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vers accueil vers ouvroir-de-pataphysique

Geste des opinions du docteur Lothaire Liogieri

Ventes et marées 1.2.

POETIQUE ET CRITIQUE

Architexte, par Tristan Bastit

Sur la Poétique ‘pataphysique
Les crayons de Philopata.
De l’ < imagination créatrice >.
De la < fonction > fabulatrice.
Des < qualités > esthétiques et du < beau >.
Elucidation, Spéculation et Fabulation.
*
 ‘patacritique ou le tambour du monde
( cogito-critiques aux enfers.)
L’odeur du Sens.
De la Critique ou le Bal des Vampires.
*
Sur le fantastique, l’étrange et le merveilleux.
Louis Vax, La séduction de l’étrange
table analytique
*
Sur l’insolite, l’exception et la ‘pataphysique
Polyphonie ( rêve )
Sur la modalité, le sens et la phénoménologie
notes éparses, par Patadelphe
*
Sur l’art et la morale
Une < dissociation > de Remy de Gourmont

SUR LA POETIQUE PATAPHYSIQUE

< l’ Art… une simple solution imaginaire, très purement aberrante, voire ambigument dérisoire > J.H. Sainmont, Cahiers C.P. 26-27


LES CRAYONS DE PHILOPATA.
 < Quelle vanité que la peinture… > Blaise Pascal, Pensées

Ubudore : -Vous me surprenez Philopata… j’ ignorais ce penchant… Vous aux couleurs et sur le motif…

Philopata : -J’ ai toujours aimé le dessin… pour la discipline de l’ attention qu’ il nécessite et l’ acuité de la perception qu’ il exige.

Patadelphe : -Je savais votre dédain de ce que vous appelez les < facilités > contemporaines… l’ esthétique de la projection de soi sur de la toile vous séduira peu…

Philopata : -Indépendamment de l’ esbroufe qu’ elle enveloppe -souvent irritante, admettez-le-, cette attitude en effet ne me donnerait que peu de satisfaction… des sensations certes, de l’ émotion pourquoi pas, mais je les veux sévérement contrôlées par mon jugement… Vous connaissez mon saint-simonien dégoût du laissez-aller et de l’ abandon… et plus particulièrement dans le domaine esthétique… susceptible plus qu’ un autre de toutes les outrances, de toutes les complaisances, de toutes les démagogies… Dans les époques de totalitarisme… ochlocratique, mon ami, le style seul et ses exigences sont susceptibles de nous libérer, de nous dégager, de nous permettre de respirer… nous autres patagons…

Ubudore : -… Eumeswil… < paludification ochlocratique sur socle alexandrin >, je reconnais là le jüngerien diagnostic !… aristocratique et… ascétique Philopata ?…

Philopata : -Et pourquoi pas !… mais à considérer le mot dans son sens grec -asceô-, de discipline, et non pas selon l’ acception chrétienne de < mortification >… Pour celui qui s’ efforce de suivre le lointain enseignement de Stendhal, la beauté est < une promesse de bonheur >… et pour mon particulier la beauté n’est pas un vain mot comme se le figurent nos post-modernes nihilistes.

Elle est qualité des choses, des oeuvres et exigence vitale …

Ubudore : -…< La souffrance est l’ épreuve de la forme >, abondait en ce sens l’ Auteur du < Mur du temps >…

Patadelphe : -… peut-être… mais sous bénéfice d’ inventaire… car tout cela mériterait examen…

Philopata : -… Aussi me donnè-je du plaisir et même parfois de la joie à croquer, à peindre et à dessiner… à improviser… selon mes modestes possibilités évidemment… J’ y vois de surcroît un intérêt non négligeable…

Patadelphe : -… et lequel s’il vous plaît ?…

Philopata : – … une façon de faire abstraction du monde… des bavardages… des prétendues informations et des commérages… C’ est une manière de faire le vide… La vertu roborative du silence est bien connue ; et c’est l’ un des charmes de la peinture que de nous libérer du vacarme contemporain…

Ubudore : -Une manière de diète… le Vrai Classique du… ‘pataphysique parfait ? …

Philopata : -En quelque sorte… Il y a sans doute des rapprochements à opérer entre l’attitude ‘pataphysique et certains thèmes abordés par les auteurs de la tradition taoïste… ainsi Lie Tseu… que j’ apprécie tout particulièrement… il en est de même de certains peintres contemporains… je pense à Balthus…

Ubudore : -Vous disiez refuser par principe l’ attitude de l’ abandon…

Philopata : -Oui… je n’ ai jamais compris l’ intérêt supposé de la < création automatique >, cette méthode devenue procédé… Les procédés m’ ennuient… D’ailleurs comment une création, une écriture pourrait-elle jamais être < automatique > ?…

Patadelphe : -Rencontre curieuse, il est vrai, du vocabulaire de la théologie et du lexique de la technologie…

Philopata : -C’est confondre élaboration et association d’ idées… Si l’ une ne va pas pas sans l’ autre, elles sont néanmoins fort distinctes… L’ esthétique du < laisser aller > ne peut mener à une composition… elle suscitera des trouvailles, par… chance ; mais si le hasard n’ est pas immédiatement corrigé, précisé et enrichi par l’ art et l’ attention les résultats seront parfois plaisants mais le plus souvent décevants… En ces questions je me fais disciple de Valéry… et de Malebranche…

Ubudore : -Plutôt faudrait-il s’ en remettre alors au rêve… au développement de ses expressivités… pensons à Kubin… à Mossa…

Patadelphe : -… < Le poète travaille >, prévenait, dit-on, Saint-Pol Roux avant que d’ aller retrouver sa couche…

Philopata : -Soit… mais alors point d’ art… ou si peu… et partant point de plaisir éveillé… car point d’ effort, point de difficultés à résoudre… c’est à dire tout ce qui constitue le charme de ce type d’ activité… et de l’ existence…

Ubudore : -Le recours à l’ inconscient me paraît également trompeur et vain ; et sur ce point je partage les conclusions des analyses de Descartes. Contrairement à l’ idée répandue, l’ < imagination > ordinairement entendue est paradoxalement assez pauvre, ressassante ; et son champ est singulièrement limité…

Philopata : -D’ un autre côté la création réduite à l’ application de procédés techniques me lasse tout autant sinon davantage… Autre facilité, autre travers… symétrique du premier celui-ci … C’ est confondre art et artisanat… c’ est verser dans l’ académisme, le travail, la monotonie… Or le cours moyen de la nature et la besogne humaine sont déjà suffisamment fades et accablants pour que je ne renchérisse pas dans l’ esthétique du labeur potentiel et de la mécanique répétition…

Patadelphe : -Du …< labeur potentiel > ?…

Ubudore : -Il est vrai que ce refus de toute espèce d’ < inspiration > fait problème…

Philopata :-… le terme lui même est effectivement disqualifié… et souvent à juste titre pour le romantisme de pacotille, les effets de manche et la pose qu’ il suggère ainsi que pour les raisons précédemment évoquées… Mais de là à refuser toute inspiration… c’est une démarche que je ne saurais accomplir… et que mon expérience dément…

Patadelphe : -Comment expliquez-vous alors la naissance, l’émergence, la genèse de ce qu’ on nomme d’ une manière un peu grandiloquente < oeuvre d’ art > ?…

DE L’IMAGINATION CREATRICE.
 Philopata : -Insoluble problème… A vrai dire je n’en sais rien… et qui peut se vanter de le savoir? Comment rendre compte de ce qu’il faut bien appeler faute de mieux un…
Patadelphe : -… < chaos déterministe > ?…
Philopata :-… ce n’ est pas exactement cela…
Ubudore : -… des < accidents > mis en série par un supposé < auteur >… un < centre d’ indétermination >… à reprendre le vocabulaire de Bergson et de Deleuze… ou encore de Bacon…
Philopata : – … le peintre ?… oui… Mais peut-être puis-je m’ appuyer sur ma propre expérience…
Patadelphe : -Certainement… éclairez-nous…
Philopata : -Si j’ essaie de restituer le progrès qui me mène à l’ achèvement -disons d’ un tableau sans sujet donné-, il me semble pouvoir en dégager quelques étapes…
Ubudore : -… un peu à la manière des péripéties d’un drame…
Philopata : -… je pars d’ un état de conscience fait de rythmes, de valeurs colorées, de formes confuses, indistincts personnages qui me hantent.. parfois jusqu’ à l’ obsession, et à la durée indéterminée… Puis survient le passage à l’ acte, l’ ébauche, le premier jet… J’ entre alors dans le vif de la chose… expression insatisfaisante car le sujet naît sous mes crayons et mes pinceaux et j’ assiste pour ainsi dire en spectateur à l’ apparition progressive d’ une fiction -appelons-là par commodité < oeuvre >-, en une sorte de dédoublement de ma personnalité sensible et de ma perception consciente…
Ubudore : -… un peu à la manière d’ une improvisation au clavier…
Philopata : -… tout juste… une improvisation certes … mais toutefois surveillée, contrôlée… Car tout l’ art consiste à laisser courir tout en retenant, en fixant, en précisant l’ heureuse rencontre qui fournira la matière de l’ ouvrage… c’ est cela l’ inspiration, et seulement cela…
Patadelphe : -… en place de l’ hypothèse spéculative, visionnaire, du poétique « délire », au sens de la < manie > platonicienne exposée dans le Phèdre, la fameuse < furor > des Renaissants…
Philopata : -Mais l’ organiste, lui, ne jouit pas du pardon des repentirs… il se lance tel le trapéziste, funambule sans filet, tel un graveur… il faut y aller… et l’ erreur ne se rattrape pas… je garde en mémoire les performances de Messiaen, aux Vêpres, à la Trinité… quel régal !…
Ubudore : -< Des canyons aux étoiles >…
Philopata : -C’ est sans doute ce qui explique en partie et par différence la séduction exercée par l’ esthétique constructiviste et structuraliste du procédé… confortable, installée et sans grand risque… Ce sont en effet le plus souvent des exercices intelligents, scolaires, une esthétique pour professeur… et bons élèves. Avec en prime l’ assurance de pouvoir rendre raison, d’ < expliquer > après coup toute la genèse de l’ oeuvre puisqu’ il suffit d’ en posséder conceptuellement la clef, la grammaire génératrice…
Ubudore : -Il est vrai qu’ on semble se donner soi même pour critique et prophète du passé… C’ est pourtant confondre -à suivre Kant et Bergson-, création et logique, invention poétique et résolution des problèmes… axiomatique, déduction, calcul… et inspiration…
Patadelphe : -Vous êtes bien sévère Philopata … je ne suis pas certain que votre critique de ce que vous appelez poétique constructiviste soit véritablement fondée…
Philopata : -… Il y a plus, Patadelphe !… Derrière cette alternative esthétique, ces manières d’ envisager la chose poétique se profilent également des oppositions de style et des façons de concevoir l’ existence… Il existe une esthétique de la sécurité qui ne relève pas d’ une ‘pataphysique du départ… C’ est certain…
Patadelphe : -Pourtant… le choix de l’ axiomatique… et le rôle conféré au hasard… introduisent l’ instabilité, l’ aléatoire…
Philopata : -Quant au résultat… c’est à chacun d’ en juger…
Ubudore : -… Mais cette improvisation qui vient sous les doigts est-elle selon vous absolument originale ?…
Philopata : -D’ après mon expérience, certainement pas… elle enveloppe tout un passé… le roi n’ est jamais nu…
Ubudore : -Ce qui me rappelle une anecdote… Valéry rapporte qu’on demandait un jour à Degas quel avait été le temps nécessaire à l’ élaboration d’ un de ses Pastels…
Patadelphe :-… et il répondit ?…
Ubudore : -…< vingt minutes ou… vingt ans… >…
Philopata :-… Ainsi l’ immédiat, la spontanéité, la brutalité accidentelle, aléatoire, hasardeuse du < génie naturel >…
Patadelphe : -… à parler comme Kant dans son Analytique du Beau…
Philopata :-… sont ainsi prises dans le filet des langages et des voies propres aux moyens d’ expression, aux genres, aux styles.
L’oeuvre est aussi rappel, renvoi, évocation et parfois résumé synthétique de toute une tradition.
Ubudore : -Revenons à l’ histoire de vos tableaux…
Philopata : -De mes oeuvrettes… Survient un moment où la toile commande… et où tout bascule. II me faut lui obéir… je pressens qu’ une limite est dépassée… il me faut soit continuer dans le chemin ouvert ou tout effacer… instant pénible…
Ubudore : -… pénible ?…
Philopata : -C’ est peut être beaucoup dire… mais il est vrai qu’ une certaine tension, qu’ un certain rapport de forces s’ établit désormais entre ce qui n’ est déjà plus une ébauche, et la représentation des possibles qu’ il faut sacrifier… Car créer, c’est choisir et c’est rejeter souvent malgré soi et avec regrets des thèmes, des idées, des formes qui auraient pu convenir tout aussi bien si l ‘oeuvre n’ avait pris cette direction qui maintenant commande qu’on l’ achève et qu’ on en précise définitivement la forme… C’est aussi la phase la moins intéressante qui s’annonce…
Ubudore :-… celle du travail ?…
Philopata :-… Oui… plus précisément : celle de l’ habileté mécanique… le charme de la naissance n’opère plus, l’ intérêt du lever de rideau est dissipé et il faut malgré tout mener la chose à son terme… l’ artiste fait place à l’ ouvrier…
Patadelphe : -Je comprends votre propos : exit le plaisir du clinamen, l’ excitante contingence des surprises et des rencontres, les fulgurations aléatoires de l’ < inspiration > comme on dit…
… et retour à la banalité d’un monde tout aussi ennuyeux que la récurrence indéfini des motifs d’un objet fractal…
Philopata : -Selon le langage de votre ‘pataphysique Patadelphe … Voilà ce que je peux dire de ce dont j’ai l’ expérience mon cher Ubudore… j’ ai d’ ailleurs bien conscience que c’ est assez convenu…
Patadelphe : – L’ imagination créatrice est donc une faculté fort… énigmatique..
Ubudore: -En effet ; et j’ admire ceux qui prétendent nous en donner une définition … satisfaisante.
Philopata : -Précisément… Vous, Patadelphe, qui êtes aussi familier des grimoires de la philosophie… Rappelez-nous ce qu ‘en disent les philosophes…
 

