. Naïvetés pédagogiques. 105.Légitimité des pouvoirs. 106. Ecriture et civilité. 107. Haikus. 108. Naïvetés de la phénoménologie. 109. De l'Entreprise.110. Le devoir de mémoire. 111. Les ensorcelés. 112. Nietzsche pataphysicien ? 113. La leçon de Boucle d'or. 114. De l'Anarque et de la Patagonie.
(Fin de la première série : 5/5 99)
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Deuxième série
115. Le ballet de liberté ( Prélude et comédie). 116. De la Lévitation. Plaisir, bonheur et volupté. 117. Du Réel. 118. Récréation : la philosophie et ses clichés. 119. Le Précaire, le Singulier et l'Ephémère. 120.La parabole des Aveugles. 121.Gorgias. 122. < Tuez les tous ! > ou les perles du méchant dieu. 123. La démocratie impossible ou la colère de Rousseau. 124. Pontifex maximus : Dürer au pays du Western. 125. Du Fascisme et de l'Abjection. 126. En suivant Sextus : de l'impavidité 'pataphysique. 127. Eloge du crime ou pérennité du mal ? Marx ou Mandeville ?
128. L'entretien de Descartes avec Monsieur Pascal le Jeune. 129. Du solipsisme et de la 'Pataphysique. Contri-ubu-tion à la Critique de la pataphysique pure. 130. Polyeucte ou le théâtre de la foi. 131. Vieillesse : bagatelle pour un désastre. 132. Du sérieux. 133. De l'horreur. ( Conrad, Heidegger et Coppola )
135. Du Rire et de l'effroi. 136. ' Patactualité de Dom Juan . 137. Récréation : la 'Pataphysique expliquée aux enfants. 138. Eros ou Agapè ? 139. La Voie Lactée ou la Machine à remonter le temps. 140. La leçon de Magritte. 141.' Pataphysique de l'impensée: L'erreur, la sottise et l'illusion.
( Fin de la deuxième série : 30. 06. 99 )

Geste des opinions du Docteur Lothaire Liogieri    

80. SENS ET VERITE ( Reprise ) :

-J.T. Ce sont des notions logiques ; des catégories verbales, d’étymologiques « chefs d’accusation » à la disposition du fameux « Tribunal de la raison » Des « réalités » de troisième degré… du langage sur le langage… à propos du  » réel « . La méconnaissance des niveaux de langage ( B. Russell ) mène de l’erreur à l’illusion puis à la grandiloquence spéculative : mêler la logique et l’existence, réaliser le « vrai ». Il en va ainsi selon Antisthène déjà, Pyrrhon puis Sextus… des grandioses divagations et autres vaticinations sur l’Un, l’Etre, l’Egalité ( Parménide, Platon, puis Plotin, la Gnose… l’Energétisme contemporain etc.) Or la vérité n’est qu’un récit ( Spinoza ), rien de plus ; un simple terme logique, une relation posée entre les choses et leurs représentations / propositions par le jugement et le discours. En quel sens le vrai constitue-t-il un « transcendantal » ? Non pas comme épiphanie de l’ « être » (Alcibiade Majeur et la théorie de la  » conversion des transcendantaux  » comme origine de toute la mystique occidentale), mais comme  » fondement conventionnel  » ( L.Rougier ) et simple norme protocolaire de la certitude ; donc par sa double fonction logique et psychologique. Le vrai n’est qu’une idée-rôle. Ce n’est qu’un outil pour la représentation des choses de ce monde.

* Note : Significative  » rencontre  » du Mystique et du Sceptique. Les deux grandes Figures métahistoriques. Le Christ devant Pilate : < -Qui es-tu ? -Je suis celui qui vient rendre témoignage à la Vérité. -Qu’est-ce que la Vérité ?… > A l’instar du sens, le vrai n’est donc ni un  » transcendantal  » ni une « substance  » au sens d’une manière propre à l’Etre de se manifester au sein de l’expérience. Faux remède à l’angoisse intellectuelle, ce n’est pourtant qu’un simple instrument pour la vie ( Bergson / Dewey ) ou… la source de toutes les extravagances verbales. Car, si la Vérité, cette épiphanie du Sublime, suscite l’enthousiasme ( Kant ), l’enthousiasme suppose la recherche et la possession de la Vérité. Le Vrai est donc le frère du Sublime.

VARIATION Faire le plein de sens, telle est l’obsession des bâtisseurs de système, des réformateurs et autres « améliorateurs de l’humanité » ( Nietzsche ), des prêtres et de tous les clercs, y compris les fétichistes de l’adaptation au réel, les idolâtres du fait accompli. Créer suppose la certitude d’une idée fixe et le sentiment intime d’ « avoir raison ». Tout fanatisme est « de vérité ». Le besoin du Vrai est à la source de tout égarement ; ainsi ce Jésus de Nazareth, essénien (?) et  » Maître de Sagesse  » : « je suis venu pour rendre témoignage à la Vérité ». Sans rire, bien sûr… Quelle candeur chez ceux qui créèrent la fable du  » Rédempteur  » … Comment peut-on se prétendre :  » témoin  » de quoi que ce soi ? On comprend le scandale d’un Celse à la réception de semblables fanfaronnades spéculatives. Un minimum de fréquentation de la logique protégeait les Lettrés de l’Empire des sirènes de l’exaltation procurée par les prétendus mystères proposés à la transe des foules en délire. Une  » philosophie  » aux prétentions plus tempérées avait (Sextus) et… aurait par contre pour modeste projet l’hygiène intellectuelle contre les intoxications idéologiques et toutes les variétés du sublime. Technique du bien-être spirituel, elle serait remède au « malheur » -id est au dérangement mental-, par l’étude des passions ( notamment la folie du vrai ) et la critique des abus de langage ( Occam / Hobbes / Hume / Russell ) Philosopher, ce serait alors prétendre saisir, mais en un tout autre sens que le sens habituel, la  » nature  » des choses. A savoir qu’elles n’ont pas de « nature ». Il faudrait donc en revenir à… Lucrèce ?

* 81. MORALE.

-E.P. Les atours du discours moral : l’exigence du « vivre-ensemble », la Faute, le Devoir et la Culpabilité. Il n’est que l’obsession grégaire mise en forme. La mauvaise conscience, la conscience, le scrupule, le mérite, le remords, le repentir… tel est le cortège notionnel de cette comète hystérique. Quels que soient le contenu et l’inspiration idéologique ( devoir, utilité, amour, pitié, sympathie, respect… ) toutes les « éthiques » modernes se retrouvent dans une même dénégation du tragique : le « devoir-être » se substitue à l’être… La morale est une hallucination partagée… et militante ; l’indiscrétion est son lot. « Il faut, tu dois » : tels sont les mots d’ordre de cet univers comminatoire d’injonction et de prescription. Persécuter est sa raison secrète d’exister. Ainsi Sartre : l’homme doit être responsable de lui même… Mais cela ne suffit pas ; il doit se sentir également responsable… de tous les autres hommes. -J.T. Vaste et étonnant programme…

* 82. PORNOGRAPHIE

-E.P. Aussi vieille que le monde… Ainsi des graffitis rupestres qu’une interprétation pieuse ramène à quelques rites magico-religieux. Cette naïveté d’experts puritains ne saurait tromper quant à la probable intention des « premiers artistes de l’humanité » : la délectation procurée par la représentation des choses du sexe. Et si la pornographie n’était que la manifestation d’un goût débordant de la vie et de l’ivresse procurée par la pulsion génésique ?

Qu’ y-a-t-il de « fascinant » dans le porno? Le vide du sens… L’alibi de la « chair », cette diversion et ce travestissement chrétien, a disparu. La « chair », c’est l’union mystique de l’âme et du corps -« faire une même chair »- où se mêlent la valeur, la romance, le plaisir et la reproduction biologique et grégaire… Tout au contraire, dans le porno, l’ « amour » est ramené au « jeu des corps » ; l’ émotion romantique -c’est-à-dire mensongère- est évacuée. Demeurent l’excitation, le plaisir et l’ambiguïté de la tension qui se réduit dans l’acte. Evacuation de la « tendresse » et de la « caresse », idylles kitsch. D’où le glissement sado-masochiste toujours possible.

VARIATION

Le porno est le refus des complaisances et de la sentimentalité caressante, par la mécanisation des gestes répétitifs, des attitudes et des postures. Il possède un caractère spectaculaire et scandaleux par delà les interprétations douteuses dont les âmes pieuses l’habillent afin de lui procurer une présentation décente. Ni esthétique, ni cérémonial religieux de mise à nu ( G. Bataille ), encore moins rituel de pouvoir, il est plutôt de l’ordre de la gymnastique des corps qui jouissent et s’offrent au regard en toute « innocence », pour le plaisir… du Roi Candaule ( Th.Gautier ). Le porno est reposant. Au-delà de la pitié, de la cruauté et de  » l ’amour « , il nous éloigne de la mauvaise foi et de la tartufferie des  » bons sentiments « . Il nous libère de la malédiction de l’amour -car c’est l’amour seul qui amène par ses fantasmes et ses exigences infinies, la cruauté, la violence et la haine ( Lucrèce ) Absolue immanence de l’usage des plaisirs et des corps, le porno est refus de toute transcendance psychologique, éthique, religieuse ou esthétique. Ni obscène, ni abject -catégories morales à usage du ministère public-, extérieur au  » monde des valeurs « , le porno est l’athéisme des corps. En ce sens, les images de F. Bacon -la viande-, sont « pornographiques », dia-boliques, dépourvues de tout pathos maternel.

* 83. MONDE

-J.T. Le monde serait donc… pornographique puisqu’ ob-scène et a-sensé… Simple juxtaposition de chaos général et d’îlots d’ordres aléatoires et provisoires… L’être n’est qu’une variation sur le thème de l’entropie et de son contraire. Ce monde « héraclitéen » ne manifeste en effet que l’incessant, répétitif et monotone combat de l’ordre et du désordre et sans le moindre mystère, dans le simple appareil d’une naïveté que l’on vient d’arracher au sommeil… Mais tout a une fin ; y compris l’intérêt supposé qu’on lui peut accorder.

* 84. ALIEN ET LE CINEMA DES EFFETS SPECIAUX

-J.T. Monde infernal, pyrotechnie, effets spéciaux… L’effet d’abrutissement est assuré. Le rythme est débridé, le spectateur est harcelé. Esthétique du harcèlement augmentée de la précipitation des épisodes. Outrance des propos, brutalité des relations humaines et absence de nuances dans le jeu des acteurs : espèces de rustiques imperméables à la litote, à l’implicite, au sous-entendu. Toute délicatesse est exclue hors une compassion omniprésente et indiscrète, mesure et balance de la violence des échanges. Grandiloquence de la pitié démultipliée par un jeu sauvage et une mise en scène envahissante. Divertissement à l’usage d’un public fruste réclamant sa ration d’irrationnel  » fantastique « , de stupéfiant sonore et de magie technique. Monde de cauchemar ; univers d’immanence absolue où le mal est omniprésent. Homogénéité de l’humain et de l’androïde, avenir de l’homme-prothèse issu de la prestidigitation technicienne. L’héroïne apparaît telle une espèce de Zorro qui vit une histoire sainte. Espèce de nunuche superwoman et sans-façon, elle juge, elle condamne, elle se sacrifie, elle souffre avec une ivresse perceptible. Elle se  » dévoue « … Univers de guimauve psychologique, de morale utilitariste anglo-saxonne, de compassion et d’envahissement technologique. Un point positif cependant : l’absence d’idylle  » cosmique  » style  » patience dans l’azur  » avec images aseptisées d’un cosmos  » poétique « … baignant dans une musique planante. Le monde d’Alien est un monde d’épouvante : on doit lui faire crédit de cette honnêteté.

* 85. 3O KILOMETRES / SECONDE !

-E.P. Ne jamais oublier que dans la dérive généralisée des êtres et des choses, notre chère petite planète, notre  » référentiel « , se déplace à la vitesse de 3O kms / seconde autour de son étoile reine… qui fuit elle-même, accompagnée de son cortège d’astres vassaux vers de lointaines constellations… Bon voyage ! ( F. Nietzsche )  

*86. FRICHES

-E.P. Nous vivons l’ère de l’obsolescence accélérée, l’épuisement frénétique des matières et des hommes. L’initiative et l’invention s’accompagnent d’innombrables  » friches industrielles  » autant que du désert  » spirituel « . Les oligarchies mondiales assèchent la connaissance et la vie aux seules fins de la rentabilité et du « chiffre d’affaire », le Baal contemporain. Le nihilisme conquérant de cette fin de siècle enveloppe la haine des humanités. La langue se délite, un monde se défait… le nihilisme progresse, le niveau baisse ( E. Jünger )

* 87. EURO 96

-J.T. Victoire de la Mannschaft. Explosion de joie, bonheur, ivresse. La puissance, la jeunesse, le mouvement et la vie triomphent naturellement. Et puis l’élégance de ces jeunes hommes, leurs qualités athlétiques… Le don se mêle à la gratuité dans leur jeu ; ainsi que les qualités habituelles de rigueur, de sobriété et d’organisation. Tenus en laisse durant deux heures, comme des chiens fous, ils explosent, soudainement libérés d’une trop haute tension. Nietzsche rejoint Aristote dans une même veine païenne : la joie dans la lutte, le bonheur sportif dans l’affirmation de soi, dans l’acceptation de l’éphémère. La défaite des Tchèques est noyée dans la victoire des Allemands. Eux aussi, la déception passée, participent à l’événement solsticiel.

-EP. Du calme…

* 88. JULIEN GRACQ

-E.P. Pensée religieuse et sacerdotale mais ni mystique ni ecclésiastique. L’Auteur est partagé entre le goût du vide et de l’Absence -l’aspiration à l’Annonciation, à la Visitation-, et à la Lévitation, état esthétique parfait d’un héros qui jouit, dans l’extase d’une solitude stendhalienne distante et détachée, des tableaux spectaculaires procurés par la vision panoramique des êtres et des choses.

VARIATION SUR UN BEAU TENEBREUX

-Roman noir avec inversion des valeurs christiques dans le prolongement du Château d’Argol. La Figure dominante est celle du Tentateur, celui par qui le scandale arrive et avec le scandale la damnation. Allan, personnage de premier plan autour duquel se nouent les intrigues et dont la conduite génère les épisodes du roman, est bien le Visiteur du soir qui annonce le misangile gracquien. L’oeuvre de Gracq -c’est le propre de certains de ses romans comme de son unique pièce dramatique ( Le roi pêcheur )-, se situe sur le plan théologique et s’efforce de révéler par le biais de la mise en scène littéraire un dilemme incontournable. Ici la question de la Responsabilité par delà le bien et le mal. Allan est un Révélateur. Il propose une attitude de Conversion toute bergsonienne à la liberté humaine par l’abandon des ornières sociales. Antéchrist il éveille et tente ceux et celles qui, à l’instar de Christelle, cherchent une « certaine épaisseur à traverser » (celle des « lieux » communs). Le Graal noir transmue le christianisme johannique solaire en christologie ouverte de type celto-paien. Refus romantique et « surréaliste » de l’existence prosaïque des installés ( Irène) et des paisibles, il enjoint chacun à saisir sa chance ( cf G. Bataille ) L’univers poétique se développe par l’envoûtement descriptif, la magie suggestive, les charmes d’une prose insinuante. Le malaise s’installe progressivement dans une phrase ambiguë aux métaphores extravagantes. Tout est suspect, louche, équivoque. Tout est expressif, bien que le sens fasse à jamais défaut. Le fantastique débouche sur le mystère où le Christ / Allan joue à cache cache avec ses dévots : apparitions, disparitions, stratégie concertée d’égarement… Le tout relève enfin du théâtre dont les métaphores sont omniprésentes. Dramaturgie d’un univers exalté et luciférien. Question : Julien Gracq  » truque « -t-il ? La surmystification résiderait dans le développé de l’oeuvre même accréditant l’idée de l’imminence d’un Evénement, d’une Révélation… Mais y a-t-il vraiment un message, gage d’une éventuelle sincérité (Allan : « il faut payer ») ? En fait le Pélerin gracquien ne quitte jamais la Route et s’en tient au Prélude, au levez-de-rideau. Il porte témoignage ( Au château d’Argol ) La Révélation est à jamais dérobée. Quant au lecteur : il ne s’évade pas du domaine de la… littérature, c’est à dire de la fiction. Il est bien le badaud de la… farce, l’ambitieux divertissement de Monsieur Poiret.

* 89. MATHEMATIQUES : Pythagore ou L. Rougier ?

-Rougier. Ensemble d’opérations portant non pas sur des choses mais sur des grandeurs et sur les relations entre ces grandeurs. Calculs portant sur les relations entre des signes et… rien de plus. Les grandeurs symboliques : nombre, figure, fonction, classe etc., deviennent des « objets » mais certes pas des « choses » au sens empirique du terme ; et encore moins des choses-en-soi (Platon) ou des « idées émanant de l’Intellect divin » (Augustin) ou encore des « natures simples » ( Malebranche ). Ce ne sont que des « moules », de simples « possibles » ou des « idéalités » (Desanti) -bien que le terme soit dangereux car il autorise le risque de l’interprétation métaphysique voire de la spéculation magique ( numérologique) quant à leur être, quant à leur nature. Or les êtres mathématiques n’ont pas de nature; ce ne sont que… des produits du calcul au sein de cadres axiomatiques préalablement et conventionellement choisies -quand bien même le mathématicien n’en aurait pas une conscience claire. C’est pourquoi l’erreur spéculative qui confond symbolisme et réalité ontologique réapparaît périodiquement, inévitablement : C’est le syndrome pythagoricien ( Hermite ) En mathématiques, on ne quitte donc jamais le terrain du symbolisme. C’est en ce sens qu’elles ne sont « ni du ciel ni de la terre ». Les « objets » mathématiques sont ainsi des êtres paradoxaux : de simples effets tautologiques du point de vue de leur exposition ; de puissantes et délicates « constructions » quant à l’ordre de leur découverte / production, c’est-à-dire de leur genèse.

L’illusion de la « découverte » résulte ainsi d’une méprise. C’est que le mathématicien n’est pas libre de rencontrer ou non tel résultat, tel objet, une relation, une propriété dès qu’il s’est donné ou qu’il a passivement « accepté » telle ou telle axiomatique de laquelle il déduira nécessairement « tout ce qui s’en suit ». Le mathématicien ne découvre donc pas une réalité précédant une axiomatique choisie mais les effets autorisés par cette axiomatique. Les mathématiques sont donc bien des propositions analytiques suscitant l’illusion de la « synthèse créatrice ».

VARIATION

-Rougier. Les mathématiques ne nous disent rien sur la réalité des choses réduites à de simples rapports de grandeurs : un cube aura pour référent une structure cristalline, un dé de fromage… Les spécialistes les plus divers ( Physique, Sociologie, Médecine, Démographie…) auront recours à une même fonction. Elles ne nous donnent aucune information sur le « réel » perçu et observé. Tout à l’opposé, ce sont les sciences empiriques qui analysent la structure physico-chimique des choses remodelées par le « dessin » mathématique. Les objets mathématiques sont ainsi des possibles symboliques qui, comme tels, peuvent recevoir des interprétations relevant de domaines empiriques variés et disparates.

-Pythagore. Mais d’où vient donc la séduction exercée par la métaphysique des nombres ?