DE LA FONCTION FABULATRICE.
 Patadelphe : -… qu’ elle est une expression de la fonction symbolique, fabulatrice, à l’ origine de l’ invention scientifique comme de l’ oeuvre d’ art… qu’ elle traduit certain penchant des hommes à l’ imitation et à la représentation… qu’ harmonisée à notre intuition sensible elle comble, dans la délectation et la beauté procurées par les oeuvres, notre puissance de sentir…
Ubudore : -… tout en réalisant cette mise en circuit, cette relation singulière du créateur et de l’ amateur par le canal des différents sens…
Patadelphe : -… Bergson, Aristote, Kant, Schiller… ce n’ est pas rien…
Ubudore : -En effet… l’ < art >, la < création >, la < beauté >, la < délectation >… tout ce vocabulaire de l’ esthétique traditionnelle… baroque et romantique…
Philopata : -… ces concepts négligés voire méprisés ou évacués un peu trop vite, dissous dans les postulats du nouveau dogmatisme péremptoire des post-modernes envahissants…
Patadelphe : -Ils mériteraient plus de… considération ? ..
Philopata : -C’est certain… mais la lumière baisse mes amis… laissez-moi s’ il vous plaît ranger mes couleurs et mes crayons et je suis à vous…
*
Ubudore: -< Fonction fabulatrice >,< fonction de l’ irréel >,< fantastique transcendantale > … Bergson et Bachelard interviendraient donc pour caractériser la genèse de l’ oeuvre et assurer le fondement des catégories de la Poétique.
Que peut donc en penser un ‘pataphysicien ?…
Patadelphe : -Le terrain me paraît miné et piégeux…
-D’un côté la < fonction > : le terme est ambigu… il signifie relation, dépendance, rôle… on occupe une fonction… le poète serait à la fois auteur et acteur de ses propres élaborations… sujet bien à sa place, conscient, guide des associations et autres représentations auxquelles il serait néanmoins assujetti…. une machinerie interne se mettrait en marche, à oser cette métaphore, et l’ < auteur > se ferait mécano de cette Générale… il règlerait la locomotive, l’ inspiration…
Philopata : -… Buster au poste de commandement… si l’ on peut dire…
Ubudore : -… Ce sont bien les deux sens de la notion de < sujet > en effet…
Patadelphe : -D’ un autre côté < créer > n’ est pas < inventer >… Le scientifique, le chercheur se proposent de deviner le < réel > par l’ élaboration de leurs fonctions mathématiques. Elles composent un univers de formes algébriques, géométriques, analytiques, de lois et de théories. Et ils prétendent saisir l’ intelligibilité du monde par la vérification d’ hypothèses qui transforme l’ invention conceptuelle en dévoilement.
Ubudore : -On ne quitterait donc pas le terrain du résumé et de la paraphrase…
Patadelphe : -L’artiste par contre ajoute au réel. Il n’ est d’ ailleurs pas le seul…
Ubudore : -Il est vrai… Les fables religieuses des prêtres, les mythologies et le folklore des peuples, les légendes, les contes, les romans, les tableaux, les opéras et les chorégraphies…
Patadelphe : -… toutes ces oeuvres, ces procédés, ces genres, ces moyens d’ expression expriment une même faculté tout aussi vivante chez les enfants que vivace chez ceux qu’ on a coutume de nommer depuis Aristote < poètes >… Ils  » créent « … ils composent des fictions, ou encore ils génèrent de l’ < irréel >… des univers supplémentaires, des mondes parallèles…
Philopata :- Ce serait donc cela la fonction fabulatrice ?…
Ubudore :- … dont la puissance est partagée par l’ amateur… Bergson, dans Les Deux sources de la morale et de la religion, va jusqu’ à parler d’ hallucination volontaire pour caractériser cet étonnant état d’ intérêt passionné qui caractérise l’ auditeur, le lecteur, le spectateur d’ une oeuvre particulièrement suggestive et captivante.
Philopata : -L’ art nous ravit, la chimère nous ravit… L’ étonnement, l’ admiration, l’ évasion de l’ existence conformiste, utilitaire et prosaïque, propre à l’ enfermement communicationnel des pensants et des bien-pensants, du travail, de la morale et de la politique…
Patadelphe : -… échappée de sens, jeu pur de l’ imagination qui s’ exerce pour le seul plaisir de s’exercer, jouissant d’ elle même, qui s’ adonne au pur et stendhalien < plaisir d’ exister >…
Philopata : -Voilà… Ne pas se contenter de subir le rêve, mais guider la rêverie, fabuler, tels sont en effet les secrets de l’ aède, du vates, du barde, du trouvère… du poète qui chante, qui nous enchante et qui nous captive en fixant les images de son…
Patadelphe : -… inspiration ?…
Philopata : -… n’ ayons pas peur du mot, ne nous laissons pas intimider par le Pédant !…
Ubudore : -… et pensons à la fécondité des conteurs… à leur création d’ un monde de formes qui les libèrent et nous libèrent…
Patadelphe : -De ce point de vue je vous rejoins… < Poétique du départ >… jeunesse, ivresse païenne, rimbaldienne et nietzschéenne, < par delà le bien et le mal >, où nul possible ne saurait se mesurer à l’ aune des prescriptions morales, des contraintes académiques et des tabous idéologiques…
Philopata :- … il est vrai, l’ art demeure dangereux, il inquiète…
Patadelphe :-… mieux, il continue d’ indigner… il scandalise… il pervertit…
Ubudore : – … ou il … divertit…
Philopata : -Telle est bien cette irrationnelle faculté, inintelligible, spontanée, immédiate , ce < don naturel > qui -selon le mot de Kant, < donne sa règle à l’ art > …
Patadelphe : -Le propre de ce qu’ il nomme le < génie > ?…
Philopata : -Ah ! la conjuration de nos impuissances, de nos stérilités, de l’ envie… le ressentiment voire la haine dirigée contre l’ inégalité ontologique des dispositions naturelles… l’ aversion suscitée par la singularité créatrice qu’ il nous faut étouffer par tous les moyens et dont on doit même contester l’ existence…
< Génie, inspiration, don, grâce naturelle… >, vous ne seriez que des mots ou des mythes pour esthéticiens attardés, ridicules ringards archaïques, réactionnaires illettrés critiques provinciaux !…
Patadelphe : -… vous vous exaltez Philopata… gare à l’ ivresse des mots..
Philopata : -… et la < beauté >, mes amis… cette catégorie… devenue quasiment obscène … est-il légitime de condamner cette catégorie esthétique, de lui dénier sens et portée aussi légèrement que la critique post-moderne positiviste nie la valeur des notions d’ < oeuvre >, d’ < inspiration > de < génie > et d’ < imagination créatrice > ?…
*
Ubudore : – Je ne sais… Que serait une ‘pataphysique du Beau ?… ou encore y a-t-il un jugement de goût, et d’ appréciation esthétique des oeuvres d’ art et des êtres naturels propre à la ‘pataphysique?
Patadelphe : -Apparemment non… Le faustrollien postulat < d’ équivalence généralisée > appliqué à l’ élaboration et à l’ expérience des objets poétiques semble en interdire le principe…
Ubudore : -Accepterons-nous alors les thèses qui d’ ordinaire se partagent la problématique, celle du platonisme spéculatif, et celle qui relève de ce qu’on pourrait nommer la  » philosophie vétérinaire « … la darwinienne… sans omettre bien sûr la perspective kantienne…
Patadelphe :-… scepticisme relativiste, dogmatisme métaphysique et dogmatisme naturaliste… criticisme… Il s’agirait -à vous suivre-, de préciser le statut des idées de < beauté >, de < grâce > , de < sublime >… bref ce qu’on nomme habituellement les qualités esthétiques…

DES QUALITES ESTHETIQUES
Ubudore : -Oui… Et il me semble que c’ est Cournot -dans sa volonté de s’affranchir du Kantisme, qui a posé le problème de la manière la plus rigoureuse…
L’ Auteur est d’ ailleurs… fort opportunément en bonne place dans votre bibliothèque mon cher Philopata… Ouvrons donc le Traité…
Philopata :
-< Un objet nous plaît-il parce qu’ il est beau en lui même et essentiellement, et, parce que nous tenons de la nature le don de percevoir cette qualité des choses extérieures et de nous y complaire ou bien le qualifions-nous de beau parce qu’ il nous plaît sans qu’ il y ait d’ autres fondements à l’ idée de beauté que le plaisir même que l’ objet nous cause en vertu des lois constantes de notre organisation ? >
Patadelphe : -Alternative ou dilemme… subjectivité ou objectivité du < beau > mais aussi du < gracieux >, de la < laideur > ou du < monstrueux >… le mot désigne-t-il une qualité réelle des choses ou ne traduit-il que notre expérience ? Désigne-t-il une réalité objective ou seulement l’ expression d’ un jugement de sensibilité ?
Ubudore : -Le vieux débat du réalisme et du nominalisme… l’ oeuvre d’ art est-elle représentation d’ une belle chose ou n’est-elle de la chose que sa belle représentation ?…
Philopata : – Il y a pourtant des beautés naturelles. C’est incontestable… Elles enveloppent l’ idée de < perfection >. Et l’esthétique naturaliste est bien fondée. Ainsi Kant remarquait-il que la beauté de l’ homme, de la femme, de l’ enfant, d’ un… animal ou d’ une fleur supposent le concept réalisé dans un être, une fin qui détermine ce que la chose doit être, pour parler maintenant comme Schopenhauer ou Ruyer, son… idée.
La < laideur > ne serait par contre que déviation, qu’ écart à la moyenne… quant à la < monstruosité >, ce que l’ on montre, elle tirerait la caricature vers l’ horreur… Quasimodo…
Patadelphe : -… beauté de convenance, d’ harmonie, d’ équilibre… déjà relevée par Platon en son Hippias…
Ubudore : -Le concept de < beauté adhérente > donc… La < beauté > serait alors le signe de la perfection d’un être naturel, de ce qui est achevé, complet, de ce qui possède par excellence les qualités requises par sa < nature >, par son type…
Patadelphe : -Thème darwinien aussi, naturaliste … de l’esthétique vétérinaire… de l’ inspiration eugéniste qui l’ accompagne presque nécessairement… aider, soigner, élever, soutenir, corriger la < nature >… si ce terme a un sens…
Philopata : -La beauté se fait chair… elle s’ incarne et s’ impose aux yeux de tous comme l’ épiphanie de la Forme… Jünger encore… C’est en cela qu’ elle exerce ce pouvoir de séduction, cette fascination qui, s’adressant à notre sensibilité, nous procure ces émotions poétiques, cette délectation esthétique qui nous transporte … l’ infiniment désirable… parfois morbide, dangereuse, et relevée notamment comme telle par Maupassant, Thomas Mann, et bien d’ autres…
Ubudore : -De même la < grâce > … l’ aisance, la fluidité, la légéreté, la continuité qui interdit le heurt seraient les attributs, ces qualités de la chose distinguées par Bergson dans l’ Essai… Ces qualités ne seraient pas de nous… Certains y seraient sensibles mais d’ autres demeureraient comme frappés d’ une espèce de cécité esthétique leur en interdisant la perception et la jouissance…
Patadelphe : -… mais les autorisant -à vous suivre-, à en nier… l’ existence au prétexte de la relativité de l’ expérience ?…
Philopata : -C’ est la thèse contraire, celle du nihilisme esthétique, du scepticisme nominaliste et du subjectivisme… la beauté serait d’ opinion ; elle n’ exprimerait que le jugement d’ une sensibilité, elle traduirait une expérience ou, à la rigueur selon l’optique culturaliste, un goût propre à une époque, à un groupe déterminé.
Patadelphe : -Elle serait comme l’ affirme Nelson Goodman d’ < inculcation >…
Ubudore : -… et non pas la manifestation d’ un accord universel des sensibilités esthétiques selon la Critique du Jugement… dont je vous rappelle pour mémoire les célèbres thèses :
-est beau ce qui plaît universellement sans concept ;
-est beau ce qui procure une satisfaction désintéressée, libérée du désir et de l’ utilité;
-est beau enfin ce qui s’ incarne en tant que finalité sans fin.
Philopata : -Certes… Mais ces divers énoncés étant en place… qu’ en penser ?
Patadelphe : -Devrais-je mes amis vous proposer un essai critique de ‘pataphysique du Beau ?…
Ubudore : -… une ‘pataphysique du beau ?… projet paradoxal… Vous m’ étonnez… je n’ ai encore rien rencontré de semblable…
Patadelphe : -… en effet… Essayons pourtant… Elle tiendrait en quatre ou cinq propositions… Je vous les donne ?…
Philopata : -… certes… vous m’ intéressez…
Patadelphe : – Allons… risquons-nous…
La première : -est beau ce qui plaît singulièrement avec ou sans concept.
Rencontre toujours unique d’ un objet naturel ou d’ une oeuvre purement aléatoire ou encore systématiquement dégagée d’ une matrice poétique, effet de ce que les ‘pataphysiciens nomment habituellement un… < ouvroir potentiel >.
Puis la seconde : -est beau ce qui nous procure une satisfaction sensible très intéressée… je souligne…
Expérience désirée, provoquée et si possible réitérée de la délectation admirative et jubilatoire… Tant du côté du créateur que de celui de l’ amateur… ce qu’ on oublie trop souvent…
La troisième : -sera qualifiée de < belle > l’ émotion esthétique provoquée par un < ouvrage > qui suggère la présence du hasard corrigé par l’ intention et le talent… sans égard à quelqu’ intérêt étranger à la préoccupation de l’ < Ymagier-poète >.
Point de < fonction > donc, point d’ enjeu extérieur à une oeuvre qui se suffit ainsi parfaitement à elle même…
La quatrième enfin : -est < beau> ce qui suscite en nous une joie sereine, amorale et frivole et ce par quoi le spectacle < tragique > de ce monde < dérisoire > peut être transposé en esthétique et innocente émotion…
Affirmons l’ art libéré de toute connotation idéologique, religieuse, morale, politique, voire… »esthétique »…
Ubudore :-Tels seraient donc les quatre déterminations du ‘pataphysicien jugement de goût ?… Vous prenez comme il vous est coutumier le contrepied du kantisme… Mais, assez curieusement, vous semblez par votre dernière thèse en revenir à… Aristote…
Patadelphe : -Une référence nécessaire… ‘poétique pour poétique…

ELUCIDATION, SPECULATION ET FABULATION
 Philopata : -Vous me surprenez… et je ne sais trop qu’ en penser… Revenons cependant à cette dernière question…
Ubudore : -… celle de la finalité de l’ art…
Patadelphe : -Mais pourquoi donc prétendre lui assigner une < fonction > ?…
Philopata : -… c’est qu’ il s’agit d’ une interrogation philosophique fort banale et légitime… tout ce qui existe ne possède-t-il pas d’ une certaine manière une fonction ?…
Ubudore : -… Rien n’est moins sûr… Toutefois les réponses ne manquent effectivement pas … célébration et glorification religieuse, Lobgesang, prière.. reproduction mimétique, réalisme ou hyperréalisme… voie parallèle de connaissance à la manière de Bergson et de Proust… vecteur romantique d’ expression de la subjectivité, lyrisme… plongée surréaliste dans l’ inconscient … idéologique existentialiste et engagée expression des idées… vision platonicienne de la Beauté… élaboration kantienne des < Idées > de l’ imagination… métaphysique coup de sonde du pêcheur d’ absolu… il en est bien d’ autres assurément…
Patadelphe : -…Cependant toutes paraissent des expressions d’ une exigence unique, d’ un même sotériologique sérieux…
Ubudore : -… le salut par l’ Art…
Patadelphe : -Et la plupart conçoivent plus ou moins l’ < oeuvre > comme un moyen d’ élucidation, une technique de connaissance, voire… d’ illumination…
Ubudore : -… telle un succédané spéculatif de la religion et de la mystique…
Philopata : – C’ est incontestable… Demeure alors l’ attitude ‘pataphysique… Que nous propose-t-elle ?…
Patadelphe : -… la création consciente de modestes univers parallèles… simple jeu de formes, délibérément frivole… plaisir de l’ élaboration… ouvroirs multiples du bricolage potentiel… multiplication des moyens d’ expression, des genres et des procédés… dégagement ironique de la < spéculation > comme de < l’ aventure spirituelle >, refus de l’édification… ‘patapoétique dépourvue d’ enjeu… goût du spectacle, souci féerique du singulier, du concret…
… bref : la fabulation pour la fabulation…
Ubudore : -< sans cesse sur le métier remettez votre ouvrage >…
Patadelphe : -Mais vous grimacez Philopata…
Philopata : -C’ est sans doute que je ne me résignerais guère à abandonner certains mobiles de la poétique et autres motifs de l’ esthétique traditionnelle, leurs objectifs, leurs valeurs, leur goût… Peut-être pourrions-nous toutefois faire nôtre cette exigence de Michaux :
< … garder la conscience de vivre dans un monde d’ énigmes, auquel c’ est en énigmes aussi qu’ il convient de mieux répondre.>
Ubudore : – L’ art entendu comme manière d’ exorcisme ?…
Patadelphe : -C’ est à moi de faire la grimace… Je dois avouer que la perspective de < rentrer au bercail de l’ universel >, comme écrit le poète, par… l’ absorption de mescaline ne me séduit guère… mais après tout… Qu’ à cela ne tienne cher Philopata … à chacun sa voie ou plutôt son < chemin >… nous autres, patagons, nous ne sommes pas des prosélytes crispés de la chose ‘pataphysique…
Ubudore : -… et la gidouille du Père Ubu est suffisamment vaste pour accueillir toutes sortes de fantastiques ou de fantaisies plus ou moins… transcendantales…
Patadelphe : -… fussent-elles présentes, passées ou à venir…
Mais avant que de nous quitter, permettez que je reprenne pour souligner mon propos -propos qui, je le sens bien, ne vous a pas convaincu Philopata-, cette lapidaire interrogation d’ un plasticien célèbre… et non moins célèbre ‘pataphysicien… Jean Dubuffet…
La voici :
< A-t-on perdu le goût des fêtes, de l’ arbitraire et du fantasque et ne veut-on plus que s’ instruire ? >
Ubudore :-… Intempestive, en des temps de moralisme et de pédagogisme intempérant, cette question n’ a en effet rien perdu de sa verdeur …
( 30.03.2000 )


 PATACRITIQUE OU LE TAMBOUR DU MONDE

< Manipuler des phrases dénuées de sens et se livrer à des jeux de langage. Il s’agit là d’ une véritable intoxication par les mots, combinée à une superbe indifférence pour leur signification. >
Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles
***
< Jouons avec les mots… >
Pseudo-Sandomir, Livre des Sentences. 1. 6. v. 12 .
 