* 90. URGENCE

-E.P. Nous vivons au sein d’une civilisation d’affairés, d’excités, de survoltés, vibrions dominés par l’urgence comme par une obsession : absence de répit, de lenteur, de distance ; névrose d’activité et éthique activiste…

-J.T. L’angoisse de « manquer l’occasion », de rater l’événement, de manquer le lieu, de passer à côté…

-E.P. Nous sommes devenus les esclaves de l’adaptation obligée à ce qui se fait, à ce qui a cours -la bourse des valeurs-, dans une frénésie de conformisme généralisé.

* 91. NEVROSE DE LA PERFECTIBILITE, NEVROSE DE L’INDEFINI

-J.T. Grandiloquence de l’infinitésimal… La compétition sportive de haut niveau en est la saisissante illustration : les records sont battus à la décimale près, l’événement est minime, son importance médiatique est en raison directe de son insignifiance. L’idolâtrie du nombre et de la quantité fait des mathématiques un enfer. ( cf Guénon ) Visage satanique du pythagorisme contemporain à la « conquête de l’espace » ( J.Evola )

* 92. » VISAGES  » DU NIHILISME

J.T. Ouvrons la boite de Pandore de la gloire contemporaine : apparaissent successivement les figures de la Star, du Mannequin, du Top-modèle et du Sportif … On mesurera l’itinéraire d’une civilisation qui a engendré des Dieux, des Saints, des Sages, des Philosophes, des Intellectuels et enfin… des Top-modèles.

* 93. OLYMPISME

J.T. Expression par excellence de la vitalité humaine, fête du chauvinisme, du dopage, de la grossièreté réactionnelle et de l’argent. « L’Olympisme s’est enfin converti à la logique des marchés » (Andrew Young, Maire d’Atlanta à l’occasion des Jeux ) Les Grecs revisités par le capitalisme « américain », l’affairisme triomphant d’une ville dirigée… par une Chambre de Commerce … Les hurlements de l’Olympisme sportif propre à une « surhumanité » survoltée, toute de premier mouvement. Dopée, tricheuse, obsédée par « le fric » et le narcissisme de la gloriole médiatique. De l’autre côté : la violence passive d’un public mondialisé, assoiffé d’émotions ; l’< Emotion > devenue style de vie, l’objectif exclusif du divertissement, qu’il faut accélérer, multiplier, diversifier à l’infini. Psychose collective, psychologie des foules à l’époque planétaire. Signe des temps de cette nouvelle  » barbarie » : la veille des Jeux d’Atlanta, un Boeing explose en plein ciel. Le Terrorisme accompagne l’Olympisme comme son ombre portée dans un contexte de guerre civile généralisée. Le primitivisme de la pensée rejoint alors la sauvagerie ludique : deux jours après l’ouverture des Jeux, un car est arrêté en Algérie, les passagers sont égorgés sur la scène télévisuelle ; les « Fous d’Allah » profitant stratégiquement… de la « Fête » du Sport. C’est que l’Olympisme accompagne l’irrésistible essor du Cosmopolitisme libéral / démocratique, le mouvement de l’Affairisme généralisé ; la dictature planétaire du nouvel Ordre néo-libéral et des Oligarchies financières, politiques, institutionnelles, médiatiques, qu’il secrète. Le Sport n’est que l’envers de la Finance ; le C.I.O. renvoie à la C.I.A.; La F.I.F.A ne peut être détachée de l’O.M.C. ou de l’O.C.D.E. C’est qu’ils participent tous deux d’un même sentiment de la vie ( O. Spengler ) : Le centre de l’existence, le souci, la préoccupation contemporaine ( M. Heidegger ) se ramènent à l’Accélération devenue méthode ( P.Virilio ) et à l’Emotion devenue finalité de la nouvelle concupiscence. L’exigence de toujours plus d’émotion puisée dans le Travail, la Spéculation et le Loisir constitue l’immanentisme de l’homme contemporain voué à une fuite en avant indéfinie, une course à l’abîme que seuls la drogue, le spectacle permanent et l’abrutissement musical à coup de décibels semblent pouvoir apaiser. Mais encore : l’accélération, la vitesse de la vitesse, exprime l’art du moteur ( Virilio ) Exister, c’est être devenu moteur. Et jouir d’être moteur. D’où la fragilité, l’épuisement du sujet, et la sophistication extrême de l’individu. L’Athlète devient l’archétype d’une humanité-prothèse qui multiplie les expériences et repousse les limites de l’extrême. En cela, le dopage n’est qu’une prothèse parmi d’autres. Le fétichisme candide et sensualiste du « vivre pour vivre » est alors recouvert par le nouvel esclavage subi ou consenti de ce style d’existence, la Nouvelle Culture. Il est inutile de vouloir s’opposer à ce mur de lamentation. Ce serait s’y briser. Le Retrait constitue la seule parade, clair regard détaché sur ce nouvel épisode de « l’Histoire de l’être » ( cf Montaigne-Valéry-Spengler-Jünger-Heidegger )

* 94. L’ ART, LA SCIENCE, LA PHILOSOPHIE

E.P. L’art inquiète, la science rassure, la philosophie exalte ou endort.

* 95. SCIENCE

-J.T. Pour beaucoup sa majesté la science n’est qu’un bricolage fleuri agrémenté d’un bavardage grandiloquent. Elle tient toute sa valeur des succès pratiques qui se réduisent prosaïquement au confort petit bourgeois. Triomphe de Homais.

* 96. PIEGES

-E.P. L’homme, qu’il le veuille ou non, n’est qu’un « rat de Laborit ». Pris au piège multiple des groupes, des réseaux, des cultures et des prisons idéologiques. « Que fait le rat dans sa cage ? il mange le lard » (Sa Magnificence)

* 97. REPETITION ET REPRISE

-ORPHEE : La répétition suppose la succession, donc le temps. Elle est une figure du même, du semblable. Or rien ne se répète véritablement. Elle génère l’ennui. Elle contredit la nouveauté, l’insolite, l’inouï, la rencontre fortuite. Elle est l’anti-hasard par excellence. D’où la séduction des habitudes et l’importance décisive des fixations dans les psychonévroses et leurs variantes idéologiques, les utopies. A l’opposé, la reprise est la vie. Elle est répétition et variation. Ainsi du domaine musical. Par exemple la forme sonate. Le thème est suivi de des variations rythmiques, mélodiques, harmoniques et enrichi des possibilités infinies autorisées par la modulation. Par extension tous les domaines de l’existence relèvent de cette alternative : ainsi les séries de Monet. S’en suivent l’illusion du souvenir et… de l’enquête historique. La mémoire ne répète pas l’événement passé ; elle peut seulement « commémorer ». Demeure toujours un écart qui la distingue de l’original ; une distance, une différance. Répéter, c’est différer. De la même manière le rêveur ne répète pas son rêve. Il le narre, le transpose, le traduit, le trahit. De même encore tout progrès qu’on ne peut figurer par le cercle mais qui suit une logique de développement hélicoïdal. Rien n’est donc jamais absolument refermé sur soi. Excepté la mort. Ainsi d’où vient par exemple l’ennui suggéré par la mauvaise musique de Jazz ? Les trop fréquentes répétitions du thème ; la sensation de rengaine liée au sentiment d’absence de mouvement et de progression. Les ornements et autres fioritures masquent mal la pauvreté contrapuntique et la misère d’une modulation que les effets harmoniques ne suffisent pas à relever. L’harmonie n’est qu’un travestissement, un habillage de la ligne de chant, un masque, un simple cache-misère. Manquent la cadence et le profil si expressif dû à la maîtrise des différents degrés de la gamme. C’est pourquoi le Jazz n’est assez généralement ni tragique ni même dramatique. Il relève fondamentalement de la musique d’ambiance, de l’art décoratif. A l’écoute attentive, il lasse et ennuie. Or le remède pour lever l’ennui, c’est le suspens, la part du mystère. Il faut suggérer à l’auditeur un problème à résoudre, faute de quoi l’absence de tension ôte tout intérêt à la musique ( W. Furtwängler ) C’est le problème qui suscite l’émotion. Il faut du risque, de l’imprévisible. La péripétie, le retournement, la reconnaissance, le moment de la révélation et du pathétique sont les clefs du plaisir esthétique. Sur ce point Aristote ( Poétiques ) a tout dit. Il en est de la musique comme de tout moyen d’expression : la richesse est « verticale ». Il faut parler à plusieurs voix.

* 98. EXISTER

-J.T. C’est se sentir exister : éprouver des émotions, être mu, être ému, se mouvoir. L’existence se mesure à la quantité de force vive, aux impulsions et aux accélérations ; c’est se donner des projets et des tâches. C’est se donner du mal. L’homme est l’être qui se donne du mal. Le mal est bon ; c’est un bien. Il est la condition de la vie. Il est jouissance, signe de l’intérêt. Ainsi le sentiment de soi n’apparaît que par l’effort et dans l’épreuve de la résistance, l’opposition. Le bonheur ne surgit que dans la tension et l’attention. ( Voir Descartes, Malebranche, Hegel, Biran, Bergson, Alain, Alexandre… )

-E.P. Erreur de Freud qui réduit le bonheur au plaisir et qui définit le plaisir comme réduction de la tension. Or il n’est de véritable satisfaction que dans la jouissance de la puissance… en acte. Y compris dans la contemplation. Ainsi le dieu d’Aristote, Acte pur. Le bonheur extrême se manifeste dans la victoire quel que soit son objet. L’homme triomphe ( L’Aurige de Delphes ) Le sentiment de soi naît ainsi de l’opposition et de l’épreuve de la résistance ( Maine de Biran ) Ennui procuré par la « réduction de la tension » freudienne appelée  » plaisir « …

-J.T. La psychanalyse est une théorie diagnostique à l’usage des malades projetée dans l’univers des bien-portants. Le venin nihiliste s’accompagne par ailleurs du jugement de valeur moral relatif à la signification de la puissance : le médecin se fait juge et prêtre. Il condamne la puissance et valorise les impuissants, les souffrants ( Ici Nietzsche est juge de Freud ).

* 99. LES TROIS ATTITUDES DE LA JEUNESSE

-E.P. Trois ambitions : conquérir le monde, le transformer, le déchiffrer. La conquête, la révolte, la connaissance. Restent ceux -ils sont légion-, qui le subissent ou le parasitent.

* 100. SERVILITE

-J.T. Le goût des hommes pour le fardeau, la tâche, la fonction, la mission, la responsabilité…

* 101. INNOCENCE DES GENITEURS

-E.P. La capacité d’engendrer une progéniture passe aisément pour la jouissance légitime d’une espèce de « droit naturel ». Cependant quoi de plus monstrueux que la licence d’imposer à nos (?) prétendus « descendants » l’effectivité, les aléas et les misères de l’existence sans jamais s’être soucié… de prendre leur avis. « Je ne t’avais rien demandé ! » : effet boomerang et retour amer d’une filiation et d’un zèle indiscrets. L’humanité sous ce rapport est toute aussi irresponsable que les autres espèces. Et l’eugéniste dans sa suffisance scientifique n’est qu’une manière de « pousse-au-crime »

-J.T. Il faudrait reconsidérer la signification du baptême et le concevoir comme l’occasion d’une cérémonie pénitentielle où les parents demanderaient solennellement à leur enfant le pardon de cette irrémédiable faute, de cette initiative aussi arbitraire qu’ exorbitante.

* 102. MICROCOSMOS

-J.T. L’existence à l’échelle des insectes, leur expérience… Scènes extraordinaires des amours de l’escargot : Eros gastéropode ! Autre scène hallucinante : le scarabée assommé par la pluie. Les gouttes d’eau qui s’évaporent ; et enfin Sisyphe! le bousier et son fardeau de terre. Et dans tout cela, l’horreur de la souffrance et de la solitude muette, la souffrance gratuite de la vie, à l’abandon, pour rien ( A.Schopenhauer )

* 103. INSENSES :

-E.P. Nous ne savons pas ce que nous « disons », ni ce que nous « pensons ». Encore moins ce que nous « voulons ». Nous « sommes »… la « société »

-J.T. Soit. Les interactions chaotiques et l’inconscience sont réellement « déterministes ». Elles font, défont et sont l’histoire.

* 104. NAIVETES PEDAGOGIQUES. ( Dialogue « socratique » )

-E.P. Le progressisme pédagogiste repose sur une double illusion. Il confond la curiosité et la volonté d’apprendre. Il se fonde sur le mirage rousseauiste et kantien de la perfectibilité humaine.

-J.T. L’expérience montre cependant que la distribution des étudiants fait apparaître trois types bien marqués : les curieux qui veulent apprendre -et qui se donneront d’ailleurs effectivement et par eux-mêmes, c’est à dire par goût, les moyens de la connaissance ; ensuite les curieux qui désirent savoir mais sans se donner vraiment la peine d’apprendre ; ce sont les consommateurs du savoir ; viennent enfin ceux qui, ni curieux ni désireux d’apprendre, lestent définitivement tout espèce de système éducatif aussi « rationnel » soit-il dans ses prétentions.

-E.P. Mêler ces trois types d’élèves, c’est courir à un échec inévitable. Comme on ne peut ni ne veut changer les natures, les activistes de la pédagogie s’imaginent pouvoir suppléer au « mauvais vouloir » par les ersatzs « scientifiques » de la connaissance attrayante et modernisée…

-J.T. … C’est que derrière ces songes de pédagogues énervés se profile la vieille idéologie illuministe pour laquelle de ce que tous ont droit à une éducation de qualité, il s’ensuit que tous partageraient -sans doute par l’ effet miraculeux d’une quelconque grâce-, la même volonté de progresser…

-E.P. Misère des bons sentiments… il y a loin de la simple curiosité à la volonté de savoir. Apprendre est une conduite pénible et toujours rebutante tout au moins dans les débuts, quel que soit l’objet. Le premier obstacle est souvent le dernier, le premier écueil est décisif. Rappelons-nous Descartes, Malebranche et la sagacité oubliée de leur psychologie de la connaissance. Penser est une activité qui procède par effort mental méthodique. La connaissance s’effectue par une inspection de l’esprit qui s’accompagne d’une contention psychologique. Une discipline de l’attention. Pour apprendre, il faut sentir et imaginer, mais surtout suivre les règles de la méthode, concevoir les choses et leurs liaisons. Ce qui enveloppe certes l’intuition de l’idée claire et distincte mais aussi l’affirmation libre et active, acte de consentement au réel représenté. Se représenter c’est… se rendre présent… C’est là -me semble-t-il, trop demander à « l’élève moyen » amené de force aux lieux d’instruction obligatoire, qui suit les cours par inertie ou… se fait porter aux abonnés absents.

-J.T. La belle naïveté que voilà ! Prétendre donner à boire à un âne qui n’a pas soif… Laissons-le plutôt brouter son picotin… C’est une manière de quadrature du cercle qui circonscrit tous ces débats, ces « colloques », ces « séminaires » sur la « pédagogie »» aussi vains que présomptueux puisqu’ils reposent en derniere analyse sur la dénégation du réel, sur le refus de la disparité humaine et de ses attentes.

-E.P. Les Anciens et les Modernes, les « Réformateurs » et les « Refondateurs » n’ont pas fini de se quereller sur les « méthodes » tout en dansant la ronde des « hommes de bonne volonté ». Si la Toussaint de l’école est permanente, son printemps n’est pas pour demain…

* 105. LEGITIMITE DES POUVOIRS

-E.P. Mystification . Tout pouvoir politique est d’usurpation. Il n’a d’autre origine que la force et la catastrophe ; bref : la violence est la grande accoucheuse ( F. Engels ) Pour s’en convaincre, si cela est encore nécessaire, il suffit de reprendre l’histoire de France. Pas un seul régime politique depuis le 10°siècle qui ne s’inscrive dans cette perspective. Quoiqu’en pensent les Constitutionnalistes et dût leur vanité en souffrir, le Droit succède à la Force et ne la précède jamais.

-J.T. C’est la thèse réaliste, la thèse cynique, la profession de foi de Bismarck. Rappelons-nous l’anecdote de l’intervention fameuse de Von Papen à la S.D.N. :  » Nous autres Allemands, n’avons pas pour habitude de mourir dans notre lit ! « …

-E.P. Sur ce thème les analyses de Pascal sont définitives et irrécusables. On peut se fier aux chrétiens, surtout dans la mouvance ou la manière jansénistes, dénués d’illusions à propos de la nature humaine. La perspicacité politique de l’Auteur des Pensées s’appuie sur la finesse psychologique et l’appareil théologique du péché originel. Ainsi, dans cette perspective, recherchera-t-on en vain un quelconque fondement à la souveraineté.

-J.T. Le pouvoir a cependant une origine. Une source qu’il convient de dissimuler aux peuples par un discours de légitimation qui s’adresse à l’imagination des dupes et favorise l’obéissance civile. Le  » Droit constitutionnel  » est l’artifice nécessaire à la paix civile, un mensonge utile dénoncé (dans le langage de Pascal) par les « demi-habiles » mais cautionné par les  » habiles « , ceux-ci sans illusion quant à la possibilité même d’ un pouvoir légitime. Tout au plus devra-t-on se contenter d’une variante légale, par exemple d’un maquillage « démocratique ».

-E.P. Si le « Droit positif  » politique n’est qu’un expédient commode à l’usage des simples, le prétendu « Droit naturel » n’est lui qu’une superstition entretenue par les « intellectuels organiques  » ( Marx ) ou révolutionnaires ; une idole, un fétiche au service des maîtres. Pascal seul contre Locke, Grotius, Rousseau, sait la lâcheté des peuples et leur secrète préférence pour la sécurité, fût-ce au prix de la liberté… Il sait  » l’amour de l’égalité » … dans la servilité, le rôle de l’économie de la peur et la jouissance procurée par la compétence du pouvoir.  » La Justice ou la Raison des effets « , écrit malicieusement l’Auteur des Provinciales. Car s’il y a effectivement des effets -les relations de pouvoir-, ils ne sont certes pas  » fondés en raison  »

-J.T. Si l’histoire politique n’est qu’un « cimetière d’oligarchies » ( V.Pareto ), elle déroule son long tapis d’usurpations brutales parallèlement au cortège d’ intellectuelles protestations et autres dénonciations… toutes aussi inutiles, toutes aussi naïves.

* 106. ECRITURE ET CIVILITE

-E.P. Ce qui donne son caractère de nécessité à l’écriture, à titre de discipline quotidienne, c’est que le style, la composition et la calligraphie obligent à l’obéissance aux règles de la pensée et de la présentation. Le négligé est banni. Il y a une politesse, une civilité de l’écriture. Elle devient le contrepoison quotidien au primitivisme sauvage des contemporains. Il faut évacuer le bruit, cet écho de l’agitation et de l’affairement ( Heidegger) prétentieux et vain. L’écriture, ainsi qu’un bain, est l’hygiène de l’esprit ( Valéry ) qui nous lave des considérations oiseuses et des obsessions publiques. L’écriture n’est pas « sainte », elle est saine. On substituera donc une éthique de la santé à une morale de la sainteté.