  L’ODEUR DU SENS
 
< On fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat. >
Gustave Flaubert, Correspondance ( 22 octobre 1846 )
**
Eutrapel à Polygame, salut !
Excellent ami, comme tu m’ en as prié je te fais parvenir le récit qu’ Ubudore m’ a transmis à l’ occasion de son inopiné séjour près les Narragons Lettreux, les Initiés du pays de Haute Critique.
Tu sais que ces idolâtres de Texte, de Métatexte et de Paratexte, n’ ont de cesse de scruter, d’ examiner, de disséquer… de lécher et d’ absorber les < paroles gelées > des Auteurs et autres Bricoleurs de Sens.
Tu sais également que ces contemporains Pélerins en quête de la Pierre d’ Intelligibilité par les voies dévotes du Commentaire, de l’ Exégèse et de l’ Interprétation se partagent en Sectes nombreuses, maints Partis, diverses Ecoles et emplissent de leurs abondantes contri-ubu-tions Revues, E-missions, Colloques et Manifestations.
Justifiés par le motif généralement avancé de Raison suffisante ils donnent au badaud de la Farce herméneutique le spectacle déconcertant de leurs interminables différends et multiples variées querelles.
Le Tambourin de la noble Critique, son Cymbalum mundi résonne cependant de plus de bruits qu’ il ne produit d’ agréables harmoniques, excepté pour le ‘pataphysicien qui -ici plus qu’ ailleurs sans doute-, peut en faire son beurre et son miel.
Mais foin de ces méchantes, verbeuses et agnostiques considérations, j’ en viens à mon récit…
*
< … A l’ Injonction de Sa Magnificence, moi Ubudore, Chevalier de Patagonie, je me rendais sur le Net afin d’ y envoyer le Livre des Destinées Critiques sous le pseudonyme de Jupien. Sur un site parallèle deux créatures dévoyées parvinrent à dérober par un artifice informatique ledit Livre et lui substituèrent un autre ouvrage. Après quoi, installées sur le forum électronique et en compagnie d’ interlocuteurs de semblable engeance elles se permirent d’ engager une violente diatribe faite d’ invectives et de propos outrés au sujet de l’ Ascience et de Sa Magnificence. Celle-ci, s’ étant sentie virtuellement insultée, me demanda de récupérer le gros E-folio et de laver l’ outrage. Averti par Pamphagus mon fidèle coursier de l’ activité de ces Critiques impies sur le point de divulguer sur la Toile des extraits de la < Pierre d’ Intelligibilité >, j’ entrais immédiatement en contact avec eux par E-mail… Je raillais aussitôt leur crédulité et leur égarement et exigeais publiquement qu’ ils restituassent le Livre. D’ autant plus que crypté par les soins de Pataphile-Episcope il ne leur eût été d’ aucun secours.
Confondus, ils restituèrent l’ ouvrage puis, sans nul doute dépités, retournant leur argumentaire dévergondé contre eux-mêmes, ils s’ entre-déchirèrent violemment, se livrant alors à une venimeuse et bruyante polémique, et revélant ainsi la prétention de leurs « théoriques » baliverneries.
Entre temps, attirés sans doute par… l’ odeur du Sens, d’ autres Vampires étaient accourus et s’ étaient mêlès à la dispute… monstres cannibales au premier rang desquels je reconnus sans peine, à leur aspect hideux et repoussant, Méduse, Cerbère, et Chimère, les gardiens de Bibliothèque, le < Séjour des Morts >, les fameux Maîtres Critiques…
Seul Pamphagus le bon cheval conservait sang froid et bon sens, intervenant de temps à autre par ses questions pertinentes et malicieuses, et menait insidieusement nos Narragons sans qu’ ils s’ en aperçussent à l’ aveu public de leur méthodologique et commune déroute.
Quant à moi, après les avoir silencieusement écoutés, et m’ être diverti de leurs différends, je décryptais alors l’ Ouvrage et leur en livrais le secret… Stupéfaits ils découvrirent que les mallarméens feuillets étaient blancs et vierges de tout Sens…
Si grand était du texte le Secret… qu’ il n’ y a pas de Secret, qu’ il n’ y a rien d’ autre à comprendre que ce qu’ on a soi même apporté et que toute autre prétention ne saurait se soutenir…
La Pierre était, certes, mais…
Pierre noire d’ < Inintelligibilité > et de < Raison insuffisante > !…
C’ est alors que le Rire prodigieux de Sa Magnificence se fit entendre et recouvrit l’ Assemblée des Doctes qui, ramenés à plus de modestie, quittèrent, le babil asséché, piteusement et successivement, l’ électronique Forum. >
*
Je te donne maintenant, cher Polygame, quelques extraits du dialogue des Narragoniens Critiques et de Pamphagus, le swiftéen Prince des patagons Houyhnhnms tel qu’ Ubudore me l’ a transmis :
 
DE LA CRITIQUE OU LE BAL DES VAMPIRES
 
< Les insectes piquent, non pas par méchanceté, mais parce qu’ eux-aussi veulent vivre : il en est de même des critiques. Ils veulent notre sang et non pas notre douleur > F. Nietzsche
***
Pamphagus : -… Ainsi vous, terrifiants gardiens de la Porte des Morts, vous prétendez avoir la connaissance et même la science, dîtes-vous, des Merveilles des Enfers…
Chimère : -Nous sommes en effet les gardiens du Temple de Critique…
Cerbère :- Et nous veillons les Auteurs et leurs Oeuvres…
Méduse : -Nous en interdisons aux profanes la lecture…
Chimère : – …s’ ils ne se soumettent à nos conditions…
Pamphagus : -… Et lesquelles s’ il vous plaît?…
Cerbère : -Satisfaire à nos exigences thé-o-ri-ques !…
Chimère : -… herméneutique !…
Cerbère : -… non point !… structuraliste !…
Méduse : -… vous vous égarez tous deux !… textuelle !…
Pamphagus : -Mais… ne peut-on jouir de ces Merveilles sans posséder vos méthodes ?… ne peut-on lire en …toute innocence ?…
Les Vampires : -Ha! Ha ! Ha !… en toute innocence !… C’ est toi l’ innocent, l’ idiot de village pataphysique, pataniais !… qui prétend pénétrer… sans les clefs, sans nos clefs…
Pamphagus : -… J ‘avoue bien volontiers mon ignorance… et je ne demande qu’ à m’ instruire de vos lumières, monstres puissants… enseignez-moi…
Méduse : -Misérable lecteur, je te renvoie aux procédés rustiques des journaliers de la < culture >, et à leurs torche-culs !… à la critique de complaisance, de la flagornerie et des renvois d’ ascenseur… A l’ instar du gros public, que pourrais-tu saisir d’ autre que le langage hyperbolique et < flamboyant > comme ils disent, de l’ éloge et du blâme ?…
Pamphagus : -Ô toi Chimère, fille de Typhon et de Vipère Echidna, toi qui protèges d’ un rideau de flammes l’ accès à la Bibliothèque Universelle, initie-moi, montre-moi la voie d’ Intelligence des oeuvres…
Cerbère : -Réponds Chimère… Tu peux avoir confiance… Il ne ressemble guère à ce Pégase chevauché par Bellérophon dont tu redoutes tant la funeste venue …
L’HERMENEUTIQUE.
Chimère : -Soit… j’accepterai donc de faire un effort… mais je te parlerai en énigme Pataniais… < Herméneutique >, tel est le secret d’ Intelligibilité… l’ oeuvre n’ est pas dans l’oeuvre, Rome n’est pas dans Rome… le sens est …
Pamphagus : -… ailleurs ?…
Cerbère : -Il n’ est pas complètement dépourvu de jugement ce cheval…
Pamphagus : -Mais où ?…
Chimère :-Par mes trois têtes !… dans le < le désir inconscient >, la < société >, le < thème >… N’ as-tu jamais ouï parler de ces prodigieux Concepts ?…
Pamphagus : -Certainement mais quel rapport avec le texte ?…
Chimère : -Voici ma réponse : l’ Auteur n’ est pas l’ auteur… et les oeuvres taisent autre chose que ce qu’ elles disent et que ce que le commun en perçoit…
Pamphagus : -Par le chien !… elles seront donc ventriloques ?…
Chimère : -Non point… C’ est moi qui les fais parler, qui les soumets à la question, qui leur fais gorge rendre… Elles ne sont que complexes de sens implicites, de significations latentes inaperçues de l’ écrivain…
Pamphagus : -Quelle bizarrerie… Le poète ne serait donc pas conscient de ce qu’ il fait ?… et le Critique serait plus savant que l’ artiste ?… la belle prétention que voilà !…

Chimère : -Quelle innocence !… N’ es-tu point instruit de la Science des Freudiens ?… et ignores-tu la puissance de leur technique de l’ exégèse symbolique ?… Le Texte est un rêve, comme le rêve est un texte, rébus, fait d’ ambiguités, troué, lacunaire… et moi, revêtue de la robe de sagesse de la littéraire psychanalyse, je me fais forte de te révéler le < signifié > caché dans < la chaîne des signifiants > !
Lis donc les essais de référence et tu comprendras par exemple l’incontournable et célèbre postulat méthodologique : < tel enfant, telle oeuvre >.
Pamphagus : -Tu parles comme si tu te trouvais au chevet d’ un malade…
Chimère :-Il s’agit d’ une < lecture symptomale > en effet… l’oeuvre n’est que le masque et le révélateur des désirs inconscients… remontant pour la plupart à l’enfance… d’un prétendu auteur !…
Pamphagus : -… qui ne serait en fait que l’ acteur d’ un autre discours… émanant d’ une autre scène…
Chimère : -Ha!… tu commences à comprendre petit Houyhnhnms…
Pamphagus : -Lire, ce serait donc ne pas lire, ce ne serait qu’ interpréter… Mais est-ce très différent du procédé du vieux Sainte-Beuve qui cherchait l’ origine de l’ oeuvre dans la biographie de l’ écrivain ?… Or ce n’est pas l’ < origine > d’ un ouvrage qui m’ intéresse, moi pauvre patagon lecteur, mais le développement des expressivités qui le composent… et le plaisir que j’ en tire…
Cerbère : -Il n’ est pas si sot ce patagon…
Méduse :-Que vas-tu répondre Chimère ?…
Chimère : -Par une évidence… Que l’oeuvre est indissociable de l’existence de l’écrivain et qu’ il convient pour la comprendre de remonter de la lecture de l’ oeuvre à la biographie de l’ auteur… Lire c’est tout lire, en superposant les productions et en dévoilant des motivations constantes, un complexe de désirs unique… Ainsi les tragédies de Corneille ne constituent-elles qu’ une seule pièce et condensent-elles en le manifestant le < mythe personnel > de l’artiste..
Pamphagus : -… < le mythe personnel de l’artiste >?… impressionnant !… L’ oeuvre n’ est donc -selon toi, qu’ une série de variations sur un fantasme donné dont tu te targues de déceler l’ origine dans un ou plusieurs événements vécus et fondateurs de la thématique de l’ écrivain…
Chimère : -Thématique de la confession… et de surcroît < inconsciente >…
Pamphagus : -… inconsciente ?… je ne suis guère persuadé…
Chimère : -C’ est que ton intelligence des origines et des genèses sera bornée… mais ce n’est pas tout…
Pamphagus : -Quoi encore ?…
Chimère : -Mon projet d’ explication globale ne saurait se satisfaire de l’ Inconscient psychologique… il en est un autre…
Pamphagus : -… un autre < inconscient >?… et lequel ?…

Chimère : – l’ Inconscient… < social >, mon cher… L’ auteur comme tout < Homme > est engagé dans l’ < Histoire >, parmi les autres < Hommes > !…
Pamphagus : -Je connais cette chanson… Elle est un peu passée de mode, ne crois-tu pas ? …
Chimère : -Erreur… Il n’ est point de mode pour la Vérité… et le Critique est Sujet Universel dont la méthode transcende les époques et les lieux… les genres et les styles…
Pamphagus : -… Il sera à la fois araignée et tel un chat botté…
Chimère : -Ta dérision facile te confondra bientôt… Il nous faut affirmer maintenant < le caractère historique et social de la signification objective de la vie affective et intellectuelle des individus. > car < l’ oeuvre est l’ expression microcosmique du monde dans lequel elle a pris naissance.>
Pamphagus : -Par la Verte Chandelle… ta lampe n’ est point obscure… Attends que pour mieux comprendre ton propos je me le répète à moi-même… mentalement…
Chimère : -… thèse selon laquelle < les romans, quelles que soient les époques, expriment la nature mimétique du désir >…
Pamphagus : -Ho! Ho !… de mieux en mieux… Et tu accrédites cette énhaurme totalitaire et schématique sentence ?…
Chimère : -Tu l’ as dit… Elle a été étayée… en de forts volumes et brillants essais… Ouvre les…
Ainsi tu le vois bien, la lecture doit être < plurielle > et < convoquer > des méthodes critiques différentes mais aussi convergentes…

Pamphagus : -… étayée… sans doute… l’ imagination et la hardiesse des Critiques – je le vois-, n’ ont point de bornes… mais prouvée, c’est une autre histoire… Cependant -si je ne m’ abuse, tu parlais tantôt d’ un troisième concept…
Chimère : -… le < Thème >?… j’ y viens… à défaut de tact critique tu auras au moins de la mémoire…
Pamphagus : -Je l’ avoue… ma cécité herméneutique est en effet absolue… l’ aveuglement des basses latitudes sans doute… Mais dis-moi séduisante et terrifiante Chimère, qu’ est-ce donc qu’ un < thème > ?…
Chimère : -En quelques mots… car ton scepticisme de Patagon Houyhnhnms me donne de l’ humeur ; et je m’ échauffe, je sens mes flammes s’ étirer et mes serpents se dresser sur ma tête…
Méduse : -Calme-toi Chimère et réponds!…
Chimère : -< Thème > se dit donc de l’ originalité d’ une expérience, < ce en quoi se résume la beauté d’ une oeuvre >, < la qualité inconnue d’ un monde unique >, < la Vision > propre à chaque écrivain.
Pamphagus : -Le thème est donc lui aussi symbole, image et motif récurrent ?…
Chimère : -Nullement mon cher… c’est là… la subtilité !… il est < principe concret d’ organisation, un schème, autour duquel a tendance à se constituer et à se déployer tout un monde >. Il est l’ expression d’ une imagination créatrice !…
Pamphagus : -Et cela étant admis… que fait donc l’ astucieux Critique ?…
Chimère : -Il faut décidément tout t’ expliquer pataniais… il explicite les thèmes de l’ auteur sans égard au style, au genre… à la forme littéraire choisie…
Lire, ce sera donc tout lire de la production de l’ écrivain, y compris notes et brouillons, et rapporter cette production à l’ expérience originaire et originale qui signe la création et qui se déploie inconsciemment…
Pamphagus : -…. toujours < l’ inconscient >! …
Chimère : -… dans < la totalité organique > de l’ oeuvre.
Pamphagus : -Et comment le Critique va-t-il dévoiler ces fameux < thèmes > ?…
Chimère : -… en s’ efforçant de < coïncider > lui même avec l’ oeuvre lue… en vivant à son tour l’ expérience spirituelle de l’auteur…
Pamphagus : -Mais c’est du pur mysticisme que tu me donnes là pour méthode de lecture !…
Cette < coïncidence >, cette fusion pour ne pas dire cette effusion, -quand bien même elle ne serait pas autre chose qu’ un mythe-, ne me convainc guère…
Ensuite l’ imagination entendue comme < sujet structurant >… me paraît une faculté bien fumeuse… Et de surcroît : qu’est-ce qu’ une < faculté > ?…
Quant au Critique, qui nous certifiera qu’ il ne projette pas ses fantasmes dans la série des < thèmes > qu’ il aura prétendument dévoilés et explicités… ou… créés de toute pièce pour… le besoin de sa cause…
Chimère : -Tu t’ obstines à nier l’ évidence… tu ferais mieux d’ aller mâcher ton avoine…
Pamphagus : -… C’est inutile, tu m’ as rassasié… mais je ne suis guère plus persuadé que je ne l’ étais tantôt par ces herméneutiques qui s’ ingénient à découvrir ou plutôt à… inventer, le Secret de l’oeuvre, son Intelligibilité, son < Sens caché > dans la < culture >, le < social > ou la < vie > de l’ auteur…
Cerbère : -Tu fais bien… j’ ai toujours pensé que Chimère n’ était qu’une rêveuse… et ses méthodes … de prétentieuses élucubrations…
Chimère : -Tais-toi mon frère, tu n’ es qu’un chien !
Pamphagus : -Mais toi Cerbère, de ton côté, que me proposes-tu ?… Dis-moi comment parvenir à la connaissance du Livre … confie-moi où est le Sens s’ il n’ est dehors…
LA STRUCTURE
Cerbère : -Si le Sens n’est pas dehors, narquois Houyhnhnms à toupet… c’est qu’ il est dedans !
Pamphagus : -… Dedans !… par le Tartare, Petit fils de Gaïa, je ne l’ aurais jamais deviné !…
Cerbère : Hé, hé!… c’est qu’ il faudra être initié… et la Vision du Sens, patagon ignare, l’ éblouissement d’ Intelligibilité… sont réservés au petit nombre, aux élus de la Chose…
Pamphagus : -… à une élite…et laquelle ?…
Cerbère : -La tribu des < Structuralistes > mon bon … à laquelle tu n’ appartiens pas…
Pamphagus : -C’ est un fait… Mais dis-moi, chien de l’ Hadès, toi qui gardes l’ empire sombre des morts et des mots dis-moi donc les tours et les détours de ces Doctes… je suis avide de savoir… si près de la Révélation…
Cerbère : -Tu devras pourtant faire un prodigieux effort… car il ne s’agit plus des facilités herméneutiques ou des douceâtres abandons phénoménologiques… tu vas entrer dans l’ univers de la Science…
Pamphagus : -Tu intrigues et énerves ma patience. Parle.. je t’ écoute…

Cerbère : -Il faut en premier lieu que tu saches que la Critique doit proscrire < tout recours à la psychologie de l’ auteur >…
Pamphagus : -Soit… mais qu’ est-ce qui manifestera alors l’ originalité de l’ oeuvre ?..
Cerbère : -La langue… le style…
Pamphague :-Il se peut… et tu récuses ainsi le propos de Chimère… mais qu’ est ce donc que le style ?…
Cerbère :-… < le principe d’ unité et de cohérence > des procédés littéraires employés par l’auteur..
Pamphagus : -… c’est donc là ta définition… < le style c’ est l’ homme >, écho d’ une antique banalité… Et qu’ en déduiras-tu ?…
Cerbère :-… qu’ il suffit de relever ces procédés caractéristiques… néologismes, récurrences de mot, d’ image, de tournure syntaxique, de substitution…
Pamphagus :-… et tu espères dégager ainsi le style de l’ écrivain et la vision du monde dont il serait porteur ?… tu me parais bien imprudent… Car toi aussi, bien loin de découvrir le secret du prétendu < principe unificateur > de l’ oeuvre, peut-être ne relèveras-tu dans le texte que des « faits » à l’ appui de ton hypothése…
Et n’ écarteras-tu pas le reste ?… En auras-tu même conscience? …
Méduse :-Remarque pertinente et quelque peu embarrassante pour ton « discours de la méthode » mon bon Cerbère…
Cerbère : -Tiens, tu es encore là toi !… Rassurez-vous !… je connais l’ objection… Aussi disposè-je d’ une méthode adjuvante … qui refuse tout recours à la psychologie de l’ auteur… elle applique comme la précédente les lumières d’ une… science… à l’ étude du texte littéraire…
Pamphagus : -.. hé bien soit !… parle… laquelle ?…
Cerbère : -… la lin-guis-tique…
Méduse : – … la < linguistique > ?… tu retardes Cher… il me souvient que cette hydre aux cent têtes a eu en effet son heure de gloire… il y a de cela bien des lustres… Hégémonique parmi les Narragoniens Lettreux, despotique dans les revues, terroriste jadis dans les amphis et sur les ondes, elle trône encore … parfois… dans les banlieues et autres lointaines provinces intellectuelles d’ Ubuland…
Pamphagus : -… Vous règlerez vos comptes plus tard… Quelle est sa relation au texte ?… peux-tu préciser ta pensée…
5.Cerbère : -Mais la voici, mon bon : < Poétique > et < Sémiotique > … constituent la < Science de la littérature > ; elles nous livrent le secret, la clef, le Sésame… la Loi de production des oeuvres… non pas dans l’ histoire des sociètés ou dans l’ expérience de l’ auteur comme le prétend l’ herméneute obtus selon Chimère mais comme < système signifiant autonome >… elles révèlent l’ < essence > de l’objet littéraire.
Pamphagus : -… l’ < essence de l’objet littéraire > !… srupéfiant !… Quel est ce nouveau platonisme… conçu par tes deux jumelles ?…
Cerbère : -Décidément… on est lent en Patagonie… < L’ objet de l’ étude littéraire n’ est pas la littérature tout entière mais sa littérarité (…) et le système des procédés qui effectuent cette transformation. >
Pamphagus : -< littérarité > … Quel jargon est-ce là ?!… Serait-on dans Molière ?… le terme est bien barbare… il écorche mes oreilles…
Cerbère : -Je vais te faire comprendre sa musique, patagon inculte… le Critique < fait apparaitre la forme dans le travail du sens > !…
Pamphagus : -Ho, ho!… je vais de surprise en surprise… le sens … < travaille > ! … Faire travailler le sens… étonnante idée… qui ne peut naître que dans la tête d’ un… travailliste… Quelque intellectuel soviétique ou succédané euphémisé social-démocrate sans doute…
Cerbère : -Tes pauvres railleries ne m’ atteignent pas… et songe à qui tu parles, faute de quoi je découvrirai mes crocs !…
Pamphagus : -Je n’ ai pour toi comme pour ta science que du respect Cerbère…
Cerbère : – Je l’espère bien… Le < Texte > n ‘a donc pas de référent… il est jeu, comprends-tu ?… univers clos de simulacres, < univers autonome de significations >… et de < connotations appelées par la chaîne des signifiants >…
Pamphagus : -Quelle vigueur et quelle précision conceptuelle !… Ceci je peux l’ admettre mais -si je peux me permettre cette remarque-, la thèse de < l’ autonomie de la Littérature > n’ est qu’ une pseudo-nouveauté… qui remonte à Baudelaire, Poe ou encore à Flaubert … Et par ailleurs elle ne nous apprend rien sur l’ hypothétique < intelligibilité > de l’ oeuvre…
Si la Critique littéraire s’ en tient à la seule description du supposé système, de sa forme, c’est certes un passe-temps estimable que de le restituer mais il s’agit d’un labeur dont je ne discerne pas véritablement l’ intérêt…
Cerbère : -Grave erreur pataniais… la méthode est < féconde >… elle nous permet de comprendre la poésie… comme le récit ! et dans ce cas on la nomme < Nar-ra-to-lo-gie > !
Pamphagus : -Narratologie? … qu ‘est-ce que c’est ?…
Cerbère : -C’ est la < Science du Récit > âne patagon!… son propos est de découvrir < les lois du récit >, dont chaque récit particulier est le produit. Tout récit n’ est qu’ une grande phrase… dont le Critique énonce les < règles de génération >… soumises elles mêmes à la contrainte de la logique…
Pamphagus : -… la littérature ne sera donc qu’ une expression de la logique, une branche de la mathématique ?
Cerbère : – En quelque sorte… et c’est bien pour cela que la Critique est une < Science >… le mot d’ordre est de < déchronologiser le récit et de le relogifier > !
Pamphagus : -Etonnante nouvelle!… la confusion de l’ art et de la logique… la disparition de l’invention dans la déduction… l ‘oeuvre d’art produit et effet de structures logiques… je n’ y aurais pas songé… il faut être Illuminé Sorbonnicole Critique pour oser semblable théorie…
Cerbère : -Rassure-toi, mulet des Pyrénées, tu n’as pas le privilège de la myopie…
Donc le Structuraliste procède en deux temps… il commence par déterminer les < unités constitutives > de tout récit ; pour l’ un ce sera des < fonctions >, pour un autre des < séquences >, pour un troisième enfin des < actants >..
Pamphagus : -… étrange science qui ne paraît pas en mesure de fixer ses concepts et laisse leurs définitions à l’ arbitraire discrétion de ses praticiens…
Cerbère : – … puis il dégage les règles de leur transformation… Au fondement de tout récit il y a un < énoncé-programme > qui met en oeuvre un ensemble de relations logiques à dévoiler.
Pamphagus : -Je crois saisir… Mais nous sommes bien loin de l’ Herméneutique et de la Critique thématique… l’oeuvre < réalité incarnée dans un langage et des structures formelles >… n’ est plus qu’ un < effet de signification >…
LE TEXTE
Méduse : -Vous avez tort de vous goberger tous les deux… car cette méthode est dépassée !…
Pamphagus : -Que dis-tu là noble Gardienne des Hespérides !?… Ton regard pénétrant discernerait-il une autre voie, une autre Science?… Jusqu’ où tes ailes d’ or vont-elles nous conduire ?…