* 107. HAIKU

-J.T. Excellente discipline poétique et remarquable gymnastique intellectuelle… Quoi de plus excitant que de cerner une impression ou de définir une pensée en trois courtes épiphanies. Le cadavre achève de pourrir. La rose se fane, L’existence s’étiole… et puis la chute : Une porte s’ouvre. Ici, il y a une voie, un chemin… Ou encore : Il est tard. J’écris. L’encre dépose la lettre sur la page. La difficulté du haïku tient à l’impératif absolu d’authenticité. ( Vertu poétique et non pas règle morale) Il faut accepter le poids de l’instant, se plier au jeu de l’association et courir le risque de l’abandon, tout en rejetant l’abîme de l’effusion et le péril du kitsch.

* 108. INGENUITE DE LA PHENOMENOLOGIE

-E.P. Elle tient dans le cercle de ses quatre postulats : -Le fantasme du retour aux prétendues « choses elles-mêmes ». ( la critique du Structuralisme a porté : l’  » immédiateté  » n’est qu’un leurre, une abstraction conceptuelle ) -Le parti pris de réduction de l’être à l’expérience et de l’expérience au sens (cf: la critique de Vincent Descombes : cette prétendue réduction n’est qu’une idéaliste illusion anthropologique) -L’ontologie des « essences » ou platonisme de l’expressivité absolue. (cf: la critique de Louis Rougier, reprenant l’argumentaire classique de Hobbes ou de Condillac : l’idée d’ « essence » n’est que la traduction d’un verbalisme intempérant). -Le projet de fonder la vérité sur la subjectivité transcendantale ( cf: la critique de Cavaillès : si cette intention -d’origine cartésienne et kantienne-, a une valeur, il faudrait plutôt avoir recours à une philosophie du concept ) -J.T. Que reste-t-il de la phénoménologie si on lui ôte ses quatre voiles d’illusion ? -E.P. -La description qualitative de l’expérience vécue. Mais alors il faut reconnaître que sa valeur esthétique n’atteint pas le niveau de la littérature. Avec tout le talent de son auteur, la Phénoménologie de la perception peut-elle soutenir la comparaison avec La Recherche du temps perdu ? -L’idée de totalité comme modèle méthodologique- qui n’est d’ailleurs qu’un emprunt à l’Ecole de la Psychologie de la Forme.

-J.T. C’est maigre…

-E.P. Hélas. Il serait de surcroît trop facile d’ironiser sur les illusions politiques ; ainsi de l’intellectualisme euro-rationaliste, euro-centriste et démocratique envisagé comme opérateur de sotériologie sociale ( Husserl et sa Krisis)

* 109. DE L’ENTREPRISE

-J.T. Comment rendre compte de la finalité de l’ « esprit d’entreprise » ?

-E.P. En apparence, il est possible de distinguer cinq réponses traduisant chacune pour soi une idéologie bien particulière : -pour créer des emplois. C’est le discours de la piété économique bien pensante, l’antienne socialiste. -pour créer des richesses. « Evidence » qui constitue le contrepoint à la première allégation. Il s’agit de la parole classique, universitaire et dogmatique (Adam Smith) -pour faire du profit ( Ricardo / Marx ) Cette perspective a le mérite de la franchise. Nous quittons là d’ailleurs le terrain de l’idéologie pour retourner à la rudesse des faits. -pour obtenir la puissance et la considération. On perçoit ici le concept hégélien de lutte pour la reconnaissance, le fondement de la fameuse  » dialectique du maître et de l’esclave « . -par imitation sociale, comme expression du panurgisme ambiant. -J.T. Certes. Aucune de ces allégations ne manque de pertinence. On aurait cependant tort d’omettre l’une des sources essentielles de cette mythologie pesante et omniprésente : le besoin pascalien de divertissement. L’entreprise est exutoire à l’ennui-cette passion dissimulée de l’existence humaine. Elle est aussi -tout comme l’action politique d’ailleurs-, remède à la mort. ( R. de Lacharrière ) -E.P. L’ esprit d’entreprise tant célébré n’est peut-être qu’une modalité du désespoir secret qui ne cesse de hanter nos contemporains. L’activisme technologique, l’affairement productiviste ( H. Marcuse ), la fuite en avant dans la production, l’investissement à corps perdu des « managers », « cadres », « consultants » et autres « experts », leur ensevelissement dans l’économie de marché, ne traduiraient alors qu’ une incapacité profonde à exister, une  » difficulté d’être » ( Cocteau ). Ce qu’Huxley avait déjà diagnostiqué dès le milieu du siècle. -J.T. Peut-être.. mais si, fort banalement, il ne s’agissait que… de gagner son pain ?

* 110. SUR LE  » DEVOIR  » DE MEMOIRE

-E.P. La secrète jouissance d’entretenir les vieilles plaies, les antiques colères. Solliciter en tout bien tout honneur l’instinct de vengeance ; culpabiliser ses contemporains jusqu’ en leurs potentiels descendants. L’ivresse ressentie à faire payer jusqu’à la énième génération… quelle satisfaction !

-J.T. Douceur de la vengeance qui n’a jamais de fin… Ô charitable espèce…

-E.P. L’incapacité au mystique pardon chrétien se transmue en volonté de ne jamais oublier, en impératif catégorique, en « devoir ».

-J.T. Susciter le remord, exiger le repentir, si possible sous sa forme la plus infamante, publique. Amener le coupable à l’aveu puis à résipiscence ; et de préférence sur la scène électronique, le forum mondial devenue théâtre d’édification et de harcèlement moral à l’usage des masses… Les foules devenues témoins et juges aux Nouvelles Assises planétaires…

-E.P. Donc, derrière la plainte, parfois légitime, la haine…

-J.T. Ce sont là saintes gens… qu’ il nous faut respecter.

* 111. LES ENSORCELES

-E.P. L’une des notions par lesquelles il est possible de décrire un aspect du monde des relations humaines. L’autre comme piège.  » Charme « ,  » prestige » ,  » envoûtement « , le vocabulaire de la magie s’applique adéquatement à cette sorcellerie qu’est en partie la biologie relationnelle ( Chartok ). L’Autre est vécu comme Sauveur, quel que soit le domaine axiologique considéré ( religieux, politique, esthétique, érotique…).  » Prends-moi, ne m’abandonne pas, pitié…  » Exister, c’est là chérir son christophore.

* 112. NIETZSCHE PATAPHYSICIEN ?

-E.P. Evidemment non. Par delà les interprétations post-modernes des années 70 / 80, qui presque toutes tendaient à figer sa pensée en y projetant les postulats de la  » déconstruction  » ( Foucault, Deleuze, Derrida, Klossowski…), il faut revenir à l’image plus plausible d’une trajectoire continue et à l’hypothèse d’un projet concerté bien que souvent dissimulé. Nietzsche n’a en fait jamais renoncé à ses fantasmes réformateurs (1876) Par delà l’acuité du critique, la férocité de l’analyste et la sagacité du généalogiste percent constamment le Clerc, la nostalgie d’une  » Rome » et d’une « Renaissance  » de convention, ainsi que la volonté affirmée d’être le philosophe médecin de la civilisation. En dépit des allégations qui visent à dédouaner l’originalité du Penseur d’une postérité fâcheuse, le Zarathoustra -pour en rester là-, développe incontestablement le programme d’un Cinquième Evangile. C’est bien à une même aspiration et à une même thématique que nous avons affaire et… jusqu’à la folie : la « réforme morale », la refonte culturelle de l’Europe. Renan n’est pas loin.

-J.T. Toutefois certains passages… prenons cet extrait de l’Antéchrist, ouvrage encore de nos jours trop peu lu et même quasiment étouffé pour des motifs obscurs dont la signification m’échappe : < Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion n’ont quelque point de contact que ce soit avec la réalité. Il ne s’y trouve rien que des causes imaginaires ( « Dieu », « l’âme »,  » le Moi « , le  » libre-arbitre « ; rien que des effets imaginaires ( « péchés « ,  » rémission des péchés  » ). Un commerce entre des êtres imaginaires ( « Dieu « ,  » esprits « ,  » âmes » ); une science imaginaire de la nature ( anthropocentrique; absence totale du concept de causes naturelles ); une psychologie imaginaire ( rien que des malentendus sur soi même, interprétations … des états du nervus sympathicus par exemple, à l’aide du langage figuré de l’idiosyncrasie religieuse et morale,  » repentir « ,  » remords « , « la tentation du diable « ,  » la présence de dieu « ); une téléologie imaginaire (  » le Royaume de Dieu  » le jugement derner « ,  » la vie éternelle « )… > -E.P. Suit l’analyse généalogique qui ramène ce monde de pures fictions aux concepts propres à la vision interprétative de Nietzsche ( la  » pensée épochale « , le  » nihilisme « , la  » décadence  » ), ainsi qu’ au thème de la  » psychologie du ressentiment « , l’opérateur herméneutique de son histoire de la culture.

-J.T. Sans doute… mais ces quelques lignes…

-E.P…. pourraient effectivement entrer dans une Chrestomathie de ‘ Pataphysique philosophique fondamentale. Il n’y a rien à y retrancher.

* 113. LA LECON DE BOUCLE D’ OR

-E.P. < -Une petite fille qui vient de nulle part et qui « se promène dans la forêt » aperçoit une maison dans une clairière. Sans tergiverser elle entre décidément, avise des bols de bouillie disposés sur une table, en avale prestement le contenu. En suite de quoi, après avoir essayé les sièges vides de leurs occupants habituels, elle monte à l’étage et s’endort en toute candeur dans un lit d’enfant qui l’invite au sommeil. Quelques heures plus tard, les locataires du lieu, trois ours débonnaires et rustiques découvrent avec stupeur l’ingénue endormie, après avoir constaté, mi-consternés, mi-indignés, la disparition de leur pitance. Réveillée, la fillette se dérobe aux questions de ses hôtes-malgré-eux et sans mot dire, s’esquive sous leurs yeux stupéfaits… >

L’intérêt de cette histoire, c’est qu’elle résiste absolument aux analyses réductrices. Qui ne voit la vanité d’interprétations édifiantes ou sociologiques, voire psychanalytiques ramenant l’anecdote à quelque pesante marotte : -anagogique, symbolique et morale, à la manière de Paul Diel ( la forêt, l’égarement, la maison, le sommeil, le manque d’à-propos des trois ours etc) ; -freudienne ( les bols vidés, le père bourru, le dépit de Petit Ours, la fuite de Boucle d’or…) -ou encore sociologique (le comportement anomique de Boucle d’or face au conformisme petit bourgeois de la famille Ours) Le trait commun de ces  » paroles de vérité  » c’est qu’elles prétendent ramener la lettre des textes à un « ailleurs » qui en révélerait l’ « esprit ». L’exégèse n’est en fait que l’expression profane de la vieille herméneutique; et le rationaliste critique n’est que l’avatar contemporain des ancestrales figures historiques du Devin et du Prêtre. Le Pédant fait parade de la virtuosité narcissique de sa suffisance interprétative et le lecteur est invité à participer à son rituel de mise à mort. D’une telle histoire dont l’effet énigmatique mais incontestable sur les enfants peut être régulièrement constaté depuis des lustres, on ne peut cependant rien dire, si , par  » dire quelque chose », on entend dégager la signification immanente et cryptée d’un récit apparemment innocent. Il est possible toutefois de proposer un  » patacommentaire  » minimal récusant le parti-pris herméneutique et s’interdisant l’ivresse et les prétentions oraculaires de la  » Critique « convenue.

Le récit a pour thème le scandale suscité par une intrusion étrangère et renforcé par l’ absence totale de sentiment de culpabilité d’une héroïne dont le sans-gène est pour ainsi dire absolu. Pas plus que la famille des hôtes-malgré-eux, le lecteur n’apprendra la raison, le fin mot d’une histoire à jamais inintelligible. Boucle d’or incarne le  » type » du Visiteur indiscret et inattendu qui rencontre par hasard sur son chemin des témoins déconcertés dont l’ébahissement constitue le ressort comique du conte. Le récit nous donne à lire un événement pur… sans rien à penser. Il se pourrait que le malaise ressenti par les trois dupes et derechef communiqué au lecteur résulte de la déplaisante leçon qu’on en pourrait dégager : -savoir que la plupart de nos expériences ne relèvent en effet ni d’une causalité explicative ni d’une finalité intentionnelle mais de la simple, définitive et radicale contingence d’improbables mais pourtant bien réelles et incontournables rencontres. «  Le hasard est le croisement des séries causales rationnellement indépendantes les unes des autres » affirme Cournot qui, ici comme souvent, parle d’or. Or l’ensemble des événements naturels et la plupart des situations humaines ne relèvent-ils pas de cette modalité factuelle ? Qu’un étranger, tel le Bernard-L’hermite, viennent s’installer dans notre coquille, voilà qui n’est assurément pas agréable. Mais que de surcroît, cette incivilité ne réponde à aucun dessein, à aucun désir de provocation ou, davantage encore, ne manifeste pas la moindre intention -fût-elle agressive-, traduisant le simple fait d’être là, à notre place, voilà qui dépasse la mesure; celle de notre exigence de sens et d’explication. Sans compter notre besoin de… réparation. Le ressentiment serait-il à l’origine du  » Sens  » ? Il s’agissait donc tout benoîtement d’un apologue. Moralité: Le Commentateur, l’ Exégète et l’ Herméneute ou encore… les Trois Ours.

*  114. DE L’ANARQUE ET DE LA PATAGONIE ( E. Jünger)

-E.P. Comment garder sa tête dans l’ahurissant mäelstrom des intérêts, des passions et des idées qui nous submergent au risque de nous perdre ? Comment vivre la dimension politique de l’existence ? A la réflexion il est possible de distinguer un certain nombre d’attitudes répertoriées tant par l’enquête philosophique traditionnelle que par le sens commun : -l’indifférence, proche de l’abrutissement, effet de la misère ou de la stupidité constitue, à pasticher Descartes, le plus bas degré de la liberté politique. Elle est à peine discernable de la stupeur inconsciente de la bête promise à l’abattoir. Il n’est pas nécessaire de s’y attarder. -la résignation traduit l’effet d’une expérience souvent instruite caractéristique du bon sens populaire, au fond pas dupe, qui regarde goguenard, dans la salle, les agités de la scène politique. -l’ambition opportuniste est par définition de toutes les époques, de tous les régimes. Caméléon, courtisan, insinuant, persévérant, tel se présente le parvenu. -le conservateur accompagne les évolutions sociales, économiques, idéologiques avec toute la prudence d’un bon père de famille. Sans illusion sur le cours des choses, méfiant sur le chapitre du caquet, il gère un patrimoine civil en bourgeois installé et sceptique. C’est lui qui fait la politique au long cours, fort de son expérience et heureusement limité par son absence décidée d’imagination. On reconnaîtra ici le profil énigmatique de certains héros placides de Joseph Conrad, capables d’affronter les plus grands cataclysmes sans qu’il soit possible de faire le départ de l’héroisme et de l’inconscience ( cf Typhon) -avec l’enthousiaste, nous entrons au contraire dans le monde de l’idéologie politique, dans l’univers de la spéculation et de la convulsion, dans le monde des Visionnaires de la chose sociale. Traditionnaliste, Réformiste, Anarchiste, l’esprit révolutionnariste -qu’il fétichise le Passé, le Présent ou l’Avenir-, engage ses semblables en pensées, en paroles et en action, de gré ou de force, n’ayant de cesse de frapper à leur porte et de les importuner… pour la bonne cause, évidemment la sienne. Notons en passant le pathétique de cette autre figure métahistorique qu’est le nigaud, l’éternelle dupe. Remarquons qu’il forme avec son double un couple indissociable, une espèce de ménage où les passions du coeur se mêlent à des raisons plus sordides. C’est alors qu’apparaît le sublime politique, ce sentiment de l’  » infini  » ( Kant ) ou de l’  » immense  » ( Malebranche ) par lequel l’existence sociale habituellement prosaïque et profane reçoit son déguisement sacerdotal des farceurs de cette bouffonnerie tragi-comique, souvent grotesque, mais toujours plus ou moins sanglante.

Voilà pour le paysage. Qu’allons-nous y faire sans nous égarer ? On doit à Ernst Jünger la création originale d’un type littéraire, l’Anarque, chef d’oeuvre poétique, fiction romanesque certes, mais heuristique, car au bilan de l’inventaire, plus suggestive dans son  » irréalité  » même que la plupart des prétentieux  » concepts  » du commun bavardage politologique. Quelques traits suffiront à le mieux cerner : -A la différence du partisan qui veut « changer la vie » l’Anarque se refuse toute intervention dans l’arène politique. -« Sans foi ni loi « , il ne reconnaît aucune règle : c’est à dire qu’il n’en perçoit pas la légitimité. Il ne la néglige cependant pas, il l’étudie et même lui obéit mais d’une manière formelle, purement abstraite. -L’Anarque ne cherche pas à prendre, à renverser ou à modifier le pouvoir; mais il l’accompagne-quel qu’il soit-, pour mieux l’observer. -Individualiste, il cultive les plaisirs secrets de la clandestinité. Il ne s’exhibe pas, il ne se fait pas remarquer, il ne fait pas parade de son mauvais vouloir  » à la façon d’ un chien trop longtemps à la laisse  » . Il délaisse les cafés, les catacombes, les réunions, les conjurations, tous les lieux de la promiscuité discutailleuse et fanfaronne. Il ne complote pas. A-t-il même des complices ? -Individualiste, certes il l’est. Mais sa liberté n’est pas son but : elle est sa propriété. -Il peut être Prince ou Clochard ; il traverse en diagonale toutes les couches de la société. -Son lieu géométrique est la tangente. Sa « nostalgie » géopolitique est la presqu’ île, la Patagonie… – » Ne se mettre au service de rien« , telle est la devise qui le rapproche de son grand ancètre, Stirner, ou encore de cet autre esprit libéré, véritablement libre : Darien. Serait-ce un voyeur ? même pas. Peut-être tout simplement un gentleman-observateur, un solipsiste bien élevé… C’est donc un homme aux ambitions modestes. Tel est le portrait jüngérien, quasi-‘pataphysique de l’Anarque, la précieuse Figure littéraire développée dans Eumeswil. Immergé au plus profond de cette Patagonie intérieure, Manuel Venator, évolue dans le labyrinthe du pouvoir, préservé et secret, sans idéal, sans illusions, sans perspective et sans espoir.  

115. Le ballet de liberté ( Prélude et Comédie )

Prélude

-E.P. De toute évidence l’un de ces concepts obscurs et flous donnés en pâture à la sagacité humaine. -J.T. Commençons à la grammaire, c’est de bonne méthode. Le mot de liberté désigne-t-il une chose ou une relation ? -E.P. Une relation assurément. La  » liberté-en-soi  » est un concept vide. La  » Liberté  » avec majuscule n’exprime qu’ une forme verbale, devenue superstition, idole génératrice de signes et d’emblèmes. Ainsi cette  » Statue de la Liberté « , symbole d’une civilisation et d’un style de vie mondialisé et quasi-totalitaire. Précisons. Cette relation se comprend en deux sens. La phénoménologie – si on l’entend non pas comme sotériologie mais comme simple méthode de description et dévoilement des intentions existentielles-, fait apparaître deux acceptions parallèles : la liberté-de et la liberté-pour. Selon la première occurrence, être libre, c’est n’ être pas contraint ou être « déchaîné  » . Selon la seconde, c’est être disponible en vue de… Douter, peser, évaluer, mesurer la portée, délibérer, choisir entre les termes d’une alternative, puis trancher et se déterminer, tels sont les moments principaux de l’acte libre déjà dégagés par Aristote dans son Ethique à Nicomaque. -J.T. Soit. Maintenant , l’absence de contrainte qui accompagne la résolution peut s’accompagner ou non d’une autorisation. Nous entrons alors dans le domaine du < Droit >. Être libre, c’est jouir de libertés civiles dans le cadre d’une réglementation positive et stricte. -E.P. Certes, mais tout ceci est encore bien scolaire et nous nageons dans les évidences. Le vrai problème est de définir la source et la nature de cette liberté. Problème qualifié habituellement de métaphysique. Il suscite un abondant différend philosophique entre maintes, chatoyantes et valeureuses dogmatiques…

COMEDIE -J.T. Rendons-nous donc au Tournoi de Philosophie et approchons-nous de cet intéressant théâtre… -E.P. Nous sommes au chant d’honneur. Les sonneries retentissent. Les champions s’apprêtent à entrer en lice… Voici l’entrée d’un acteur ! Mais… c’est une belle endormie ! Quelle nonchalance ! -L’ INDIFFERENCE : On m’appelle la liberté d’indifférence. Je ne distingue ni ne choisis entre des thèses qui également m’ ennuient… Mon inconscience est absolue. A la manière d’Apulée, le Scolastique Buridan m’a figurée jadis sous les traits d’un Ane incapable de trancher entre son avoine et son eau et qui dépérit de son indécision même. Je suis selon Cartésius :  » le plus bas degré de la liberté « . -J.T. Elle est bien humble cette enfant… Elle s’éloigne… mais voici un couple qui s’approche… Des jumelles… Ce sont des atlhètes !.. quels muscles ! -LES ANTINOMIES : Nous sommes les Antinomies, inséparables bien qu’ ennemies, toutes vêtues d’a-priori, de sophistiques pierreries. Nous sommes les Antinomies. -J.T. Comme elles paraissent querelleuses ! -THESA. Je suis la capacité d’ être soi. Mon père Bergson Henri m’a baptisée spontanéité pure et expression du moi profond. Aliénée je suis par le commerce social et toute souillée de ses clichés. L’Art seul favorise mon essor et mon génie ! -ANTITHESA. Ton père est un mauvais maître et il t’a leurrée. La spontanéité créatrice n’est que soumission au corps et à la sensibilité à laquelle tu es enchaînée. Tu es esclave de l’individuation et du vouloir-vivre… Mon maître Schopenhauer avait relevé, bien avant les rodomontades de ton gourou de Collège de France, le vice de ta conception. Ecoute-moi donc : seuls la philosophie, l’art et le suicide peuvent nous libérer de la tutelle de la vie. -J.T. Quelles furieuses ! Rien qu’à leur ton je demeure interdit et tout tremblant… Ah ! Voici une troisième Erynie qui s’avance. Celle-ci paraît d’humeur plus posée… -SAINTE-AISE. Je vais vous mettre d’accord, mes chéries :  » Liberté  » signifie réunion du « soi » et de la  » conscience de soi « . Elle est maîtrise de soi, par le soi, pour le soi. Comme l’affirmaient les Stoïciens, Sénèque et Descartes ! Comme l’a rappelé Alain. La liberté, c’est le gouvernement de soi. D’ailleurs le poète l’a dit et en alexandrins ! Voyez Corneille ( Cinna 4.2. Monologue d’Auguste ) -E.P. Je doute que ce langage parvienne à les réconcilier. Mais quel est cet agité qui surgit ? Apparemment un esprit dérangé. Cette gesticulation ! Que de tics ! un fou… ou un guérisseur de fous, quelque psychanalyste sans doute… -LE FREUDIEN. Vous êtes bien naïves toutes trois. Comment pouvez-vous accréditer l’idée du choix personnel ? Ne savez-vous pas que toutes nos décisions sont secrètement guidées par notre passé, orientées par notre inconscient, cet autre moi logé au plus profond du moi, caché au profane mais évident pour l’initié ? Je vais vous confier le secret : il n’y a pas de liberté. Tous nos actes et nos pensées sont déterminés à notre insu, logés au coeur de nos complexes; nous qui nous imaginons être libres… misérables que nous sommes. L’expert seul, possède la clef ! -J.T. Celui-là ne manque pas de suffisance… Mais il en surgit encore un ! Quel regard ! cet aspect d’ agitateur, de convulsionnaire de Saint-Médar ou d’échappé de café philosophique ! On jurerait un tribun… et quelle fumée il produit ! -LE SARTRIEN : Ne les écoutez pas! Ce ne sont que balivernes! Voici le credo de la foi existentialiste : la liberté existe bien. Et je n’hésite pas à l’affirmer : elle est de surcroît absolue. Elle crée toutes nos valeurs et Elle fonde notre responsabilité morale vis à vis de tous les autres hommes ! Seuls les salauds et les cyniques jouisseurs, ces porcs ! peuvent s’en détourner ! -E.P. Quel ton ! Celui-ci est manifestement le plus dérangé de la troupe ; il sera atteint de ce mal étrange et endémique qu’est la Massu… -J.T. ?.. -E.P. La manie de l’ assistance salutiste et sociale universelle. -J.T. C ‘est sans doute aussi le plus dangereux. Voyez le moraliste tapi derrière cette prétention, la mythologie kantienne de l’autodétermination ! Il a dû apprendre la philosophie dans la Critique de la Raison pratique annotée par un pasteur luthérien. -E.P. Pour ma part, j’y vois surtout la manifestation de l’instinct de persécution. La marotte de l’imputation et le goût de l’anathème. Il s’agit d’ un maximalisme éthique à l’ancienne mode, celle qui fut lancée jadis avec succès par J.P.Sartre, le célèbre Dominicain de la philosophie française et son plus grand Frère prêcheur. -J.T. Vous êtes injuste… il est vrai que c’était l’époque de la Libération… ll fallait donner des gages… ou se dédouaner… par le verbe et la plume, en exigeant d’autrui ce fameux engagement qu’on avait soi-même peut-être éludé… … sans doute par manque d’à-propos… relisez La Chute… -J.T. Tiens ! je n’avais pas remarqué… il est accompagné de tout un cortège de nains. Comme ils sont petits ! mais aussi comme ils se redressent ! quel air de suffisance ! -E.P. Ce sont les moralistes à la mode. Les Nouveaux Philosophes. Ils sont très en cour en Terre Sainte, au Ministère de la Vérité, je veux dire : sur les Plateaux de Télévision et sur les Ondes de la Culture. Et omni-présents ! Comme des boas ils étouffent en la monopolisant toute l’information prétendue culturelle. Leur succès est très réel auprès des Illuminés d’ Obédiences … et autres Barbes, les Pédagogues… Ils forment le nouveau parti clérical… -J.T. Comment ne pas les reconnaître… regardez-les donc ! Ces imprécations ! Ils grimacent… ils s’invectivent… ils en viennent aux mains ! Quelle mêlée !.. Mais laissons-là, ces Amis du Genre Humain…Quelles conclusion pouvons-nous tirer de cette comédie ? -E.P. … avouer notre impuissance à trancher. Pour mon particulier- et je n’ai certes pas le projet fou de prétendre universaliser mon expérience-, il m’arrive parfois, ainsi que Lequier, d’ éprouver le sentiment d’être libre, tout comme je me sens aussi fréquemment contraint dans mes décisions par certaine cause qui m’ incline sans peut-être me déterminer, comme écrit Leibniz. -J.T. La portée des données de l’expérience aura donc ses limites… -E.P. Il faudra sans doute revenir au De rerum natura. L’acte libre ou prétendu tel serait-il la marque de la pure contingence au sein de l’existence ? Que dire de plus ? -J.T. Peut-être ceci : la prétention à la liberté ne signifierait après tout que la nécessité de singer le réel, de reproduire malgré soi et à l’occasion cette contingence, cette modalité de l’être que vous évoquez, dans l’émergence reconduite du possible, de l’originalité et de la nouveauté. E.P.Admettons mais restons-en là. C’est déjà trop s’avancer.

* 116. DE LA LEVITATION : PLAISIR, BONHEUR ET… VOLUPTE

-E.P. Le bonheur n’est pas un terme transcendantal. < Idéal empirique de l’imagination >, écrit Kant. C’est seulement un mot qui définit le parfait contentement de notre état. Définition nominale donc et non pas définition réelle. Car le terme désigne une classe d’états de conscience fort variés. Ils traduisent chacun pour soi la satisfaction qui accompagne la jouissance d’un bien recherché : richesse, honneur, pouvoir,connaissance, achèvement d’une oeuvre quelconque, etc. -J.T. Voilà pour l’essence et la définition. A revenir au plan de l’existence, le bonheur se manifesterait dans l’action (Aristote) et non pas seulement dans la satisfaction. Il faudrait le distinguer du plaisir, simple et fugace état mental quasi-physiologique, évanescent et hétérogène. D’autant plus fugace et voisin de la douleur qu’il est intense, à la limite de la perte de conscience. Les analyses de Platon dans le Philèbe lui restituent ses caractères propres : précaire, éphémère, évanouissant, pôle positif de la relation à son nécessaire contraire, la douleur. Le Bonheur serait  » vertu « . Au sens grec : excellence, passage à l’acte, affirmation de soi, jouissance de la puissance, de la capacité, accomplissement d’une fonction par l’habitude et l’apprentissage. C’est ce qu’ affirme le vieil Aristote. -E.P. Quant à la volupté, elle serait l’effet d’ un art : l’art de se donner du plaisir , < La chose la plus importante, la plus rare et aussi la plus difficile en ce monde > (Samuel Butler). On pourrait ajouter : la plus méprisée. Art solipsiste et anarquien. De quoi s’agit-il en effet ? Tout simplement de soutenir le plaisir, de le choisir, de le cultiver, de l’étirer, de le développper, de l’enrichir ( Montaigne) Il y faut du goût, de la finesse, du jugement, du tact… et du temps, cette précieuse denrée qu’il faut voler aux hommes. -J.T. Il convient donc d’ être opportuniste. -E.P. La récompense serait cet état de lévitation, ce moment précieux et rare qui ramasse en une durée trop brève la quintessence de ce qu’une existence peut offrir. Jouissance et sérénité dont Rousseau peut-être est parvenu à donner l’équivalent littéraire dans sa Cinquième Rêverie et que chacun doit s’efforcer de conquérir de haute lutte. -J.T. Mais de quel plaisir s’agit-il ? de quel bien-être ? -E.P. Le bien-être du détachement… Se sentir allégé des fardeaux de la responsabilité dans la plénitude du silence et de l’abstention. Dans la clairvoyance de l’asignifiance radicale et tangible du monde. -J.T. Cette Lévitation, cette sorte d’ ivresse négative incarnerait ainsi un style d’existence, la véritable autonomie procurée par un égocentrisme bien compris, délibéré, intelligent et instruit. La volupté du déserteur ( Gracq / Jarry / Latis ) qui n’appartient à rien ni personne et se dérobe à la simplification. -E.P. Reprenons. Le plaisir est passif, plus subi que choisi, vulgaire. Le bonheur est conquérant, aristocratique. Il est donc habituel qu’il soit calomnié par la conscience ressentimenteuse et culpabilisatrice. Quant à la lévitation… -J.T….< Tout ce qui est beau est difficile autant que rare >, affirmait Spinoza.

* 117. DU REEL –

J.T. Qu’est-ce que le réel pour vous ? – E.P. Disons que c’est avant tout un stupéfiant spectacle, une espèce de kaléidoscope d’impressions sensibles et d’images mentales qui, telles un manège, ne cessent de tourner et de défiler devant nos yeux et par nos yeux. Mais non … pour nos yeux. -J.T. Une simple imagerie ? C’est donc Alice au pays des merveilles ; une manière d’hallucination personnelle ou collective ; un songe partagé ? Berkeley … -E.P. Non. Le monde n’est pas seulement notre représentation. Il y a effectivement un  » x « …Ces images ne sont peut-être pas  » bien fondées  » ( Leibniz ) mais elles expriment… des choses , des états de choses, des mélanges de choses et leurs relations ( Wittgenstein, Deleuze ) -J.T. C’est vague… -E.P. Oui et non. Si vous désirez connaître la nature de ces « réalités », alors vous vous égarerez dans les hypothèses et les méandres de la métaphysique classique et contemporaine : < Idée, Puissance et Acte, Matière et Forme, Atomes, Feu divin, Esprit, Monade, Raison, Volonté de puissance, Vouloir-vivre, Chaos, Inconscient, Energie et Interactions… >, autant de traductions d’une tentative récurrente, certes savante et poétique, mais impuissante à cerner le  » réel « . L’ « absolu « , l’ « inconditionné  » nous échappent à jamais. Christophores et Pélerins d’Emmaüs d’un feu follet narquois, nous sommes voués au relativisme phénoméniste et au positivisme. D’où la pérennité romantique de la nostalgie. -J.T. Il y a donc de l’ inconnu… -E.P. Plutôt de l’inconnaissable ou de l’ inconcevable. Quand bien même l’ « il y a » pourrait être pensé. L’inconnu désigne le non-encore connu ; ce qui est susceptible d’être reconnu, représenté, symbolisé sinon bien défini. Il déborde les capacités actuelles de notre  » connaissance  » et de notre  » science  » mais non ses possibilités. L’inconnaissable désigne quant à lui le  » réel  » dans son essence et le fait irréductible de la dénivellation ontologique qui nous interdira à jamais d’en saisir  » l’intelligibilité « , d’en saisir  » le sens « , de prétendre le « comprendre ». Il échappe à nos catégories. Notre expérience exclut par principe l’osmose car il n’y a jamais -n’en déplaise à la voie mystique- fusion ; il y a de l’ effusion certes,  » des larmes, des pleurs de joie » ( Pascal ), des  » nuits de l’âme » ( Thérèse, Jean ), l ‘expérience du  » Pal « ( Bataille ), ou encore < la délirante expérience de l’abandon de soi > ( Pauline Réage). Mais à peine une participation (Platon) Pourtant  » nous en sommes  » ( Hyppolite)… Les  » Anges  » eux mêmes, à reprendre la souriante terminologie de la mise en scène théologique catholique, les esprits purs de Thomas d’Aquin, ne sont que des « envoyés », des « go-between « certes plus près que nous de  » la lumière  » qu’ ils réfractent, sans en saisir néanmoins les arcanes. < Vous verrez en miroir et en énigmes > ( saint Paul / J. Boehme)

-J.T. Mais ce prétendu réel est néanmoins pensable… -E.P. Le prendre dans le filet de nos catégories, c’est le jeu habituel des hommes : < unité, totalité, réciprocité, causalité, substances et accidents, qualité, quantité, nombre, espace et temps…>, voilà les pauvres outils de l’atelier du bricolage philosophique et scientifique -J.T.  » Sans cesse sur le métier reprenez votre ouvrage « … sans lassitude ? -E.P. A regarder la scène philosophique, il semble que non. Apparemment l’apprenti, le compagnon et le maître ne se lassent pas. Même si leur entreprise se double de leurs incessantes rivalités. A se demander par ailleurs si cette concurrence et les satisfactions qu »elle procure ne constituent pas le véritable mobile de leur publique et bruyante cogitation. -J.T. Et nous autres, ‘ pataphysiciens ? -E.P :  » Nous pensons comme nous sommes et parce que nous sommes. » ( Jünger ) A nous de faire tourner la machine, c’est notre jeu, le Jeu du Roi. Notre bon plaisir et notre volupté.

* 118. RECREATION : LA PHILOSOPHIE ET SES CLICHES

-E.P. Le destin de toute pensée originale est le naufrage du cliché ( Remy de Gourmont ). Ce qui est laborieusement conquis par l’un devient banalité sur les lèvres de l’autre ( Wittgenstein ) Le carrosse d’or se change en citrouille par la vertu maléfique du forum public. La pensée, dès lors qu’elle se communique et qu’elle devient commune, ne saurait échapper à la loi de l’entropie. La mort n’est pas seulement au coeur de l’être, elle rode jusques auprès des Demeures philosophales. Pour preuve, quelques fortes réflexions devenues tout bonnement … des adages : -Toute conscience est conscience de quelque chose. -La raison est la chose du monde la mieux partagée. -Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. -L’homme est responsable de lui même et de tous les autres hommes. -La mort n’est rien pour nous. -Douleur, tu n’es qu’un mot. -Dieu ou la Nature. -La Nature est l’ensemble de nos lois. -La durée est la continuité même. -L’homme est né libre et partout il est dans les fers. -L’humanité est faite de plus de morts que de vivants. -L’espace est la forme de ma puissance, le temps de mon impuissance. -L’essence de la vérité, c’est la liberté. -Le monde n’est qu’une branloire pérenne. -Exister, c’est percevoir ou être perçu. -La passion est une existence primitive. etc…

-J.T. Le plus remarquable de l’affaire, c’est que ces propositions devenues clichés ont, pour la plupart d’entre-elles, assez bien résisté aux transactions du commerce intellectuel. Elles ont gardé leur attrait, sinon leur fraîcheur, leur capacité de fascination problématique, leur quant-à-soi.

-E.P. Si tout est affecté de dégradation, toute dégradation ne signifie pas pour autant dissipation définitive de la singularité. L’originalité fait de la résistance… Certains y verront peut-être un motif de satisfaction.

* 119. LE PRECAIRE, LE SINGULIER ET L’EPHEMERE

-J.T. Réduire la précarité, tel est le mot d’ordre, l’impératif catégorique de l’interventionnisme éthique dans le monde politique et social.

-E.P. Est-ce seulement possible ? L’étymologie devrait suffire à nous inciter à la prudence. Precarius signifie: < ce qui ne s’exerce que par permission, par tolérance >… Ainsi énoncer : < la vie précaire >, c’est commettre un pléonasme. Il n’est de vie qui ne le soit. L’existence nous est donnée sans mode d’emploi et sans garantie. Il la faut découvrir au fur et à mesure, sans la moindre assurance. Il n’ y a pas d’assurance-vie… vulgaire trompe l’oeil du marchand qui berne sa dupe. Quiconque va y voir d’un peu plus près refusera donc de se laisser piéger, averti sinon par l’étymologie, du moins… par l’expérience. L’existence, dominée par le hasard, ne se donne que dans la succession des rencontres aléatoires, accidentelles et singulières. C’est à dire nouvelles, uniques, originales et inédites. Le monde est donc dangereux parce qu’il est précaire. Le calcul des probabilités, les statistiques, et autres anticipations ou projections futurologiques nous rappellent -quoiqu’ils en aient-, le caractère contingent des événements à-venir non seulement singuliers, non seulement précaires mais de surcroît éphémères.

-J.T. < Les hommes, ces créatures d’un jour >, écrit Eschyle. Naître, venir au monde, c’est pour l’auteur des Perses devoir vivre au jour le jour, exposé, à découvert et sans protection. La précarité est donc la modalité fondamentale de l’existence. Elle est le  » réel « . Tout le réel.

-E.P. Il est certes possible de lutter contre ses atteintes; il est en notre pouvoir de retarder l’échéance. Mais il faudra tantôt se rendre à l’évidence : la tolérance dont nous jouissons aura son terme. La sécurité, la perpétuité, la durée même sont hors d’atteinte.

-J.T. Exister, c’est donc écrire et compulser… des éphémérides.