Méduse : -Au terme de cet entretien petit Houyhnhnms… à la Critique véritable.
Pamphagus : -Le nom de cette panacée ?…
Méduse : -La critique … textuelle… la < Textanalyse > !…
Pamphagus : -La textanalyse ?… et quel est son objet ?…
Méduse : -< l’ Inconscient du texte> et sa < productivité > mon bon !…
Pamphagus : -De plus en plus stupéfiant!… Cerbère faisait tantôt -tel un montreur d’ours-, travailler le texte… désormais, si j’entends bien ce que tu avances, le texte travaille de lui même… à la manière des navettes d’Aristote !… Les Intellectuels Critiques sont décidément envoutés par le travail…
Et que disent-ils de l’oeuvre?…
Méduse : -Justement, il n’ y a pas d’ oeuvre, stupide patagon !… il n’ y a que le Texte!… l’ idée d'< oeuvre > n’est qu’ un fétiche digne… des arts premiers… elle n’ exprime que l’idolâtrie du < sujet créateur > , de sa < parole> et de sa < pensée >, de son…< logocentrisme >!
Le Texte et toute la littérature sont < pratique, travail, production > !…
Pamphagus : -Avec Cerbère nous étions dans les mathématiques… nous voici immergés dans l’ économie politique… la tête me tourne…
Méduse : -Hé, Hé!… Accroche-toi car ce n’est pas fini… De surcroît le Texte est généralisé… texte de la Culture… Tout est code, encodage encodé, intertextualisé, réseau…
Mais si < tout est langage> tout est à ce titre ordre donc… oppression …
On s’ en libère en jouant avec les mots.
Pamphagus : -On se libérerait de l’oppression par des calembours?… quel calembour politique est-ce là ?…
Méduse : -C’est que tu n’ y entends rien !… toute oppression politique est linguistique… car le réel c’ est le signe, le signifiant !… Décrire les signes, le < mouvement de la signifiance >, c’est prendre conscience de l’oppression pour la combattre en le déréglant !…
Pamphagus : -Tout ceci n’ est que bigoterie littéraire, fétichisme du texte… pur songe de Clercs excités… Et j’entends d’ ici rire le Maître… < Jouez mes chéris… jouez avec les mots… jouez à la littérature critique… Les braves petits, ils veulent pervertir le signifiant!… laissons ces rêveurs, à moi l’ effective puissance, je règne… >
Ta < textanalyse > n’ est que le nouvel opium du petit peuple des Narragoniens Lettreux Méduse!…
Cerbère : -Tu mériterais le fouet pour de telles insolences Pamphagus!…
Pamphagus : -Dis-moi Méduse, quel est le sujet du texte si ce n’ est l’ auteur, < l’ esprit au travail, lucide et volontaire > ?…
Méduse : -Le Signifiant, Houyhnhnms ignare !… le texte est assujetti à < la Loi de Signifiant > ! Il y a des Mots… sous les mots… tout texte est anagramme et la poétique est inconsciente!
Pamphagus : -La poétique est inconsciente!… quelle obsession…
Méduse : -Elle est < le discours de l’Autre > !… < où pointent le sens et son sujet >. La phrase, l’énoncé sont doublés par un fonctionnement… autre et inaperçu…
Le réel est son double…
Pamphagus :- Et lequel ?…
Méduse : -Le < Paragramme > petit Houyhnhnms… le gramme mouvant… qui fait sens plutôt qu’ il ne l’exprime…
Pamphagus :-… je ne comprends pas…
Méduse : -Cette citation va t’ éclairer :
< les mots d’ eux mêmes s’ exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l’ esprit centre de suspens vibratoire, qui les perçoit independamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence.>
Alors ?… qu’en dis-tu ?…
Pamphagus : -… Tu ne crois pas que c’est plutôt la Critique qui s’ exalte … du Mallarmé réécrit par le sapeur Camembert…
Méduse : -Je ne peux que plaindre ton manque de goût mais comment pourrait-on contester ce fait : le < mouvement de la signifiance >?… par ailleurs infini… Que tu le veuilles ou non, l’ oeuvre est texte et le texte est langue… il n’ y a d’ autres profondeurs!…
Pamphagus : -Mais je ne recherche aucune profondeur… J’ aimerais cependant revenir à cette idée d’ < Inconscient du texte >… car cela reste pour moi fort obscur…
Méduse : -Quel cancre tu fais !… L inconscient se montre… un texte possède un inconscient… qui le travaille et dont il est possédé…
Pamphagus : -Je n’ en crois pas mes oreilles… Nous sommes donc maintenant à Loudun… chez les envoûtées…
Méduse : -Comment pourrais-tu contester le fait du < mouvement de la signifiance >?…
Pamphagus : -Ainsi à vous suivre toi et ceux de ta tribu critique, < l ‘inconscient du texte > est distinct de l’ < inconscient de l’ auteur >?… en admettant que ce concept ait un sens … Et ce n’est pas l’ écrivain qui exprime ou s ‘exprime mais… c’est le texte ?…
Méduse : -… en la place de l’ auteur, oui…
Pamphagus : -Mais alors, quelle méthode adopter pour analyser ce… Texte-qui-parle ?
Méduse : -Prête l’ oreille, balourd… la < psychanalyse littéraire >, l’ < analecture >, la < psychacritique >, la …< Textanalyse > !…
Pamphagus :-Epargne-moi les différences de ces belles et précise ce qui leur est commun…
Méduse : -L’objet de cette critique est l’ Inconscient du texte…< présent dans les articulations thématiques, les césures, les silences brutaux, les ruptures de ton, les scories, les détails négligés qui n’ intéressent que la psychanalyse >.
Pamphagus : -Soit… Ainsi selon vous, tout fait signe, tout est signe, le sens est partout…
Méduse : -C’est cela ; tu sembles enfin comprendre… et tu parais saisir la portée de cette admirable méthode totalitaire et systématique…
Pamphagus : -Tu choisis bien tes adjectifs… Je ne pensais qu’ au chamanisme…
Méduse :-C’est pourquoi il faut < ana-liser> tout ce qui est écrit… et ce qui ne l’est pas !… afin de retrouver le < processus inconscient d’ élaboration, les petits faits, les ornements apparemment inutiles, les détails accessoires, les répétitions involontaires >.
Mais ce n’est pas tout…
Pamphagus : -Ce n’est pas tout ?!… quoi encore ?…
Méduse : -Le texte est lui même travaillé par l’ inconscient de tous les autres textes… c’est … l’ < Intertexte > !…
Pamphagus : -Par Rhadamante !… votre imagination est véritablement inépuisable… quel est ce dernier avatar conceptuel ?…
Méduse :-Tout est dialogue, indéfini dialogue, effet, renvoi, référence, l’oeuvre n’est pas l’expérience d’ un sujet, d’ un auteur -méprisable conception individualiste-… mais c’est une polyphonie… le soi-disant Auteur n’est qu’ un lecteur !…
Pamphagus : -Le coup de grâce en quelque sorte… La poétique se ramène à la lecture… et c’est le lecteur qui crée l’oeuvre… Quel paradoxe !…
Méduse : -Un texte c’est donc de l’ implicite, et de l’ < impensé >… et c’est cela que nous interrogeons.
Pamphagus : -Plus de fondement …
Méduse : -… transcendantal ?… certes non !… l’ < auteur > n’est qu’ un mythe, et le texte est mouvement de sens sans origine, sans fin, par l’ enchaînement des signifiants…
Pamphagus : -En somme une vaste machine à produire un univers sémantique…
Quel homicide Méduse !… tu as tué l’Auteur et tu as dissous l’ oeuvre…
Méduse : -C’est toi qui l’affirmes, patagon…
Pamphagus :-… je comprends surtout que vous autres les linguistes vous avez fétichisé la langue et hypostasié l’ inconscient et la culture… selon la bonne vieille représentation animiste… Ne seraient-ce pas là de nouvelles idoles, de nouveaux fétiches qui mériteraient eux aussi une… textanalyse?…
Et vous n’avez de cesse de considérer comme des imbéciles ceux à qui vous déniez le nom d’ < auteur > en transférant leur capacité au < code > et… à votre  » méthode  » critique…
Savoir, quand je te tiens ; pouvoir, quand tu me tiens… >


Ici s’ achève bon Polygame le courrier du sagace Ubudore. Il est -tu l’ admettras-, plein de profonds, savants et fort subtils enseignements…
Et tel est donc, tu l’auras compris, le Tambourin de la noble Critique, son Cymbalum mundi…
< Qu’ est-ce qu’ un tableau ? >, demandait-on à Renoir, le peintre… Et le Maître de répondre : < ce qui entend le plus de sottises >. Parole d’ expert… on peut l’ assurer… et élargir la portée du jugement à ce que doit supporter toute oeuvre d’ art…
Car qu’ entend on par… jugement de goût ou d’ appréciation ?
Telle est la question.
Je réponds : une intervention à propos d’ un objet toujours achevé… ultime avatar d’ une histoire et d’ une expérience dont on ne saura rien ou si peu… Comment prétendre alors remonter de l’ oeuvre finie -par l’ impossible examen des différents moments de sa composition-, à ses origines, à ses prétendues < conditions de possibilités >… Comme si l’ oeuvre devait être déduite d’ un jeu d’ axiomes qui en constitueraient comme la possibilité idéale… de lois d’ un genre définies a priori… évidemment par le Critique.
Antique prétention des lointains disciples de Boileau…
Voici donc l’ image toute à la fois naïve et pédante qui fonde selon les options dégagées plus haut cette Vision de l’ acte de création : Dieu / l’ Inconscient / la Structure / le Travail du Texte… ( on n’ose plus dire… l’  » artiste  » ) choisiraient les < compossibles > parmi les possibles et, obéissant au < principe du meilleur >, ils créeraient par fulgurations ce qui doit être d’ après un plan préconçu…
On reconnaît là, transporté dans le domaine esthétique, une expression de la théologie de Leibniz…
Mais en est-il bien ainsi ?… n’est-ce pas pure illusion que de s’ imaginer que le possible précède le réel ?… et ne faudrait-il pas plutôt affirmer avec Bergson qu’ en matière artistique, le réel -c’est-à-dire l’ oeuvre-, c’ est… ce qui aura été possible ?… après qu’ elle a été achevée !…
En conséquence de quoi, instruire le procès des < auteurs > paraît être une entreprise désespérée… sauf aux yeux de … l’ initié Critique bien entendu…
< Je voudrais bien savoir, demande Flaubert, ce que les poètes de tout temps ont eu de commun dans leurs oeuvres avec ceux qui en ont fait l’ analyse ! Plaute aurait ri d’ Aristote s’ il l’ avait connu ! Corneille se débattait sous lui >.
La « création » peut-elle être ramenée à l’ analyse rationnelle des procédés et des genres, au Principe de raison… suffisante ?…
Il semble que non.
C’est pourquoi, ‘pataphysiciens prudents -nous autres qui recevons parfois le vilain sobriquet d’ < hésuchistes >-, nous nous abstenons d’ ordinaire de tout commentaire, de toute parole exégétique, de toute interprétation, de toute vélléité herméneutique ; ou si nous nous y adonnons, ce n’ est que… par jeu conscient… pour le plaisir… de la parodie.
… pour faire tourner la machine, les machines critiques… à décerveler !
Car nous avons compris qu’ une bibliothèque n’ est qu’ une nécropole, un répertoire de cadavres, au sens propre l’ < école des cadavres >, destination ultime de drames défunts propres à des genèses laborieuses mais définitivement occultées…
L’oeuvre -ce montage de rencontres hasardeuses, d’associations d’ idées, de rythmes et d’ images, de savoir-faire, de maîtrise réflexive, de fantasmes fixés et de clichés-, n’ est que le linceul de l’ élaboration… au tiers à jamais celée et donc inaccessible… sauf à être tenue pour une mécanique de signes à l’ usage de ceux … qui y projettent leur respective grille interprétative…
C’ est pourquoi il convient d’ en tirer la ‘pataphysique leçon…
Fi donc, Cher Polygame, des appareils critiques, de tout le caquetant fatras théorique des papyphages contemporains…
Laissons aller courre le  » génie » ou ce qui en tient lieu …
A nous les < récréations et joyeux devis >, le vain plaisir de la lecture et de… la paraphrase…
.. seul métalangage susceptible, peut-être, d’ éviter l’ inflation de sens !
Et < en lisant et en écrivant >, suivant le conseil du Maître d’ Argol, choisissons donc le bonheur de la lecture < qui pressent une certaine impression directrice >… plutôt que le pseudo-scientifique et navrant ennui des rodomontades critiques.
Courons le risque de la lecture, acceptons la singularité de la rencontre et affrontons directement le texte de l’ oeuvre…
< insoucieuse, comme écrit Rimbaud, de tous les équipages >.
Et que Lucien, Celse, Rabelais, Bonaventure Des Périers, Valéry et quelques autres soient comme nos Mentors, pour notre bonheur et notre … divertissement !…
Je te souhaite la santé nécessaire à la continuation de ta… ‘patatextuelle navigation.
Ton Eutrapel.
 ***
P.S. Mon bon, je m’aperçois d’ un oubli fâcheux… celui du nom des Auteurs des citations qui émaillent les embarras du cher Pamphagus… Je le répare de suite … Je te les donne…
Mais un scrupule me retient toutefois …
A appliquer à leurs propres production les méthodes que ces Doctes utilisent pour déshabiller ceux dont ils analysent les oeuvres… peut-on légitimement les qualifier eux-aussi d’…< auteurs > ?…
Ne sont-ce pas plutôt, < Inconscient >, < Structure >, < Texte > ou < Intertexte > qui s’ expriment sous leur plume ?…
Comment affecter la  » paternité  » des références ?…
Et si la théorie critique est fondée… à qui alors destiner les droits d’… < Auteurs > ?
Aux lecteurs ?…
Je devine ton sourire…
Quoiqu’ il en soit, je te laisse juge…