-E.P. On mesurera la valeur et la portée d’interventions qui se proposent de réduire la précarité, c’est à dire la dimension métaphysique de la vie, par… l ‘ initiative et la sotériologie  » politiques « .

* 120. LA PARABOLE DES AVEUGLES

-J.T. Rien n’est plus terrible que l’ignorance agissante…

-E.P. Si !.. la « connaissance » agissante !

* GORGIAS. -E.P. On ne mesure pas suffisamment les implications d’un réel apparemment dés-astreux au motif de son asignifiance. Ramenée le plus souvent au pathos du désespoir ou aux attitudes de la belle âme désenchantée, la raison kuniste a pourtant connu des heures plus glorieuses. Dès l’Antiquité il s’est trouvé des penseurs, le plus souvent calomniés, pour tirer toutes les conclusions d’une intuition métaphysique aussi pertinente que définitivement impopulaire. Ainsi ce Gorgias de Léontium, figure énigmatique dont nous n’avons gardé que les traits plus qu’aux trois quart effacés. La conjugaison des dogmatismes platonicien et stoïcien, le mépris des Pères de l’Eglise, les contresens des doxographes et le mur de la mauvaise foi devaient lui être évidemment fatales. De son traité majeur Sur le Non-être ou de la Nature, il ne nous reste que des fragments ; à peu près rien. Demeure néanmoins derrière ces textes, et dans les quelques anecdotes rapportées par un Plutarque, un Cicéron ou un Denys d’Hélicarnasse, un style de pensée dont l’éclat ne peut être qu’ attrayant aux yeux du contemporain ‘pataphysicien. Notre attention sera notamment attirée par la séquence des thèses paradoxales qui constituent la trame de ce traité perdu. Ainsi l’affirmation centrale de l’impossibilité du passage de l’être à la pensée et à l’expression. Sextus Empiricus a reconstitué dans Contre les Logiciens le fil de l’argumentation perdue du grand Sophiste. Elle se distribue en trois points : 1° ) Il n’ y a rien, ni être ni non-être. 2°) L’être, s’ il existait, ne serait pas pensé. 3° ) L’être, même pensé, échapperait au langage. En substance : -du réel on ne peut rien dire quant à sa genèse ou à son éternité ; quant à son unité, ou à sa multiplicité ; -si la pensée n’implique pas l’existence, l’être n’est pas non plus objet de pensée ; -quand bien même on pourrait appréhender le réel, il ne pourrait être verbalisé. En bref, toute traduction est non seulement trahison selon l’adage, mais elle est surtout impossible. On relèvera toute la portée de cette argumentation : la critique radicale de la possibilité du critère de vérité interdit toute espèce de proposition nécessaire et, plus décisif, toute certitude. Car ce qui touche d’ordinaire les hommes, c’est moins l’accès à la vérité du réel que la sécurité d’ esprit qui l’accompagne. Cette critique est de celle qui ne se pardonne pas. Elle ôte aux hommes l’un des hochets idéologiques indispensables à leur équilibre psychologique. Gorgias appartient à cette race d’esprits méchants qui placent leurs contemporains devant le fait accompli. Platon ne s’y est pas trompé qui lui a consacré tout un dialogue où le mépris de l’idéaliste se mêle à des sentiments plus troubles d’irritation voire de fascination. Quant à nous, tout en ne perdant pas de vue l’écueil de l’anachronisme historique, cette grande figure de la pensée sophistique nous incitera à poursuivre joyeusement notre chemin hors des sentiers battus et rebattus de l’optimisme philosophiste intempérant.

* 121. < TUEZ LES TOUS ! > OU LES PERLES DU MECHANT DIEU ( cf : ubu 9 : Candide au pays d’ Allah ) ( 1 )

-E.P : < Longtemps après sa mort, on promenait l’ombre de dieu dans les cavernes obscures >, écrit Nietzsche. De même la légende tenace de ses vertus supposées et de son infinie bonté… En suivant Spinoza, Voltaire et Gripari, voyons cependant la chose d’ un peu plus près. Que disent les textes lus ‘ pataphysiquement, c’est-à dire, platement, à la lettre, en dehors de toute exégèse, de tout commentaire, de toute herméneutique ? –le méchant dieu ( Gripari ) punit vulgairement la désobéissance d’Adam de la manière que l’on sait. -il réitère sa vengeance en décidant de noyer toute l’humanité ( Le Déluge ) ; génocide universel et inédit. -il divise l’humanité lors de l’épisode de la Tour de Babel ( Généalogie des fils de Sem ). -il se choisit un peuple de sectateurs serviles dont il fera le souffre-douleur métahistorique de l’humanité ; l’un des signes de cette « alliance » étant la circoncision. -il joue un jeu cruel et pervers avec Abraham en lui demandant d’offrir son fils unique en holocauste. -les Hébreux -inspirés par le dieu-, s’identifiant alors à la race de Jacob, pillent la ville de Sichem, exterminent la population mâle et prennent pour esclaves les femmes et les enfants chananéens. -Joseph,  » l’ interprêtre des songes de Pharaon « , accapare, spécule, exploite et ruine le peuple égyptien. -le méchant dieu agresse inexplicablement son propre porte-parole, Moïse ( Exode. 24/25/26 ). -il impose à  » son peuple « , qui n’en peut mais, les  » Dix commandements « , série de prescriptions à usage discriminatoire pour une ethnie désormais séparée des autres peuples. -il ordonne à Moïse le massacre des Hébreux idolâtres par les Hébreux monothéistes. -il professe et commande le report de la punition des pères sur les enfants jusqu’à la troisième génération ( Exode. 34.6 /7 ). -il empoisonne son peuple excédé de l’exode avec des  » cailles avariées « . -il engloutit dans la terre les quatre chefs rebelles à Moïse avec leurs familles et leurs biens. -puis 14 700 Hébreux sont brûlés vifs en réponse à diverse critiques des décisions de Moïse. -il impose à son peuple des rites de séparation et d’exclusion volontaire et d’ autres prescriptions dans son souci maniaque et jaloux de l’isoler du reste de l’humanité. -il fixe l’assassinat rituel, le herem, dont Spinoza sera lui même l’objet d’une tentative au 17 ° Siècle. -il permet, inspire, sinon ordonne ( il est  » tout puissant  » ) une succession de génocides lors de l’invasion de la Palestine ( Extermination du peuple d’Arad -Nombres.21, expulsion des Amoréens, anéantissement du peuple de Basan et de ses 60 cités ; interdiction rituelle de toute fraternisation avec les Moabites; les madianites mâles sont tués, ainsi que les femmes… non vierges et les petits garçons…) ; génocide des Hesbonites. -se succèdent ensuite un certain nombre de massacres de moindre ampleur ( habitants de Jéricho sous Josué ; liquidation de ceux d’Aï ; etc. Création d’une véritable caste d’intouchables, les Gabaonites…) -presciption de l’apartheid ( Josué.23 )… … Est-il nécessaire de poursuivre cette intéressante litanie de hauts faits et d’exploits ?

-J.T. Le brave homme…Mais vous profanez une histoire sacrée.

-E.P. Non pas. Répétons. Je me contente de suivre le texte à la lettre ; et en modeste ‘pataphysicien, c’est à dire en fondamentaliste, de réciter… Le Livre. Mais j’avoue en l’occurrence être d’une platitude toute voltairienne qui me donne de la gaîté…

-J.T. Résumons votre propos : borné, capricieux, jaloux, autoritaire, cruel, sadique, exterminateur et génocidaire, cet Ubu déchaîné de Guignol’s band ne peut guère que susciter l’aversion et même la franche répulsion.

-E.P. Il est pourtant tout à fait satisfaisant de penser à la réputation ultérieure de dieu… d’amour qui lui a été attribuée par tant de prêtres, de littérateurs et de théologiens. < Agnus dei , qui tollis peccata mundi, dona nobis… pacem > -J.T. Quel sens de l’humour… grand dieu… Ô doux Jésus….

-E.P. Les petits truqueurs de la compassion religieuse… –

J.T. … < Ceux qui craignent Yahvé seront heureux, heureux ceux qui suivent sa route > (Psaume 122)

-E.P. Ne leur pardonnez pas. Ils ne savent que trop bien ce qu’ils font.

* 122. LA DEMOCRATIE IMPOSSIBLE OU LA COLERE DE ROUSSEAU

-E.P. Il est rare qu’un philosophe lève le voile sur la ruine de ses espoirs et sur la vanité de ses fantasmes les plus chers. Pour le ‘pataphysicien l’aveu n’en est que plus savoureux. Surtout lorsqu’il s’agit de cette espèce très particulière de théoriciens dont l’activité intellectuelle a pour fin la réforme quasi-obsessionnelle du genre humain par le double ressort du despotisme pédagogique et de la phrase politologique. Certaines pages, parfois touchantes, expriment presque naïvement l’acuité d’un drame intérieur où s’opposent les forces antagoniques du désir à celles de la probité intellectuelle, les illusions à la reconnaissance de la dure et incontournable sévérité des faits. Pour illustration, ce passage des Lettres écrites de la Montagne où Rousseau développe, perspicace mais manifestement navré, le mécanisme de l’entropie institutionnelle qui affecte nécessairement le régime démocratique dans son essence et son développement même : < D’abord la puissance législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté ne sont pas distinctes. Le Peuple Souverain veut par lui même, et par lui même il fait ce qu’il veut. Bientôt l’incommodité de ce concours de tous à toute chose force le Peuple Souverain de charger quelques-uns de ses membres d’exécuter ses volontés. Ces Officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité. Peu à peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte; il ne rend plus compte que des principaux; bientôt il vient à bout de n’en rendre d’ aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d’hier est censée être aussi celle d’aujourd’hui… Enfin l’inaction de la puissance qui veut la soumet à la puissance qui exécute ; celle-ci rend peu à peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés : au lieu d’agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l’Etat qu’une puissance agissante, c’est l’exécutive. La puissance exécutive n’est que la force, et où règne la seule force, l’Etat est dissous. Voilà, Monsieur, comment périssent à la fin tous les Etats démocratiques. >

 -J.T. C.Q.F.D. ! La page mériterait d’être rappelée à tous les démocrates activistes et bruyants, ces faux-monnayeurs de l’ idéal qui ne cessent de nous embarrasser de leur zèle indiscret.

-E.P. Ainsi le ver est-il dans le fruit, le mal et la perversion accompagnent-ils logiquement le progrès d’un régime institutionnel par ailleurs objet de tant d’espoirs et de sollicitude. Il faut se rendre à l’évidence ou, tel Oedipe, se crever les yeux pour ne pas voir ce qu’on ne peut supporter : la perversion est inscrite dans l’être et signe l’inanité de la Raison pratique politique, la vanité d’ un «  Contrat social  » non seulement utopique mais décidément… impossible.

-J.T. … Robespierre, Couthon, Saint-Just et les autres… tous les autres, les victimes…. Que reste-t-il du  » sublime projet  » , ce modèle quasi-mathématique de Politique rationnelle ?

-E.P. La ruine de l’utopie ! C’est l’ensemble de l’oeuvre qui se trouve disqualifiée par son Auteur même, vidée de sa substance et ramenée à sa vérité : un fantasme littéraire, de la… littérature. -J.T. Rousseau  » critique  » et … bourreau de Jean Jacques ,  » Visionnaire « .

* 123. PONTIFEX MAXIMUS ( Dürer au pays du Western )

J.T. < Un pont qui sépare deux armées. Un assaut féroce et sanglant. Un pauvre diable qui achève sa pénible agonie. Voilà le tableau que rencontre un Chasseur de prime, pélerin de sa maigre pitance. Incrédule il assiste au carnage. Son regard croise fortuitement les yeux d’un jeune homme mourant qui ne l’implore même pas. Il met pied à terre et glisse son cigarillo entre les lèvres de l’agonisant qui frissonne. Silence. Un échange, une complicité muette, quelques bouffées. La délivrance survient. Puis en a-parté, cette réflexion qui clôt le plan-séquence en manière d’ épitaphe, lapidaire, cocasse, terrible et décalé : <  » Hé bien ! c’ est la première fois que je vois crever tant de monde… et tout ce cirque… pour un pont !  » > Le chevalier, le diable, la mort…

* 124. DU FASCISME ET DE L’ABJECTION

-J.T. Le fascisme est une idéologie politique assez généralement abhorrée et que l’on se doit de détester. Objet de toutes les abominations et voué aux gémonies, son spectre n’en continue pas moins de hanter l’imagination de bon nombre de nos contemporains. Il est donc légitime de se demander quels peuvent bien être l’origine et le ressort secret d’une telle fascination.

-E.P. La réprobation morale range d’ordinaire le-dit fascisme dans le genre de l’abject. Ainsi P.P.Pasolini, metteur en scène « progressiste » et « révolutionnaire » ( Salo ou les 120 Journées ), prétendait-il le ramener à un complot de maniaques à bout de souffle exploitant sans vergogne des victimes réunies en un lieu clos pour l’ assouvissement illimité de leurs lubies sexuelles. Cette confusion du politique et du sexuel paraît toutefois assez factice. Avancée jadis par Sartre elle traduit l’interprétation d’une génération libertaire soucieuse de s’affranchir d’un « ordre bourgeois » qu’elle a diabolisé un peu vite en le ramenant à une monstruosité historique mêlant exploitation économique, totalitarisme politique, politique impérialiste et… l’inévitable mythologie raciste de l’Ordre noir.

-J.T. Le fascisme a certainement présenté des aspect odieux. Relève-t-il pour autant de l ‘abject ?

-E.P. Qu’est-ce d’ailleurs que l’abject ? Le terme désigne : ce qui est rejeté et digne de l’être. Et encore : ce qui est mis à bas. Pour quelles raisons ? Pour des motifs théoriques, éthiques et des motivations psychologiques traduisant par exemple des inclinations, des goûts, des dégoûts… Ecartons dans un premier temps tout ce qui relève de l’irréfléchi et ce qui, comme tel, ne saurait fonder un jugement rationnel. Restent les mobiles intellectualisés et clairement exprimés. Que reproche-t-on au fascisme ? Deux ordres de raison sont avancés : une conception de la vie, une Weltanschauung traduisant un très réel penchant pour la guerre ; la complicité, voire l’enthousiasme de la mort. Ce qui le constitue en lointain cousin du Bonapartisme ( Lacharrière ) Et toute une série d’exactions, de méfaits, de violences diverses perpétrées à l’encontre de victimes innocentes.

-J.T. Soit. Cependant et pour ce qui est du versant théorique, remarquons que cette idéologie n’est ni plus ni moins fictive, imaginaire, et pour tout dire pataphysique que toute autre idéologie politique envisagée comme théorie, c’est à dire définition d’un système abstrait de possibles institutionnels. Le libéralisme démocratique, en tant que théorie est lui aussi tout aussi utopique que le communisme ou le fascisme, ses frères  » en idée « …

-EP. … l’utopie se donnant comme pur jeu sur « des possibles parallèles  » ( R. Ruyer ).

-JT. Ce qui le distingue, c’est que, pour l ‘heure, il a triomphé. Il est tangible. Il existe dans les faits. La démocratie existe, nous l’avons rencontrée. Mais en quoi est-ce une justification de sa pertinence ? Sauf à être hégélien, on ne peut fonder le droit sur le fait. ( Rousseau ) C’est une faute de logique. Le qualificatif d’abjection ne possède donc aucune validité « critique  » sur le plan du possible littéraire ou alors il faudrait déclarer abjecte une notable partie de la Littérature traitant du « Mal », ou qui s’y complaît, ou qui le constitue en source d’inspiration.

-E.P. Thèse de tous les moralismes niais.

-J.T. Reste la traduction de l’ idéologie dans les faits. Violence, coups d’ Etat, tueries, massacres, génocides de plus ou moins grande ampleur… Mais le fascisme en possède-t-il l’exclusivité ?

-E.P. Certes non. La liste des exactions avérées ou dissimulées des régimes dits, prétendus ou autoproclamés « démocratiques » -des  » Etats de droit  » selon l’expression consacrée-, n’est pas moins impressionnante : décolonisations catastrophiques, massacres nucléaires, répression d’émeutes dans les républiques bananières, soutien aux mafias compradores, interventions de politique impérialiste, constitution de protectorats… Le tout dissimulé derriere l’écran de fumée duplice des  » Droits de l’homme  » et des  » Lumières « . Il faut conclure. Si le fascisme est déclaré  » abject « et que les idéologies rivales sont en théorie et dans les faits, semblables à ce qu’elles dénoncent, le qualificatif d’abjection ne les concerne pas moins. Or si tout est abject, rien ne l’est. Ou alors cela signifie- thèse plausible-, que tout processus d’incarnation de la politique idéologique dans le réel -quelle qu’elle soit et aussi légitime qu’elle se prétende -, ne peut faire l’économie de la violence et de l’horreur… Ubu est Roi, toujours et partout.

-J.T. Eadem mutata resurgo…

-E.P.Que le lassant discours des tartufes et l’ingénuité bien-pensante des simples cessent donc de nous importuner de leur accablante et élémentaire logorrhée  » civique et citoyenne.  »

* 126. EN SUIVANT SEXTUS : DE L’IMPAVIDITE PATAPHYSIQUE

-E.P. Le ‘pataphysicien, le visionnaire et le sceptique… Le ‘Pataphysicien… < à la vue d’une telle inconstance dans le spectacle du monde, suspend son jugement touchant l’existence d’un bien ou d’un mal par nature et ce qu’il faut absolument faire ou ne pas faire. En cela il s’écarte de toute prévention dogmatique et, loin de toute opinion, impassible… il demeure en repos et conserve son équilibre face aux nécessités…> ( Sextus Empiricus ) Les Visionnaires ne peuvent comprendre que le ‘pataphysicien ne vit pas conformément à une doctrine philosophique, mais manifeste au contraire une inactivité philosophique. Mais à la différence du Sceptique qui prétend aimer les hommes et les guérir de la prévention dogmatique, le ‘pataphysicien ne partage pas cette présomption et, impavide, se contente de réciter pour lui même les vers du Poète : < Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, E terra magnum alterius, spectare laborem... > ( Lucrèce )

* 127. ELOGE DU CRIME ET PERENNITE DU MAL ? MARX OU MANDEVILLE ?   —E.P. On connaît ce texte savoureux des Théories sur la plus-value où Marx développe d’une plume alerte une manière d’apologie du crime à la fois scandaleuse et irréfutable :   < … le criminel ne produit pas seulement des crimes, il produit aussi le droit criminel, et par suite, le professeur qui fait des cours sur le droit criminel ; le criminel produit en outre toute la justice criminelle, les sbires, les juges et les bourreaux… et chacune de ces différentes branches professionnelles qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développe différentes facultés de l’esprit humain, créant de nouveaux besoins et de nouvelles manières de les satisfaire… La torture à elle seule a suscité les inventions mécaniques les plus ingénieuses et elle a occupé une masse d’artisans honorables à la production de ses instruments…> On connaît moins Bernard (de) Mandeville ( 1670-1732 ), ce médecin hollandais, auteur satirique et économiste connu comme diabolique docteur en savants paradoxes. Les deux Auteurs se distinguent pourtant comme aussi bien se partagent l’ironie et l’humour. Tentons un parallèle… Marx est un homme de science, un théoricien critique de l’économie politique ( valeur, monnaie, composition organique du capital, plus-value, rotation du capital, incidence de la technologie sur la productivité, la concurrence, baisse tendancielle du taux de profit, logique des crises … ) qui met sa connaissance au service d’une foi et d’une vision sociale utopique. Sa pensée ressortit à la sotériologie. C’est une pensée du salut collectif. Sa vision de l’ »Histoire », globale, totalitaire, finaliste, systématique, de sensibilité socialiste, et sa conception du temps demeurent étroitement linéaires, évolutionnistes, progressistes. Volontiers provocateur, Mandeville paraît plus… prosaïque. C’est un psychologue, un analyste à la réputation de gai compagnon qui ne nourrit aucune illusion quant à la possibilité d’une amélioration du sort de l’humanité par une révolution sociale et la généralisation… du chauffage au gaz. C’est pourquoi il adopte dans sa Fable des abeilles où les vices privés font le bien public le ton plaisant et détaché qui sied au point de vue métahistorique qu’il fait sien. Marx analyse le crime comme l’un des moteurs de l’histoire. Sa lecture est scandaleuse certes mais profondément moralisante. C’est au regard d’une téléologie rationaliste de nature hégélienne qu’il relève l’apparent paradoxe de la violence créatrice. Si, à proprement parler, il ne développe pas un “éloge du crime », c’est qu’il reste prisonnier de la vision de son maître, Hegel. Le crime est une “ruse de la raison” dont le développement dialectique – la fameuse “Aufhebung »- mènera nécessairement à son dépassement et à son abolition. L’antienne est bien connue. Non seulement des sectaires du messianisme et de l’eschatologie politique mais aussi des générations de potaches et d’étudiants français formatés par la dissertation en trois point ( thèse, antithèse, synthèse ou encore affirmation, négation, négation de la négation )… En matière de crime, Marx, métaphysicien rationaliste, moraliste et penseur édifiant, est donc un … abolitionniste. Bernard Mandeville est beaucoup plus réservé. Il se contente de relever le fait du Mal et d’en analyser objectivement ou cyniquement les conséquences, notamment les aspects positifs pour toute espèce de développement social et non pas simplement -perspective de Marx-, pour les seules sociétés de production marchande: <…Ce que nous appelons, dans ce monde, le mal, aussi bien moral que naturel, c’est le grand principe qui fait de nous, des créatures sociales, la base solide, la vie et le soutien de tous les métiers et de toutes les occupations sans exception ; c’est ainsi que nous devons chercher la véritable origine de tous les arts et de toutes les sciences; et du moment où le mal cesserait, la société devrait nécessairement se dégrader, sinon périr complètement… > C’est la convoitise, la recherche du profit par des agents économiques égoïstes et calculateurs, ainsi que la vanité, le désir de reconnaissance, qui constituent les ressorts de la prospérité et de l’opulence. Le désintéressement véritable, l’altruisme authentique, la charité chrétienne seraient la ruine de l’industrie et du commerce… La “sociabilité naturelle », l’ »instinct moral », la “sympathie », le “principe inné de justice et de vertu” ne sont que fictions philosophiques, mensonges et hypocrisie. L’existence mondaine ne peut être vertueuse, l’être humain étant livré à son amour propre, à son plaisir, à son intérêt. Marx appréhende le mal -notamment ce qu’il nomme l’ “aliénation” -soit l’exploitation de l’homme par l »homme-, en procureur pour en mieux anathématiser les “responsables” supposés. Mandeville l’étudie pour en montrer … non seulement la fécondité mais aussi la nécessité. Le vice ( ou encore l’ »exploitation” ) est -selon lui- le propre de de l’homme au double sens : logique, définitionnel d’une part, et au sens ontologique d’autre part, comme fondement de la nature et source de la culture humaine. On comprend pourquoi sa fable fut mise à l’index et brûlé par le bourreau en 1645… ( 10.6.1999 )

* 128. L’ ENTRETIEN DE DESCARTES AVEC MONSIEUR PASCAL LE JEUNE

-E.P. J.C. Brisville porte sur la scène le choc d’un esprit curieux et d’une âme tourmentée. Tout les sépare, l’incompréhension est absolue. A la recherche de la vérité et du bonheur terrestre répond l’obsession du salut. La christologie se substitue aux preuves de l’existence de Dieu… Entre eux nulle convergence possible. Ils pensent selon des ordres différents. L’écart est béant. L’un veut parvenir à la paix par les nombres, la mathématique de l’étendue, la découverte de l’équation qui donnera la solution à l’énigme du mouvement ; l’autre, méprisant la raison, porte le deuil sempiternel de la Croix. Comment peut-on se satisfaire de la science et du confort qu’elle procure quand le Christ continue son agonie ? Tel est le scandale pour la foi. Dialogue de sourds. D’un côté le mépris de la querelle de théologie et la méfiance envers les élans du coeur. De l’autre côté, la certitude de l’impuissance de la science et l’abandon de soi dans l’effusion. Le Chrétien des Regulae prétend mesurer et conquérir l’indéfini ; le Chrétien des Pensées prétend lui s’abîmer dans l’infini. Pascal, esprit inquiet et visiteur du soir, Descartes voyageur mais… installé.

* 129. DU SOLIPSISME ET DE LA ‘ PATAPHYSIQUE ( Contri-ubu-tion à la Critique de la pataphysique  » pure  » )

-J.T. La ‘Pataphysique serait une espèce de patchwork d’idéalisme façon Borges, de nominalisme sainmontanien et de solipsisme manière Berkeley ( I.N.S.)… Telle est la vulgate qui a parfois cours chez certains, -« initiés » ou vulgarisateurs… -E.P. Quelle est la valeur de cette thèse ? Un détour par l’histoire des idées favorisera peut-être un bénéfique éclaircissement. Revenons donc aux analyses de l’ archonte éponyme de l’idéalisme moderne… Chez Berkeley le solipsisme extrême exposé par Philonous dans les Dialogues n’est en fait qu’apparent . Car : < Je ne suis jamais seul au monde. Je demeure sous le regard de Dieu > Toute chose par moi inaperçue est néanmoins connue du Créateur, exposée à son regard, et tenue sous sa dépendance. Le propos est pris à Malebranche. Je ne suis -dans et par ma perception, que la cause occasionnelle de l’existence représentée des choses. Dieu seul constitue le monde. Toutefois, par l’effet de sa grâce, je puis néanmoins en avoir l’ idée. -J.T. La fameuse  » vision en Dieu « … -E.P. Il reste cependant qu’Il constitue la cause réelle et unique de toute existence. S il est  » un solitaire « quelque part, c’est donc au ciel qu’il faut l’aller chercher… et non en …Ubuland. Voilà pour le solipsisme. Passons à l’idéalisme et au nominalisme. Et par souci de clarté limitons leur portée au domaine particulier des relations. Ainsi, selon notre évèque irlandais, le choc de la bille sur le tapis est-il produit par Son Omnipotence, non par la boule antécédente. Le mouvement apparent des deux billes n’est que l’ expression des limites représentatives d’  » une créature finie « . En fait il s’agit d’une illusion verbalisée, une  » idée  » dont l’étoffe est mentale et à laquelle est adjoint un  » nom « . Ce  » nom « , à l’ instar de toute autre forme verbale n’étant qu’ une abstraction appliquée à une multitude de cas singuliers. -J.T. D’où l’idéalisme et le nominalisme, après le solipsisme… l’ I.N.S. -E.P. C’est cela. Remarquons que la critique kantienne de la valeur du principe de causalité ne quittera pas le terrain fantasmagorique de l’Auteur des Méditations Chrétiennes. Les relations sont certes effectivement représentées au moyen des  » catégories de l’esprit humain  » ; mais en réalité, en tant qu’inacessibles noumènes, elles sont de Dieu, non pas des hommes. -J.T. Pour le ‘Pataphysicien, y a-t-il un fondement ontologique des relations ? -E.P.Ou comment échapper à la série < idéalisme-solipsisme-nominalisme> sous ses deux variétés : la transcendante ( Berkeley ) et la critique ( Kant ) ? .. La résolution de ce type de question est essentielle pour mieux préciser le statut de la ‘Pataphysique… Elle a d’ailleurs tourmenté bien des esprits … et jusqu’à leurs simulacres ( Latis, Sainmont, Mauvoisin, Gros…etc. ) Prenons appui sur les écrits d’un maître. Voyons par exemple comment Russell a traité ce problème. Pour l’Auteur de Signification et Vérité, -contre Malebranche, Hume et Kant-, il y a un fondement ontologique, effectif, – et non exclusivement représentatif-, des relations. Mais symétriquement, contre Leibniz et Hegel, ces relations ne sont pas pensées comme étant inhérentes à la Substance ( Dieu ou l’Esprit absolu ). Elles sont dépourvues de fondement théologique. Elles sont relations externes, empiriques, elles ont leur source dans le  » réel  » et se présentent à nous dans le face à face irréductible des  » choses  » et de la conscience. -J.T. Contre Berkeley, contre ses contemporains sectateurs et contre les positivistes ( Carnap ), Russell retourne donc … au sens commun. Les relations sont relations réelles, et non pas simplement représentées. Ainsi le père précède-t-il réellement le fils ; il en est la cause antécédente, provocatrice et effective. De la même manière, Alice se trouve réellement entre les cartes et la Reine de Coeur. La préposition < entre > signifie -au sens fort du terme-, c’est-à dire désigne et montre cette chose très particulière qu’est une relation. Elle est ostensive. -E.P. En conséquence de quoi l’ Idéalisme solipsiste et le Nominalisme apparaissent aux yeux du Logicien comme des… dogmatismes insoutenables. Au sens propre : des extravagances. Ils traduisent simplement le relativisme -qu’il soit subjectif ou au contraire étendu ( universalisé ) à toute l’espèce humaine. Relativisme dont la pétition de principe est de réduire l’être à l’expérience. -J.T. La mythologie anthropologique… -E.P. Oui. Mais dans leur malice les choses en ont  » décidé autrement « …. Elles outrepassent notre prétention anthropomorphique, elles nous contraignent… Les catégories ne sont pas seulement catégories de l’esprit… à l’usage des Visionnaires ! Pour  » être  » il ne suffit donc pas de  » dire « . Si tout est d’une certaine manière  » effet de langage « , le langage cependant n’est pas tout. Quoiqu’en pense la pataphysique d’inspiration borgésienne, -quelque brillante qu’elle soit-, l’idéalisme solipsiste et le nominalisme stricts paraissent métaphysiquement voire ‘pataphysiquement insoutenables.

* 130. POLYEUCTE OU LE THEATRE DE LA FOI

-E.P. Polyeucte ou le récit d’une folie, d’un dérangement mental qui de proche en proche, par la vertu de la  » grâce efficace  » gagne toute une famille, toute une communauté. Cela se nomme… une « conversion ». Corneille nous fait témoins du pouvoir d’entraînement de la manie religieuse. Seuls, pendant quatre actes, Pauline -et le  » terne  » Félix selon la tradition critique-, s’obstinent, résistent et s’efforcent de garder leur tête. Puis survient la catastrophe. Ils cèdent, abdiquent et passent eux-aussi à travers le miroir. Bref, ils « croient  » ! Question : la tragédie relève-t-elle de la théologie ou de la psychiatrie ? Les deux langages explicatifs, concurrents, se targuent l’un et l’autre de rendre raison de cette fureur de dévotion. Une certitude cependant : l’ Acte Cinq nous propose la meilleure définition possible du miracle : un coup de théâtre. On ne saurait par ailleurs mieux caractériser le christianisme baroque dans son essence et sa manifestation tel qu’il fut également mise en scène dans la pierre par Le Bernin. L’Extase de Sainte Thérèse, qu’est-ce donc, sinon une autre « action de grâce  » ? Il n’est pas de miracle, d’événement surnaturel ( Hume ) sans témoins, sans… spectateurs. La présence du public est nécessaire au dieu. La stupeur partagée, seule, est gage d’authenticité. Remarquons qu’inversement, la péripétie dramatique ultime, notamment dans la comédie, est le plus souvent d’essence miraculeuse. Il faut bien conclure. Et l’ intervention du fortuit comme de l’inexplicable dans le dénouement est nécessaire, aussi peu crédible soit-il. Notamment chez Molière. Mais un dramaturge est excusable. A l’impossible nul n’est tenu. Personne n’est dupe; et sans que cela nuise aucunement à l’intérêt du spectacle. La règle du jeu autorise la licence et permet l’artifice, fût-il grossier ; l’effet seul important. Mais s’agissant de la mise en scène d’une conversion, doit-on être aussi… indulgent ? L’éveil de la foi ou… le plus beau  » coup de théâtre  » du monde.

* 132. VIEILLESSE… BAGATELLE POUR UN DESASTRE

-J.T. Y a-t-il un art ‘ pataphysique de vieillir ? -E.P. Si cette question nous démange il vaut mieux consulter Hugo… Mais vous remarquerez que selon le langage de notre temps la plupart des considérations relatives à la vieillesse sont déduites d’une conception fétichiste des relations sociales. Le destin du  » Troisième Age  » est ramené au scandale de la perte des liens et de la solitude assez ordinaire qui s’ensuit. Comme si l’ « Autre  » et sa présence constituaient la condition nécessaire et suffisante, sinon du bonheur, du moins de l’équilibre existentiel du sujet vieillissant. -J.T. Toujours cette obsession grégaire... cette odeur de troupeau. -E.P. A contrario les commentaires de Schopenhauer ( Aphorismes sur la sagesse dans la vie ) et l’attitude de Montaigne ; par exemple le célèbre passage : < C’est assez d’avoir vécu pour autrui, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite… plions bagage; prenons de bonne heure congé de la compagnie >. -J.T. L’Auteur des Essais selon cette veine -jugé à l’aune de nos travaillistes sociaux-démocrates-, eût été déclaré sénile à… 37 ans. Mûr pour l’hospice et les Remembrances du vieillard idiot selon Michel Arrivé ! -E.P. On mesure l’incapacité d’indépendance, le degré de fétichisme social et la servilité pour la fonction chez tous ces handicapés de l’autonomie existentielle. -J.T. N’en demeure pas moins la nécessité de vieillir… -E.P. Sans doute. Mais pas à n’importe quel prix ! Substituons le paradigme ptolémaïque, son cercle et ses épicycles au modèle convenu de la succession des  » Ages de la vie « . Chaque étape du chemin de l’existence autorise un nouveau départ et un nouveau cycle avec son printemps, son été, son automne… le cours de la vie ne se laisse pas figurer par la droite. -J.T. Peut-être… mais comment finir ? -E.P. Certainement pas « en beauté  » ! Nous n’avons guère le choix… A chacun sa décrépitude… Jünger par exemple nous propose une alternative à la fois séduisante et contestable : soit la tristesse du vieillard, son délabrement mental, sa puérilité psychologique, sa plainte et ses rogations acariâtres, soit la sagesse sententieuse et immémoriale du Patriarche.. -J.T…. le Père Félix de son Héliopolis… la solennité et la majestueuse grandiloquence du personnage prêtent à sourire… -E.P. Il est vrai que nous sommes dans la littérature et le merveilleux… Se laisser aller, s’abandonner… renoncer est le lot assez commun. L’autre choix étant de conserver jusqu’au bout notre fierté. Vous noterez que les femmes y réussissent fort bien. -J.T. C’est que peut-être elles seront soutenues par leur narcissisme… -E.P. Sans doute mais peu importe. Je vous suggère ceci : notre voie ne peut être qu’une quotidienne discipline de soi méprisant les complaisances nihilistes, les démagogies et les renoncements… évidemment dans les limites de nos capacités déclinantes. -J.T. Ici comme ailleurs on n’échappe pas à l’entropie, à la « déclinaison » et finalement au désastre… -E.P. Lucrèce encore et toujours. Il est vrai que l’ « antichaos » a ses limites… C’est la loi du monde et les Nornes sont intraitables. L’essentiel est de garder notre tête, de conserver notre jugement aussi longtemps que faire-se-peut et tant que le jeu de l’existence, cette aimable bagatelle, nous donnera de l’agrément. -J.T. Nous vieillirons donc « aux aguets », dans l’attitude du chasseur à la traque et… traqué, à notre poste, consentants et souriants, jusqu’à l’heure dernière où nous nous chanterons, mezzo voce.. la chanson du grand remède. -E.P. Ainsi soit-il.

* 133. DU SERIEUX

-J.T. Faut-il être sérieux ? -E.P. Une grave question… A ce propos vous remarquerez la convergence des théologiens, des philosophes, des pédagogues, des commerçants… Une même répudiation de la frivolité et un même éloge de la gravité les réunit. Sainte pesanteur… L’existence et la vie sont -comme chacun sait et doit savoir-, de grande importance et de grande conséquence. Ils y consacreront d’ailleurs leur énergie, leur temps, leur compétence, leurs utopies et leurs visions. Rien ne saurait les en distraire, sauf à manquer … au sérieux, ce péché mortel, cette faute contre l’esprit, cette rupture du serment, de la promesse et de l’essentielle responsabilité. -J.T. Gravité, continuité dans l’application, l’esprit de sérieux accompagne la ( f )rigidité des fonctions, et définit le style habituel de tous les enrôlés, les fonctionnaires de l’existence. -E.P. En contrepoint : < un homme sérieux n’a pas d’esprit, un homme d’esprit n’est jamais sérieux >, écrit Valéry ; et cependant quel artisan que l’Auteur du Cimetière marin ! -J.T. De même Rimbaud : < On est pas sérieux quand on a dix-sept ans ! > L’inconstance, la mobilité, l’ irrégularité constituent les ingrédients nécessaires à la diversité des points de vue, au perspectivisme, à la distance, à l’humour, au génie , -mot fort décrié par tous les laborieux-, bref, à tout ce que le conformisme et la rente ne sauraient tolérer. -E.P. < Sérieux des fonctions : la louve allaite ses petits >, poursuit Valéry. Il est des choses avec lesquelles on ne plaisante pas !… Nos existentialistes -ceux-la même qui couvraient de leurs quolibets et de leurs lazzis l’attittude  » inauthentique  » des rituels  » bourgeois « , réservaient néanmoins à l’  » angoisse  » -en intellectuels responsables-, le sérieux de leur prétendue  » liberté  » présentée comme le fondement des valeurs et du nécessaire engagement ! De même aujourd’hui nos bavards, médiatiques sermonneurs et bruyants  » humanitaires « . -J.T. Les « danseurs  » selon Kundera… Amiel était certainement dans le vrai lorsqu’il notait que le sérieux était dans l’individu : < sa partie sensible et vulnérable >, son révélateur. Mais est-il si facile de demeurer… non pas certes, un débutant, un novice, mais un éternel adolescent, un « irresponsable » ? -E.P. C’est en effet une véritable gageure. Le buste de Voltaire par Houdon révèle cependant que chez les plus chanceux succède, à la deuxième -et assez fréquente adolescence propre à la cinquantaine,-un troisième printemps -il est vrai beaucoup plus rare, aux alentours de quatre-vingts ans… -J.T. Quand la verve, la vivacité d’esprit, le goût de la moquerie retrouvent en les réchauffant les braises encore pétillantes de l’expérience. Un feu qui couve et qui ne veut pas mourir… l’esprit de jeunesse. -E.P.< Tout ce qui existe aspire à changer >, répond Wotan à sa si fidéle et si pesante épouse. Mais une telle intelligence de la vie, une telle cécité délibérée pour le sérieux, ne concernent que les trop rares rescapés du commun… » voyage au bout de la nuit  » .