( Avec le pataphysique et sollicité concours donc de :
Marie Bonaparte, René Laforgue, Charles Maurron, Paul Bénichou, Lucien Goldmann, René Girard,, Jean Pierre Richard, Jean Starobinski, Georges Poulet, Léo Spitzer, Roman Jakobson, Roland Barthes, Vladimir Propp, Claude Brémond, Algirolar Greimas, Gérard Genette, Julia Kristeva, Jean Bellemin-Noël, Philippe Sollers, Raymond Picard, André Green, Bernard Pingaud, M. Bakhtine.
Et enfin… de Sa Magnificence, notre très saint Père Ubu ! )
 
 


SUR LE FANTASTIQUE, L’ETRANGE ET LE MERVEILLEUX

Louis Vax ou… le philosophe au pays des spectres
La séduction de l’étrange : Table analytique.
 

Introduction

L’étrange n’est point chose…
Affection, sentiment, c’est une manière d’éprouver, de sentir.
Effet de champ, expressivité, il est d’expérience.
Embrayeur de fictions, c’est une catégorie esthétique mais aussi poétique :
-Espèce du < merveilleux > -l’intervention du surnaturel dans les poèmes et les ouvrages d’imagination-, le < fantastique > est artifice, création d’une fantaisie pleine du < mystère du surnaturel > et qui évoque les effets produits par les < puissances occultes > ou leurs incarnations.
-Proche du fantastique, le < merveilleux > des Surréalistes ( Breton, Nadja ; Aragon, Le Paysan de Paris ) provient des objets dépouillés de leur aspect utilitaire et habituel. Il s’efforce de les considérer en eux-mêmes comme des chose insolites censées éveiller l’imagination et leur confère une puissance de suggestion en accord avec la réalité humaine et celle des choses.
*
Toutefois, si < les oeuvres fantastiques éveillent le sentiment de l’étrange > ( Louis Vax ), le < réel > -qui échappe au sens, à la grammaire, à la logique et à la poétique, comme il est étranger à nos jugements de valeur et à nos classifications-, ne saurait être dit, en lui-même, < fantastique >.
< L’étrange > ne désigne que la qualité d’un type de conscience, spécifique, conscience charmée qui s’abandonne, qui s’étourdit, qui consent.
Mais à quoi ?… A une complicité, au pouvoir d’envoûtement de l’artiste, au récit d’un conteur.
Jouissance qui est toute de participation, de contamination.
Jouissance du dynamisme de l’expressif qui se développe, appropriée à l’espace-temps mental de la < monstruosité > proposée.
Manifestation du désir de croire, du goût du mystère. Ou encore reliquat sous une forme dégradée de l’expérience du sacré, de la terreur irrationnelle et indicible du < numineux > selon Rudolf Otto ( Le Sacré, 1917 ).
*
Il n’y a donc pas de < réalité > fantastique.
Il existe néanmoins une philosophie du fantastique, cette catégorie paradoxale < à mi-route du réalisme et du nominalisme >.
Sa méthode est la < phénoménologie >.
Reste que les oeuvres de cette veine séductrice suggèrent comme un savoir, une révélation, une gnose…
Mais il ne s’agit ici que de fausse profondeur.
< Au sentiment de profondeur, que veulent imposer l’expérience de l’insolite et la < philosophie > fantastique, il faut opposer le jugement de fausse profondeur, que fonde la philosophie du fantastique.>