*  134. DE L’HORREUR ( CONRAD, HEIDEGGER ET COPPOLA )  

-E.P. Il y a un cogito cartésien, un sentiment de l’effort biranien, une évidence de la liberté propre à Lequier. Trois philosophes, trois points d’appui où s’enracine une méditation à chaque fois aiguë, originale et décisive. De la même manière il y a un  » commencement absolu  » (Ricoeur) conradien. Il a pour nom : l’horreur. L’horreur joue chez J. Conrad un rôle similaire au concept d’angoisse Heideggerien ( Qu’est-ce que la métaphysique ? ). Concept transposé poétiquement après avoir été porté à incandescence. Ainsi Au coeur des ténèbres est-il le récit d’une initiation et surtout d’une découverte : le dévoilement du centre généralement insoupçonné de l’existence, au sens propre : son « coeur « . Mais alors que la ténèbre signifie pour la mystique négative l’envers déchu d’un eden, d’une rédemption toujours possible et comme écrite à l’encre sympathique, la ténébre selon Conrad est définitive, massive, sans pardon. L’horreur est d’ailleurs une notion ambiguë. Elle désigne un état de conscience proche de la terreur sacrée. Ce fut longtemps et au premier chef un sentiment religieux -à la fois fort et trouble-, qualifiant les phénomènes causant l’effroi mais aussi et simultanément l’admiration ( Fénelon ). A l’origine, dans l’horreur il y va du sacré. Le frisson éprouvé dans la transe est la marque d’une épiphanie ; celle du  » tout autre « , du dieu qui se montre ( Van der Leeuw / W. Otto ). L’horreur est donc apocalyptique, manifestation de l’absolu et de la terrifiante puissance. Horrible mais aussi… infiniment désirable. L’angoisse heideggerienne est un état de moins haute tension. Un  » sentiment ontologique « , écrit le philosophe. Le révélateur de l’être par la reconnaissance soudaine de la présence du néant logé à même le réel.  » Tout passe… » Pour autant Heidegger ne se départit pas de son flegme ni de sa belle assurance. L’angoisse sera l’objet d’une très belle et très célèbre… conférence. Euphémisée, réduite par la litote de l’analyse, tenue à distance, désarmée, elle n’ est plus que » ce dont on parle « , un effet de langage. Stimmung certes particulièrement intéressante à décrypter. Mais rien de plus… Avec Conrad et Coppola ( Apocalypse now ) les choses deviennent infiniment plus sérieuses. Et aussi bien plus redoutables. De l’angoisse à l’horreur il y a certes -à reprendre le jargon de l’Ecole-, une différence spécifique de type conceptuel. Mais il y a surtout une dénivellation existentielle suscitée par la certitude de la menace présente. C’est la perception d’un danger aussi immédiat que permanent et sa reconnaissance, ( l’anagnorisis ) qui constitue l’essence de l’horreur. Je saisis ou plutôt je suis saisi par une évidence irréductible et incontournable ; je prends conscience du négatif, du mal abrité au coeur du réel, de la ténèbre constitutive de l’être. Le réel se fait épouvantable. De surcroît, l’horreur est -à pasticher Descartes-, horreur continuée… D’où le cri ( Munch) ; d’où la peur panique, jusqu’à l’accès de folie ( Maupassant aux Catacombes de Palerme ). D’où le vertige causé par un fantastique plus réel que le réel, jusqu’au réflexe de se précipiter dans l’abîme… Telle est -face à l’ insupportable-, la solution de Kurt, le héros de Conrad, transposée par Coppola : le suicide. D’où aussi le rire comme diversion et stratégie de la banalité ( Gripari ). D’où la stratégie nominaliste d’évitement par réduction thérapeutique du réel… à sa représentation et à son expression linguistique. D’où par contre l’ expérience du Pal chez Bataille. La volonté de garder les yeux bien ouverts… de temps à autre. D’où enfin le style ‘pataphysique, ce libertinage de notre temps : prendre appui sur la réalité de l’horreur pour continuer à exister … insoutenable paradoxe. En sommes-nous capables ? Sommes nous à la hauteur du réel révélé ? Rien n’est moins sûr.

* 135. DU RIRE ET DE L’ EFFROI

-J.T. Pourquoi rit-on ? -E.P. Les philosophes n’ont guère été diserts sur le sujet. Quelques pages de Kant… les analyses de Bergson… qui concernent d’ailleurs tout autant le comique que le rire… mais surtout les commentaires de Schopenhauer… -J.T. Par où commencer ? -E.P. Peut-être par l’Analyse réflexive… par exemple une remarque de Alain… ou de Michel Alexandre… Pour l’Auteur des Entretiens… ivresse, le rire est une émotion, un état affectif assez bref, parfois violent et paroxystique qui secoue le corps, le fameux  » sac de peau « , en affectant la physionomie jusqu’à la déformation des traits, la grimace et la laideur. -J.T. C’est incontestable. Mais il s’agit là d’ une simple description et non pas d’ une explication… -E.P. Soit. Allons donc plus avant. Passons à la Phénoménologie. Le fait de rire exprime une attitude existentielle. C’est une expérience spécifique. Le sujet -en présence d’un geste, d’un propos ressentis et tenus immédiatement pour ridicules-, s’échappe à lui même, s’abandonne et rit. Le rire -cette échappée de sens-, est appelé par le comique qui l’engendre nécessairement comme une réaction brutale, fruste, et spontanée. -J.T. Le rire est donc l’effet d’une rencontre… -E.P. … d’ une rencontre … imprévue. Incongruité. C’est la thèse de Schopenhauer… Pour la résumer brièvement : l’émotion naît du contraste ressenti des deux facultés principales de la représentation humaine : l’intuition et la raison… -J.T. ?… -E.P. L’intuition saisit les événements dans la succession de leur apparition, dans leur singularité. Néanmoins tout événement bien qu’unique, n’est pas pour autant original. La plupart sont répétitifs et en tant que tels, peuvent être signifiés par une forme verbale, un concept… -J.T…. oeuvre de la mémoire… -E.P. C’est cela… Le rire naît donc du télescopage d’un événement imprévu et d’une attente fondée sur une habitude. Vous êtes accoutumé à mon costume et je vous surprends inopinément par tel déguisement insolite . En conséquence de quoi : vous riez…. -J.T. Opposition du général et du particulier… Me reviennent en mémoire tel ou tel mot de Lichtenberg… Je devine… Une objection cependant : si l’imprévisibilité constitue l’ un des facteurs déclenchants, elle est certes condition nécessaire mais non suffisante : toute surprise ne génère pas le rire. Elle peut tout aussi bien engendrer les larmes -c’est l’attente déçue-, ou l ‘admiration, -cet étonnement nu devant la valeur, beauté ou noblesse-, ce pur état représentatif, la  » première  » des Passions de l’âme selon Descartes. Quel est donc le facteur discriminant qui caractérise le rire ? -E.P. Mon cher Chevalier, c’est ici où le diable pointe le bout de son nez… Rappelez-vous Baudelaire : le rire est d’essence dia-bolique… au sens étymologique de  » ce qui est jeté en travers de… » -J.T. Car si c’est le comique qui engendre le rire, c’est que tout comique est comique de chute. En ce sens le rire est bien sanction comme l’a montré Bergson, notamment dans la condamnation par le groupe social des ridicules, des travers et des vices par où le sujet devient sa propre caricature, sa propre marionnette, un  » type  » identifiable et représenté à la scène pour la Comédie ou la Farce. -E.P. De l’ « automatisme plaqué sur du vivant « … Certes. Mais si avec Bergson nous avons mis à jour le rôle social du rire, sa fonction, par la punition qui en résulte, la publique infamie; si avec Schopenhauer nous avons compris son origine, toutefois son essence nous échappe encore… -J.T. Mais qu’ajouter à ces Auteurs ? -E.P. Je vous propose de reprendre et de poursuivre dans le sens de Baudelaire… non pas selon l’optique édifiante d’un manquement à l’impératif de charité, mais dans le registre d’une expérience métaphysique. Et cette expérience aurait un nom , -c’est l’effroi-, mais surtout un fondement : l’effroi éprouvé… à la révélation de l’absolue précarité du réel. -J.T. Il y a de cela chez Bataille… -E.P.Certainement… Nous rions de la chute d’autrui, de ses erreurs involontaires, de ses bègaiements, de ses ridicules ; nous nous gaussons du trébucher des êtres et parfois des choses… Nous jouissons du spectacle de ses défaillances ; mais à la manière d’une catharsis qui nous délivre, d’ un divertissement trouble où l’angoisse nous saisit à la pensée que nous aussi nous sommes et serons sujets aux mêmes défaillances, aux mêmes mésaventures. La chute d’autrui est le miroir de notre propre et inévitable chute à venir, le signe de notre banale et pitoyable condition : voila ce que tu es ! On n’échappe pas à la maladresse, à l’habitude devenue tic, à la caricature de soi, à l’impair, à la gaffe… ou encore à la gène de l’humiliation publique. Tôt ou tard notre tour viendra… Voilà la ‘pataphysique leçon, anticipée et secrète qui est enveloppée dans notre rire apparemment si ingénu… -J.T. … rire qui serait donc le révélateur ontologique de la précarité du réel... -E.P…. et bien plus encore : une maladroite stratégie de diversion… son hystérique dénégation.

* 136. ‘ PATACTUALITE DE DOM JUAN

-E.P. Le parti de la dévotion, de toutes les dévotions n’a peut-être jamais si bien désigné l’ennemi, l’infâme, l’insupportable, que par ce jugement de Gonzague de Reynold :  » l’épicurisme, cet adversaire avec lequel on ne transige jamais.  » -J.T. En effet… l’aveu a l’ estimable mérite de la clarté… -E.P. Par  » épicurisme  » il faut entendre non seulement la doctrine attribuée au seul Philosophe du Jardin -d’après les pauvres restes échappés aux bûchers des miséricordieux sectateurs de la religion du Livre et de leurs acolytes-, mais surtout un terme générique désignant le  » libre esprit » , cette attitude de retrait, cette désertion de la croyance, ce scepticisme et ce kunisme instruits qui continuent à susciter le dégoût horrifié de la plupart de nos congénères. -J.T. Le libertinage… -E.P. De ce point de vue rien n’est plus révélateur de la puissance de ce ressentiment que l’épisode bouffon et dramatique de la cabale de Dom Juan. -J.T. Que reprochait-on à Molière ? -E.P. De faire l’apologie de l’impiété. Sous le masque d’une feinte naïveté la cabale des dévots imputait à l’auteur du Tartuffe les griefs exprimés à l’égard du Grand Seigneur Méchant… par les différents personnages de l’intrigue. Souvenez-vous : tour à tour  » infidèle  » aux yeux d’Elvire, séducteur impénitent de drôlesses de village, mécréant patenté capable de faire jurer son prochain contre la promesse d’une aumône, agnostique décidé face aux prétendus prodiges surnaturels, insolent débiteur avec ses créanciers, en rupture de piété filiale avec son géniteur et finalement hypocrite avéré… tel était présenté le méchant Libertin que Molière -pour d’évidentes raisons de sécurité personnelle, tant était redoutable la Compagnie du Saint Sacrement-, s’est bien gardé d’incarner à la scène, se réservant le rôle de Sganarelle, bouffon bavard et dépassé par les événements. -J.T. Personne ne s’avisait alors de renverser la relation et d’envisager l’ange noir de la comédie comme le révélateur des différentes sottises d’ une époque que l’Auteur du Tartuffe était -comme tout un chacun-, contraint de croiser sur son chemin … -E.P. Certainement ; et dans l’ordre : l’ exorbitante prétention de la  » femme outragée  » à une impossible et pérenne fidélité ; la bêtise des petites dindes en mal de vanité à satisfaire se disputant les faveurs d’un paon de rencontre ; la lâcheté du mendiant timoré incapable de vaincre la frayeur d’une superstition ; la pesanteur des préjugés magiques en cours ; la rapacité des financiers ; l’ affection cannibale d’un père exigeant de son fils l’absolue soumission au conformisme social ; et enfin le totalitarisme idéologique d’un milieu social étouffant. -J.T. Et en regard, personne ne s’avisait non plus de faire crédit à l’impie, au criminel de l’incontestable fidélité à soi et de la fierté qui l’amènent à risquer sa vie alors qu’il se porte au secours … de ses propres et impitoyables poursuivants. -E.P. La haine apparaissait d’ailleurs comme le seul dénominateur commun susceptible de réunir tous ces justiciers de la pieuse indignation . -J.T. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Les choses ont-elles réellement changées ? -E.P. Transposons. Imaginons un auteur dramatique contemporain réécrivant la scène du Pauvre et la portant sur les planches ou les plateaux de TV… -J.T. Essayons… Soit par exemple un  » spéculateur  » lettré et un tantinet provocateur proposant à un  » SDF  » quelques billets contre le désaveu public d’un tabou politico-moral ou d’un des plus énormes mensonges de la propagande idéologique de notre époque… -E.P. Le scandale serait-il d’une moins grande ampleur ? N’ assisterions-nous pas à une réaction du même type émanant des « Autorités spirituelles  » et autres « Ligues de vertu  » ? -J.T. Fort probablement ! Ubu change de costume mais reste identique à lui même sous ses avatars et travestissements successifs… le bonhomme dépasse l’histoire; mieux il est l’ Histoire… -E.P. Deux siècles après la cabale de Dom Juan, parvenus à l’impavidité, libérés du poids de l’opinion des autres, Bouvard et Pécuchet transcrivent modestement le conte-rendu (sic) des illusions et des Visions que les différents prestidigitateurs, -leurs contemporains montreurs de marionnettes-, ne cessent d’agiter sous leurs yeux… -J.T. Et de la même manière, ouvrir le répertoire des Solutions imaginaires, enfiler les perles des manies idéologiques de notre temps, procéder à leur recensement, les considérer sous l’angle esthétique et sans aucune considération de valeur morale, tel est aussi le lot du libre esprit, notre libertinage, notre… festin de pierre. < … toutes les belles ont droit de nous charmer… Pour moi la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve les yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige… > ( Dom Juan 1.2. ) -E.P. Dom Juan ou… De l’usage malicieux du principe d’équivalence…

* 137. RECREATION : LA ‘ PATAPHYSIQUE EXPLIQUEE AUX ENFANTS

-J.T. Pour Emile et Sophie – FABLE : < Il y avait un gentil hibou, qui vivait dans un arbre sec. Il écoutait et voyait tout, il n’ouvrait pas le bec. Et plus il écoutait, plus il en savait, Et plus il en savait, plus il se taisait. En le voyant je me suis dit : si tout le monde faisait comme lui… > Anonyme  

Pour Bérénice et Jean Loup FABLE : < Chacun tourne en réalités, Autant qu’ il peut, ses propres songes. L’homme est de glace aux vérités, Il est de feu pour les mensonges > La Fontaine, Le Statuaire et la statue de Jupiter  

Pour Aimable et Charmante PETITE MORALITE : < La jeunesse est une manière de se tromper qui se change assez vite en une manière de ne plus même pouvoir se tromper > Valéry, Mauvaises pensées

*  138. DE L’AMOUR : EROS OU AGAPE ?

-E.P. Lucrèce / Pétrone : < Sexualité-sensibilité-sentimentalité… >, et refus de l’  » amour « . Et surtout de : l’amour fou… à la manière de la religion  » surréaliste « . Voyez Breton.

-J.T. saint Paul : < Amour-sentimentalité-sensibilité… sexualité ( pour  » ceux qui brûlent « ) >. Reprise du thème pythagoricien développé par Platon dans le Banquet -l’ initiation de Socrate par Diotime de Mantinée-, et naissance de l’ idéalisation chrétienne, devenue cathare et courtoise, puis romantique, analysée il y a des lustres par Rougemont.

-E.P. Deux séries conceptuelles, deux attitudes existentielles radicalement opposées ; deux « sentiments de la vie  » ( Spengler ) incompatibles ; deux cultures hétérogènes voire antagoniques… deux révélateurs.

-J.P. On sait ce qu’il en est advenu…

*  139. LA VOIE LACTEE OU LA MACHINE A REMONTER LE TEMPS

-E.P. Le réel étant -selon une forte parole, ce qu’ il est, il nous impose ses limites. Ainsi n’existe-t-il qu’une façon de remonter le temps, et c’est la fiction. -J.T. Expliquez-vous. -E.P. Comme chacun sait, le passé n’est que la conscience présente d’un présent passé qui fut et qui n’est plus. Quant à l’avenir, il n’est -sur le mode du futur contingent c’est-à-dire du possible-, que la projection présente d’un présent à venir qui n’est pas encore ou qui ne sera peut-être jamais. Hier et demain n’ont de sens que sous la condition de l’aujourd’hui de la représentation ( Schopenhauer ), et par la vertu ( Heidegger) de la présence du présent, authentique et unique présent ( don ) temporel de l’existence. -J.T. Vous nous amusez… Notre faustrollienne navigation consciente n’aurait donc pour balises que la trace et le fantasme… -E.P. Oui… Mais il y a plus. Le Second Principe de la thermodynamique interdit d’ autre part et à tout jamais l’ éventualité physique du retour, cette séduisante possibilité mathématique. Les éclats brisés ne reconstituent jamais le verre à terre, le vieillard ne redevient enfant que sur la pellicule de Cocteau… Excepté les ressources psychologiques du souvenir ( le rappel ) ou de la réminiscence ( le pavé de l’hôtel de Guermantes), hors les spéculations souvent audacieuses ou téméraires de l’ historiographie, il faut obtempérer à la nécessité factuelle du seul temps qu’il nous est permis de vivre : le présent. -J.T. Nous pourrions cependant contourner cette contrainte… L’imagination productrice, la fantaisie, autorise des reconstitutions plus ou moins plausibles, parfois suggestives et qui peuvent entraîner l’adhésion. Nous entrons ainsi dans l’univers des possibles parallèles, dans le monde de la pataphysique créatrice, en acte, assez généralement consciente d’elle-même, de ses ressources comme de ses limites. -E.P. De surcroît et puisque d’autre part le temps ( qui n’est qu’un mot ) ne peut apparaître empiriquement que dans la succession d’événements orientés et mis en série, le talent du poète doit ramener à l’unité d’une intrigue une variété de faits composant une histoire qu’ il espère seulement plausible. La vérité de la reconstitution du passé, de l’ événement passé étant de fait un idéal inaccessible. Si voyager dans le temps et notamment dans le passé -ce grand fantasme des hommes-, constitue une impossible gageure physique, reste donc la possibilité des solutions imaginaires, les bien nommées. Solutions parce qu’elles dissolvent la pierre de l’obstacle empirique. Imaginaires car fantaisistes, mais pourtant bien réelles quoique fictives -puisqu’existantes au même titre que tout autre existence. Tel est leur ontologique statut. -J.T. De ce point de vue le réel est  » Analogue  » à l’ imaginaire ( Daumal )

* Un exemple ? -E.P. … un film de Luis Bunuel conviendra tout à fait, La Voie lactée dont voici le script : Deux chemineaux -mi vagabonds, mi pélerins -notez le bien, se rendent -sans que le spectateur en sache clairement la raison-, par la route et en pratiquant le stop, à saint Jacques de Compostelle -haut lieu de la magie sacrée s’il en est-, et sans qu’ils paraissent percevoir aucunement la signification « profonde voire symbolique » de leur périple. En chemin ils rencontrent une série de personnages venus d’époques différentes et qui tous poursuivent quelque chimère, extravagances qui participent néanmoins d’un dénominateur commun, l’hérésie religieuse. Le film tourne donc autour du thème de l’hérésie. Le spectateur -initialement assez surpris par cet éclatement des repères spatio-temporels-, assiste donc, médusé, à une série de conversations et de discussions, -l’orthodoxie et l’hérésie sont bavardes-, qui se succèdent selon l’ordre régressif du temps et selon le rythme heurté de la progression spatiale de l’itinéraire de Paris à Saint Jacques… jusqu’au terme du voyage où nos deux innocents tombent littéralement dans les bras d’une aimable et accueillante… courtisane à pélerins. L’effet comique de l’ ensemble résulte tout autant du télescopage des époques et de l’ahurissant esprit de sérieux propre à tous ces enragés-dérangés -comme dirait Bardamu… -J.T… que de l’absolu désintérêt manifesté par nos deux ingénus pour les événements auxquels ils assistent, apparemment sans surprise -imperméables qu’ils sont aux extravagances « spirituelles » qu’on étale devant eux…. Leur seul souci étant de s’assurer -entre les leçons de théologie qu’il leur faut subir -, leur aléatoire viatique, le gîte et le couvert. Comme si la folie visionnaire était de toutes les époques et qu’on la dût cotoyer comme une réalité habituelle et normale. -E.P. Et de la même manière qu’on a pu soutenir que le réel était caractérisé par sa monotonie spatiale, la leçon du film -s’il en est une-, serait peut-être de dévoiler l’autre monotonie -temporelle et historique celle-ci-, définie par les manies idéologiques. Ces pataphysiques inconscientes de soi, auxquelles se voue une humanité continuellement en quête d’ absurdités. -J.T.Comme si celles-ci constituaient paradoxalement le fondement de son (dés) équilibre psychologique… -E.P. Concluons : Bunuel, par La Voie lactée, nous donne le modèle d’une ‘pataphysique machine à remonter le temps, le temps de  » l’Histoire  » , le temps du délire des hommes…

*  140. LA LECON DE MAGRITTE

-E.P. Magritte : < C’est l’ insensible que j’essaie de transformer en matière ; il ne peut être que froid > La proposition résume parfaitement le projet de l’artiste. Elle répond à la question esthétique traditionnelle qui pose la poétique en problème. Qu’est-ce que la peinture ? quel est son objet ? Que faut-il peindre ? Thèse: < La peinture est l’art de juxtaposer des couleurs dans le but de créer une image qui unit dans un certain ordre non indifférent des objets familiers > D’où la méthodologique difficulté. L’art consiste à associer des objets en une image surprenante mais non arbitraire. Le lien d’association doit apparaitre à la lecture et à l’analyse du tableau. Magritte partage les attendus de l’ esthétique de la surprise énoncés par J.Gracq à la même époque dans son essai sur André Breton. Situant délibérément la nouvelle poétique surréaliste dans le sillage du bergsonisme, l’Auteur du Rivage des Syrtes écrit : < … la poésie ne se propose jamais rien tant , par la rupture de toutes les associations habituelles au moyen de l’image, que de provoquer artificiellement cet état naissant, en essayant de nous faire voir chaque objet dans une lumière de création du monde… > Mais alors que pour Breton selon Gracq la destination de l’oeuvre ressortit à la mystique : < … l’espoir de tout ce qui tend en nous à communier avec le monde, à s’identifier à lui, à le gouverner et à la comprendre mystiquement >, c’est le sang froid de la lucidité et du jugement esthétique qui caractérise l’entreprise magrittienne. S’il faut cesser de percevoir d’après le fétichisme du principe de contradiction, si la poésie est transgression et perversion de la logique comme de la vision conformiste du sens commun, si en ce sens elle constitue une manière de  » crime parfait « , il n’en demeure pas moins que le peintre ne créera pas sous le dictat du fortuit et de l’inconscient mais – à la manière de Valéry et selon l’esprit de l’ Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, d’après la règle et la mesure. Nous sommes loin -et même aux antipodes-, de l’extase mystique naturaliste qui fonde le projet « surréaliste » : la plongée dans l’  » inconscient « … D’où le problème du tableau. Il peut être formulé à la manière d’un énoncé mathématique : < Soit ( x ) un objet quelconque pris comme question. Il s’agit de découvrir un autre objet- attaché secrètement au premier pour la pensée par des liens complexes, de telle sorte qu’il puisse servir de vérification adéquate à la réponse > Cette formulation du problème poétique est extra-ordinaire. Elle ressortit au langage de la logique où l’argument doit servir de vérification à la fonction propositionnelle. A ce propos le commentaire célèbre de Dali met parfaitement l’ accent sur la spécificité du travail de Magritte : < Magritte est très scolaire ; c’est lui qui a donné les exemples les plus frappants du langage poétique >. La rhétorique du peintre belge a donné lieu à d’innombrables études sémiologiques qui ont dévoilé un vocabulaire d’images récurrentes peuplant ses toiles à la manière d’un répertoire iconographique : le bilboquet, la pierre, le grelot, la pomme, le rideau, la fénêtre, le nuage, la pipe, l’oiseau, l’homme au melon… Dans le contexte de l’approche linguistique a été d’autre part mis à jour un réseau de tropes révélant le caractère concerté et nécessaire des agencements ou dispositifs soumis à la sagacité de l’amateur : -la synecdoque ( le regard de l’intérieur) ; – l’hypallage ( les vacances de Hegel ) ; – l’hyperbole et / ou la litote ( la chambre d’écoute) ; – la métonymie ( le faux miroir) ; – le paradoxe ( l’empire des lumières ) ; – la métalepse, l’image double, etc. Contrairement au postulat d’ une esthétique de la facilité et de la démagogie, les rapprochements entre objets ne sont nullement contingents ou aberrants. Magritte peint des machines expressives créatrices d’ univers imaginaires, des fictions déconcertantes mais plausibles. Bien qu’il ne l’ait pas revendiquée comme telle son esthétique est incontestablement d’ inspiration sinon d’ essence ‘ pataphysique. A cette ‘Pataphysique de la création artistique, répond une ‘Pataphysique du jugement esthétique, et, -à reprendre le concept kantien de l’Analytique du Beau-, du jugement de goût. Car il faut bien comprendre que la poétique de Magritte répudie toute espèce de recherche interprétative se proposant de considérer les images comme des symboles à déchiffrer. Ses tableaux sont des rébus à analyser. Il n’y aurait pas de contresens plus confondant que de prétendre  » psychanalyser  » une toile de Magritte. En raison notamment de son mépris revendiqué de l’esthétique primitiviste de la … projection. Le peintre de chevalet n’est pas un malade, un « névrosé » qui se confesse sur un divan… Son univers poétique compose un  » au-delà  » dégagé de toute signification théologique. Pour lui il est clair que le monde est  » froid « ,  » a-sensé « ,  » in-signifiant « . Le tableau n’est pas un texte pour le Commentaire ni une parole pour l’Herméneutique. Le peintre n’a aucun message à délivrer. La toile n’est qu’une expressivité pure, une « idée » qui se développe à la manière d’un rêve dégagé de tout souci de faire sens. Elle vise à procurer un plaisir, une jubilation réalisant l’harmonie des deux facultés qui interviennent dans la genèse de la délectation esthétique selon Kant : l’ imagination et la sensibilité. Que cette poétique heurte le sens commun, cela est secondaire. Ce qui compte, c’est le plaisir intellectuel produit par le choc de la découverte d’une relation inédite entre des objets et la transgression des codes habituels de la perception qu’elle enveloppe. < Tout cet univers mystérieux est froid. L’insensible ne peut être que froid… Je ne ressens pas de chaleur dans le vide de l’ au-delà… > Et encore : < Comment peut-on se délecter à interpréter des symboles ? Ceux-ci sont des substituts qui ne conviennent qu’à une pensée incapable de connaître les choses elles-mêmes. Un fanatique de l’interprétation ne peut voir un oiseau. Il n’ y voit qu’ un symbole >

* POUR CONCLURE : La poétique de l’expressivité pure répudie donc : – le souci du sens; – la réduction du sens au signifiant ( pour prendre un exemple contemporain : le phallus, l’objet (a) et la castration lacanienne ); – l’interprétation comme méthode de lecture du tableau. Absolument a-thée -dénuée du souci de  » faire sens « -, elle prend le contrepied de l’esthétique romantique et symboliste comme elle réfute la poétique surréaliste selon la perspective que lui donnait Breton. Le propos de Magritte, artiste, est donc parallèle au précepte de Wittgenstein, philosophe critique : réduire l’inflation de sens. Passer d’un non sens manifeste à un non sens latent. Dans un monde sans transcendance, la création de  » l’au-delà  » se ramène au plaisir du jeu des associations libres -c’est-à-dire libérées des adages et des clichés-, mais déduites de règles rigoureuses. L’art n’est pas « révélation » et comme tel substitut de la religion. Il est un simple trucage où la  » magie » du peintre se développe paradoxalement par la « surmystification » de l’amateur candide et… la déroute du critique positiviste. Ni fusion cosmique avec la nature, ni effusion sentimentale, encore moins aveu pathétique ou débordement lyrique, la poésie se veut une technique ludique, un divertissement qui satisfait des intérêts esentiellement intellectuels. Car «  l’art est chose mentale » ( Léonard / Valéry ) Le  » mystère Magritte  » se résout donc en une galerie d’énigmes, simples mais géniales devinettes. Elles ne sont pas d’ un enchanteur mais d’un Maître de la  » peinture potentielle. »

*  141. ‘ PATAPHYSIQUE DE L’ IM-PENSEE : L’ ERREUR, LA SOTTISE ET L’ILLUSION  

-J.T. Ô la pensée… vénérable dame s’il en est… la vie psychique, toute la vie psychique, le monde… -E.P. … comme représentation ?… Certes mais si nous faisons abstraction de sa prétention à la valeur objective de connaissance. Vous rappelez-vous ?… Descartes… < Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui nie, qui affirme, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent > Séduisante philosophie… du départ (Peillet) Mais comment retrouver le réel ? -J.T. Je me souviens. La Troisième Méditation, la plus belle… Doux oiseau de jeunesse… premiers émois… chères illusions… Michel Alexandre… Jarry… je suis César… Antéchrist… -E.P. Antéchrist ? peut-être… César ? c’est beaucoup s’avancer… Douce transe, cher pays de mon enfance, je t’ai portée dans mon coeur… exaltation juvénile.. et idéalistes illusions… Mais laissons cela. Point de nostalgie. Revenons à la dure réalité des faits.

Trois périls majeurs guettent notre équilibre mental. Trio infernal et mortifère auquel nul ne saurait échapper. Nous commettons des erreurs et nous nous trompons, nous disons des sottises, nous sommes victimes d’illusions. Les expressions de la vulgarité sont en elles-mêmes révélatrices de l’origine et de la portée de ces troubles de l’esprit, de ces ratés de nos intelligences. Commettre une erreur, c’est en premier lieu donner pour vraie une affirmation qui n’est pas conforme aux normes logiques de la vérité ; qu’il s’agisse du caractère d’univocité des termes dans le raisonnement, ou encore de la compatibilité des propositions entre-elles. C’est en deuxième lieu tenir pour vrai ce qui n’existe pas dans le « réel  » ou ce qui ne lui est pas « conforme ». -J.T. Aspect définitionnel, essence de l’erreur. Mais quelle est son origine, d’ où naît-elle ? et comment se développe-t-elle ? -E.P. C’est la question de la genèse… cosmologie du psychisme… Si le vrai et le faux, le sens et l’ absurde sont des termes de métalangage, le fait de l’erreur exprime une attitude existentielle potentielle propre à quiconque opine, affirme et prétend à la vérité d’un énoncé… De telle sorte que « commettre une erreur », c’est toujours déja se tromper. Les maîtres de la psychologie de la connaissance, Descartes, Malebranche, Arnauld, Lancelot et Nicole, Hobbes… ont dressé une liste quasi exhaustive des sources et des causes de cette défaillance de la pensée. Donner son assentiment à une proposition dont le sens des termes qui la compose est ambigu et alors qu’ elle n’a pas été étudiée selon sa valeur de vérité ; se précipiter, prétendre résoudre une question sans posséder la totalité des termes d’un problème insuffisamment déterminé ; accorder trop de confiance à sa mémoire ; surtout mal diriger l’attention , et, par suite, errer par étourderie, inadvertance, distraction ou manque de présence d’esprit, telles sont les inconséquences habituelles productrices de ce paradoxe étonnant dèja relevé par Platon en son Sophiste : l’erreur. Cet étrange objet du délire désignant… ce qui n’est pas : un mélange d’être et de néant. Car si dire le faux ce n’est pas dire le vrai, ce n’est pas toutefois ne rien dire et encore moins dire rien. -J.T. Souvenons-nous… il ya des  » degrés de perfection ou de réalité  » : < Si je me considère comme participant de quelque façon du néant ou du non-être… je me trouve exposé à une infinité de manquements > Dans ce registre le Discours de la méthode, la Logique de Port-Royal, les Règles pour la direction de l’esprit et la Recherche de la vérité proposent des conclusions convergentes : nous sommes des êtres finis, bornés, des créatures « déchues  » mais libres, capables de ne pas nous tromper. Il suffit pour cela d’observer une règle très simple et par ailleurs à la portée de tout un chacun : réserver son jugement, apprendre à se taire ! Nous possédons la liberté d’ indifférence. -E.P. Or  » conserver le silence  » semble une épreuve insurmontable pour bon nombre d’ entre-nous. Voyez Mozart et la Figure de l’ Oiseleur en sa Flûte enchantée… Donner son avis à la moindre sollicitation ; arrêter une opinion avant que de l’avoir préalablement pesée, -et ceci quel que soit le sujet considéré ; se jeter à corps perdu dans la mélée des discussions et autres vains débats, -dans le tohu-bohu du forum-, toutes ces attitudes fort banales manifestent la tendance irrépressible d’une intelligence humaine continuellement déportée en direction des balivernes, des considérations oiseuses, et autres » brèves de comptoire  » . Bref dans le bassin d’attraction de la sottise. -J.T. La sottise… cette intempérance de langage, comme dit Alain, ce moment de folie qui nous rapproche de l’aliénation… Intempérance est un terme qui ressortit tout autant à la psychologie, qu’à la médecine, ou encore à l’éthique. Ne pas savoir tenir sa langue, ou… sa plume, traduit en effet la complaisance à soi tout autant qu’un manque d’ à-propos. La vanité, -la peur de paraître ignorant-, la prétention, -l’incapacité à mesurer nos capacités réelles-, le panurgisme, -l’ angoisse de la solitude dans l’épreuve du jugement public-, et enfin l’ innocence, -cette naïveté originelle de tout un chacun… en sont les sources habituelles. -E.P. < Maître sot, faire la bête, dérailler… >, telles sont quelques unes des expressions populaires qui figurent la chute de cette pensée qui sombre parfois jusqu’au ridicule et au comique. Le scepticisme actif -c’ est-à-dire l’ esprit d’ examen en toutes circonstances-, constitue la seule correction, l’unique parade à l’ entropie intellectuelle qui nous guette. Qu’ ajouter de plus à la somme de Sextus, aux considérations de Montaigne, aux analyses de Valéry ? Taceo. < Je me tais > Le précepte a gardé toute sa fraicheur et toute sa pertinence. * -J.T. Continuons… S’il est un remède à la sottise, s’il est une issue à l’erreur, comment se dégager de l’illusion ? -E.P. S’en dégager… ce n’est pas si facile… mais pourquoi ne pas en jouir ? -J.T. Propos paradoxal… -E.P. Nous verrons que non et qu’il existe une ‘pataphysique de l’illusion qui nous garde de la folie. Notons tout d’abord que le concept s’entend en deux sens très différents : se faire des illusions et être victime de l’illusion. A la stratégie existentielle de défense contre le réel au motif qu’il est jugé déplaisant ( Freud / Lacan / Rosset ) répond l’anticipation fumeuse des chimères du désir… admirablement mises en scène par le Fabuliste. Perrette (et son pot au lait ) rejoint l’hystérique paranoïaque dans une entreprise voisine de dénégation du réel. L’une pour le conquérir, l’ autre pour s’en préserver. Mais rien n’y fera. Nous ne pouvons échapper aux puissances trompeuses ( Pascal ). Car l’illusion est constitutive de l’existence. Pour pasticher Heidegger c’est un ‘ pat-existential, caractéristique de la structure ‘ pat-ontologique de l’être… las ; lassé de ce jeu de dupes où il est d’ordinaire joueur-joué et perdant ; bref l’ éternel a(u)busé de la comédie. Et pour commencer : la dupe des choses , des mirages et autres apparences trompeuses, plus ou moins  » bien fondées  » dans le  » réel  » et logées à même son corps, au plus près de sa sensibilité. Puis la dupe d’autrui, sous influence, jouet des ruses, de la dissimulation, des désirs et des desseins de ses congénères. Dupe enfin de lui même, de l’inavouable et des contradictions de sa propre affectivité. Vivre, c’est donc nécessairement être immergé dans l’illusion. cette donnée immédiate de l’existence. -J.T. Mais de ce qu’elle est incontournable, est -elle pour autant irréductible ? Ne la peut-on maîtriser ? -E.P. Tâche délicate… Le libre penseur, le  » Philosophe des Lumières  » prétend à son éradication par le jugement critique, la démystification militante, le « socratisme », et la fonction pédagogique de la raison… Il incarne -transposé dans l’univers de la connaissance-, la figure politique du demi-habile dégagée par Pascal en ses Pensées. Il poursuit la Chimère d’une République des Esprits rationnels et dégagés des superstitions. -J.T. Optimisme qui se transforme vite en prosélytisme hygiéniste… en programme social et en harcèlement persécuteur… C’est pourquoi le libre esprit s’efforce au contraire de concevoir la représentation illusoire sans prétendre pouvoir la faire disparaître. D’une manière prophylactique et parce que tel est son bon vouloir, il s’ efforce de s’en garder, éventuellement après en avoir étudié les effets sur lui même. La curiosité seule l’inspire. Il s’agit d’un terrain dangereux mais… parfois captivant. -E.P. Pour moi, il me semble possible d’ aller plus loin et de placer l’illusion au coeur de notre navigation. La création des fictions -quel que soit le moyen d’expression choisi-, peut constituer un aimable divertissement, une manière de pied de nez à la farce existentielle, une agréable bagatelle dans le désastre morne de la banalité monotone qu’il nous faut subir au jour le jour. Si nous ne pouvons échapper aux illusions, reste -c’est là la faille de l’être-, la faculté de nous écarter et de jouer du clinamen : nous pouvons choisir nos illusions. -J.T. Avant l’inéluctable et définitif naufrage, la lucidité détachée, -le libertinage-, peut donc fort bien s’accommoder du bricolage des  » solutions imaginaires « . -E.P. Ubu vous entende, mon cher Chevalier…  

FIN DE LA DEUXIEME SERIE     

lapin jouant de la cornemuse Verdun 1300-1350 Bréviiaire de Renaud de Bar