Avant-Propos. – Les philosophes ont traité surtout de la réalité ou non des prodiges. Je me propose d’étudier l’étrange pour lui-même, comme d’autres ont fait du comique.
Chapitre Premier.- Le sentiment de l’étrange et l’oeuvre fantastique.
Les oeuvres fantastiques éveillent le sentiment de l’étrange. D’où vient qu’un sentiment qu’on donne pour inétendu et secret soit lié à des images spatiales données à tous ? Certains estiment que nos sentiments sont < projetés > sur des spectacles ; d’autres font état de < conditionnements > individuels ou collectifs.
Mais l’opposition d’un monde extérieur et d’un monde intérieur est artificielle. Elle rend à la fois inévitable et insoluble le problème des rapports entre image et sentiment. Elle n’explique pas que le sentiment soit lié très étroitement au spectacle.
Le monde est simultanément perçu et senti. Il est fait des émotions qu’il éveille autant que des images qu’il offre. Les récits fantastiques sont de petits mondes où images étranges et sentiment de l’insolite sont donnés à l’état pur. D’où la supériorité philosophique du fantastique fictif sur le fantastique vécu.
Chapitre 2. -La psychanalyse de l’étrange.
Freud a donné une explication psychanalytique de l’étrange. : l’Unheimlich est du heimlich refoulé. Le sentiment de l’étrange est lié au retour d’une situation infantile angoissante, à la menace de castration. La mentalité animiste de l’enfant reparaît dans l’angoise de l’adulte.
Etudiant Le marchand de sable d’Hoffmann, Freud recuse le motif de la poupée animée ; il ne reconnaît comme angoissant que celui de l’oeil menacé. Mais le premier motif n’est pas toujours rassurant, ni le second angoissant. Freud insiste sur l’importance du schème de la répétition, mais confond deux types très différents de répétition. Il prétend ramener à la sexualité le fantastique vécu et rejeter dans la fiction le fantastique non sexuel.
Il n’a pas vu que le fantastique était un monde original où les concepts scientifiques n’ont pas cours. Il a jugé nécessaire de faire jouer une explication génétique quand la saisie < actuelle > d’une expressivité aurait suffi. Parce que le sentiment du fantastique semble gros de durée, il a cru qu’un appel à la durée était nécessaire pour en rendre compte.
Quant aux interprétations psychanalytiques des oeuvres littéraires, elles présentent deux défauts : a ) elles réduisent l’expressif au signifiant ; b ) en traitant les personnages romanesques comme des êtres vivants, elles se méprennent sur leur mode d’existence.
Il existe cependant des rapports entre fantastique et sexualité. Non des relations causales, mais des liens d’isomorphisme. Le sentiment de l’étrange est ambivalent comme le désir sexuel. Le goût du fantastique et la paillardise sont inavouables. Aimer la débauche ou le bizarre, c’est violer une règle morale ou esthétique.
Chapitre 3.- Motifs, thèmes et schèmes.
On admet couramment que c’est à son motif qu’un conte doit son caractère fantastique. Certains motifs seraient fantastiques, d’autres non. Un conte fantastique, c’est une histoire de vampire, de revenant, de loup-garou…, et non une histoire de fleur ou d’oiseau. Un classement des motifs donnera une esquisse du monde fantastique.
Mais des motifs réputés fantastiques peuvent être aussi comiques ou élégiaques ; des motifs bucoliques peuvent tourner au fantastique. D’autre part, les motifs ne se laissent pas grouper en classes disjointes : un même motif peut empiéter sur plusieurs classes. Une classification des motifs est à la fois stérile et irréalisable.
L’entreprise se fonde sur ce préjugé qu’un motif a un < fond >. Mais cette question : < qu’est-ce au fond qu’un fantôme ? > n ‘a pas de sens. Fantôme est un terme indéterminé qui ne doit qu’ à des contextes particuliers ses déterminations. Un motif ne se creuse pas : il se développe. Au motif, qui n’est guère qu’un mot, il faut opposer le thème qui tend à se confondre avec le récit tout entier. Les motifs ne possèdent pas leur détermination à l’origine, ils ne l’acquièrent qu’à la fin de l’oeuvre. Puis ils retournent à leur indétermination première pour se déterminer à nouveau dans des oeuvres nouvelles. L ‘univers fantastique ne s’explique ni ne se construit du dehors par l’intelligence. On ne le comprend qu’en assistant à sa naissance et à son développement à l’intérieur d’une oeuvre. L’essence du fantastique est moins dans ce que les oeuvres ont de commun qu’en ce qu’elles ont de différent et de singulier. Le motif fantastique est moins une < nature > ( au sens grammatical du mot ) qu’une < fonction > qu’il doit à son contexte.
Dira-t-on qu’on fait des récits fantastiques en appliquant certains schèmes ( comme la répétition ) à certains motifs ( comme celui du fantôme ). Mais ces schèmes conviennent aussi bien à l’élégiaque, au comique ou au tragique qu’au fantastique.
Chapitre 4. -Le mystère et l’explication.
Une opinion répandue veut que le bon fantastique demeure inexpliqué et que le mauvais soit l’effet d’un trucage. Mais un bon dénouement est rationnel si le récit est agencé en vue d’une explication, irrationnel dans le cas contraire. Le problème du fantastique expliqué ou non se ramène au problème général de la cohérence des oeuvres.
D’autre part, le merveilleux féérique est mou. C ‘est son alliage avec la raison qui en fait un métal éclatant et dur. L’alternative : mystère ou raison, qui portait sur l’ensemble de l’oeuvre, devient un conflit à l’intérieur du conte. Le fantastique convaincant n’entasse pas les merveilles ; il est discret et s’impose en combattant la raison sur son propre terrain.
Le terme d’explication n’est pas univoque. Il y a des explications mécaniques, psychologiques ou sociologiques ; des explications complètes ou ambiguës. Nous devons de bonnes oeuvres à la plupart.
Il arrive aussi que l’inexplicable devienne paradoxalement principe d’explication. Ainsi certains auteurs imaginent, pour justifier l’inexplicable, leur propre mythologie.
Chapitre 5. -Le < champ > fantastique.
J’ai soutenu (chap. 1 ) que c’est au sein de l’oeuvre fantastique que nous pouvons saisir le sentiment de l’étrange à l’état pur. Mais une oeuvre ne se laisse pas aisément circonscrire. Loin de se laisser enfermer dans les limites du récit qui constitue son corps matériel, elle a besoin de la complicité du lecteur. Elle vit des sentiments qu’elle éveille autant que des phrases qui la composent. Elle ne se contente pas d’être comprise, elle veut être < vécue >.
L’art n’exige ni une participation brutale comme la réalité, ni une adhésion intellectuelle comme la vérité. La jouissance esthétique ne consiste ni dans l’angoisse ni dans l’exercice phénoménologique. Le lecteur est mi-acteur mi-spectateur ; mi engagé, mi-détaché. La victime vit dans l’angoisse, le lecteur connaît un sentiment d’étrangeté.
Mais le fantastique n’est pas favorable à la jouissance esthétique pure. La distance est brève de l’étrange à l’effrayant. Les auteurs fantastiques sont < contaminés > dans l’esprit du public par leurs écrits ; les théories par les oeuvres.
Il arrive que l’humour nous préserve de la contamination du fantastique qu’on goûte par celui qu’on craint. Mais ce rôle régulateur peut-être fatal à la participation, partant, au fantastique lui-même.
Chapitre 6 : -Ambiguïtés et antinomies.
Les hommes naïfs se contentent d’un fantastique fruste ; les amateurs raffinés exigeraient un fantastique enveloppé, douteux, ambigu.
Ce fait serait lié à l’affaiblissement de la crédulité. Mais ambigu n’est pas synonyme de plausible. S’il est admis qu’un conte est un conte pourquoi un monstre possible y serait-il plus effrayant qu’un monstre réel ? C’est dans la vie réelle que l’ambiguïté s’apparente à cette incertitude qui tient aux limites du savoir. Dans les contes, elle est plutôt une qualité première du monstre lui-même. Un fantôme est une sorte de compromis entre quelque chose et rien.
D’autre part le fantastique récent tend à se dépouiller de l’ambiguïté. Les fantômes de jadis étaient brumeux et terrifiants, mais inoffensifs ; le mode d’existence de ceux de naguère hésitait entre l’être propre et l’illusion ; les fantômes d’aujourd’hui sont nantis d’un corps matériel et de force physique. Ce fantastique < secondaire > se moque du fantastique < primaire > comme la véritable éloquence a fait de l’éloquence.
D’où vient cependant l’affinité du fantastique et de l’ambigu ? Un conte tragique, donné pour tel, ne saurait passer pour réel. Mais un conte fantastique n’inspire pas toujours des peurs fictives. Le fantastique tend à se donner pour réel, à supprimer la < distance psychique > sans laquelle il n’est point d’émotion esthétique. L’ambiguïté fantastique touche à l’équivoque. Qui a peur des fantômes de son livre n’est pas loin de redouter ceux de sa maison. Cette circonstance a retardé l’apparition d’une littérature fantastique se donnant pour fictive.
Chapitre 7. Fantastique et croyance.
La liste des combinaisons de l’un de ces deux termes : < vrai >, < imaginaire >, avec l’un de ces deux autres : < vraisemblable >, < invraisemblable >, offre peu d’intérêt : telle histoire de sorcière tenue pour imaginaire et invraisemblable par les uns, passera pour vraie et vraisemblable aux yeux des autres.
Mieux vaut distinguer : a ) certitude scientifique fondée sur le raisonnement et l’expérience ; b ) conviction s’appuyant sur la volonté de croire et le refus de douter ; c ) évidence affective. En d’autres termes : connaissance, foi, sentiment. L’amateur de fantastique ne s’intéresse ni aux conclusions de la science psychologique, ni aux dogmes qui définissent l’existence et le pouvoir des diables, mais au pouvoir d’envoûtement des conteurs. Douter d’une histoire donnée pour vraie est tout autre chose qu’être envouté par une histoire qu’on sait inventée. Le sentiment esthétique, comme tout état affectif, est présent, évident. Il se suffit mais ne prouve rien. Le récit naïf qu’un homme de bonne foi donne pour vrai bien qu’invraisemblable, est plus convaincant, sur le plan de la connaissance, que le plus génial récit donné à la fois pour imaginaire et invraisemblable. L’imagination, cette faculté qui permet à un auteur de s’imposer, est justement celle qui rend suspect un témoin. Le problème des convictions personnelles des écrivains est un faux problème.
 Chapitre 8.-Fantastique et constances.
Roger Caillois a défini le fantastique: une irruption du merveilleux dans le quotidien. Cette définition est trop large et trop étroite. Trop large parce que le merveilleux bienfaisant n’est pas fantastique. Trop étroite, parce que les seuls conflits qu’elle retient sont ceux du réel et du possible.
Le fantastique surgit souvent d’une rupture des constances du monde perceptif ( géants, nains, morts-vivants,ascension des graves… ) ; du monde moral ( perversité diabolique ) ; ou esthétique ( monstres ).
Une rupture en entraîne d’autres. Si le criminel des contes traverse les murs, s’il a une physionomie d’assassin, c’est qu’il est un scandale dans l’ordre de la raison pratique et un monstre au point de vue esthétique autant qu’un phénomène dans l’ordre le la raison spéculative.
Le fantastique fait tache d’huile : un incident insolite gagne progressivement le monde et le moi. L’outrage fait à une valeur atteint toutes les autres. Finalement l’exception devient la règle ; et le monde quotidien bascule dans le fantastique.
Chapitre 9. -Le dynamisme de l’expressif.
Chose et gens ont une physionomie particulière, une < expressivité > originale. La perception saisit les expressivités comme l’intelligence les significations.
Supposons qu’une expressivité se fasse cancéreuse et menaçante, envahisse l’espace et le temps. Le développement anarchique des expressivités caractérise un fantastique d’un type nouveau. L’au-delà ne fait plus irruption dans notre monde. Au contraire : un aspect banal de notre monde se met à croître comme une plante monstrueuse. Ce fantastique n’est pas incroyable, incompréhensible, surnaturel. Il et évident, direct, naturel. L’aventure n’a pas un cours imprévisible. Bien au contraire : les personnages sont victimes d’un envoûtement qu’ils connaissent et que nous connaissons, d’une expressivité déchaînée. Ce fantastique manque curieusement de fantaisie.
Ces contes se développent selon un < style de continuité > qui s’oppose au < style de rupture > ou d’imprévu. Ni l’un ni l’autre de ces styles ne convient parfaitement au genre fantastique proprement dit. Le style de rupture sied au récit humoristique ; le style de continuité au poème macabre. Le genre fantastique exige que la poésie soit dramatisée et que le récit schématique se gonfle de poésie.
Chapitre 10. -L’univers fantastique.
Le fantastique commence par se glisser sournoisement dans le monde quotidien et finit par le transmuer tout à fait. De quelle nature est le fantastique ? -Purement subjectif, il se donne pour parfaitement objectif.
L’espace fantastique est une variété de l’espace vécu. Le lieu hanté n’est pas une parcelle du cadastre, mais un monstre qui menace sa victime. Imaginer des temps circulaires ou inversés, c’est s’adonner à des exercices intellectuels. Le véritable temps fantastique est celui de l’épouvante, de la menace sans recours. La victime voit se refermer sur elle l’espace et le temps fantastique. C’est hic et nunc qu’elle connaîtra la terreur absolue et la mort. C’est elle-même qui secrète l’espace et le temps qui la menacent. Elle s’effraie du visage qu’elle a barbouillé et qui est le sien.
Les personnages fantastiques : fantômes, vampires et loups-garous appellent des remarques analogues. Le sujet d’une aventure fantastique est toujours le héros-victime ; son objet est toujours le monstre. Mais cet objet qui le menace n’est qu’une part révoltée de lui-même ; à spectateur farceur, monstre berné. Le plus redoutable des monstres est étonnamment soumis à nos caprices. A la connaissance progressive et conjecturale que nous avons du monde banal, fait pendant notre connaissance innée et sûre du monde fantastique.
C’est ici que je connais l’ailleurs inquiétant ; c’est maintenant que je suis menacé par le futur. C’est par moi que le monstre existe. La < transcendance > fantastique habite au coeur d’une < immanence >. Son existence, pour parler comme Husserl, n’est qu’une prétention à l’existence. Mais elle n’est fantastique que dans la mesure où elle l’ignore. L ‘expérience vécue et l’expérience réflexive ne cessent de se contredire.
Comme elle a créé son espace, son temps, ses personnages, la conscience apeurée va engendrer sa science, sa morale, sa religion, sa métaphysique.
La science maléfique est à la mesure de la crainte qu’elle inspire. Le nigaud croit que l’initié s’enfonce dans une science immense pleine de secrets redoutables. Cette science prodigieuse fait pendant à la durée, à l’espace infinis : Les superlatifs s’attirent. Mais cette science qui n’existe pas en fait, n’est que la poésie du savoir.
Il arrive à la fantaisie, à l’utopie, d’illustrer des schémas de pensée utiles à la science. Mais la < science > fantastique ne saurait mener à la science véritable, qu’elle bafoue ou renie. Elle se croit plus profonde que l’autre, puisqu’elle croit lire un sens secret où la science officielle ne voyait qu’une suite de hasards.
La morale humaine est fondée sur la réciprocité des consciences, la découverte d’autrui en tant que tel. Or c’est du coeur d’elle-même que la conscience angoissée tire sa connaissance de l’autre. Est bon qui la rassure, mauvais qui la menace. La morale fantastique ne veut pas le rachat, mais le châtiment du coupable. Elle ne juge pas la faute avec équité. La faute grave, c’est celle qui inspire de l’horreur.
Cette morale est infantile, pessimiste, réactionnaire et timorée. Elle se fonde sur les < instincts de défense > plutôt que sur les < instincts de sympathie >. Le futur utopique est un espoir ; le futur fantastique une menace.
Fantastique a quelque parenté avec mystique. Les deux expériences sont ambivalentes ; mais la première est pessimiste et la seconde optimiste. La première se rallie à une < raison> timorée ; la seconde prétend dépasser toute raison.
La religion fantastique a un caractère plus magique que spirituel. Dieu lui-même ne saurait arracher le coupable- innocent à son châtiment éternel et immérité. Les formules sacramentelles agissent ex opere operato.
La métaphysique fantastique est au service de la peur. Loin de l’expliquer, elle se fait sa complice. Par là même, elle paraît plus profonde qu’une philosophie rationnelle. Peur et métaphysique de la peur, < théorie > et sentiment se renforçant mutuellement.
Conclusion.
-1. Fantastique et philosophie.
Une philosophie du fantastique, due à la réflexion, récuse la < philosophie > fantastique qui s’exprime à l’intérieur des contes et qui tend à accréditer la fable d’une < réalité fantastique >.

  1. Les paradoxes du fantastique.
    Mais cette philosophie formule moins de conclusions positives que de paradoxes :
  2. Nous voulions définir le mot fantastique. Mais l’étude des oeuvres fait éclater la notion. Nous sommes à mi-route entre nominalisme et réalisme ;
  3. La science du fantastique veut formuler des propositions cohérentes et universelles. Mais le fantastique n’existe que dans les oeuvres. Et l’examen des oeuvres amène à formuler des propositions particulières et souvent contradictoires ;
  4. Le détail fantastique tranchait sur la réalité quotidienne. Puis c’est le monde tout entier qui bascule dans le fantastique. Mais un monde organisé cesse d’être fantastique ;
  5. On oppose communément fantastique à raisonnable. Mais : a ) L’art fantastique le plus convaincant est aussi le plus classique ; b ) des aventures fantastiques, déraisonnables, qui mènent aux catastrophes, on peut tirer une morale rationaliste ;
    5 ). C ‘est à l’art -plastique ou littéraire- que nous devons le fantastique pur. Mais un fantastique purement artistique cesse d’être convaincant. L’art du < fantastiqueur > devrait donc viser à se faire oublier comme art. Or tout objet artistique doit se donner comme tel ;
    6 ). Fantastique est synonyme d’incroyable. Comment faire accepter un récit qu’on donne pour imaginaire et invraisemblable ? Il faut que le fantastique s’impose de lui-même, comme naturel et évident ;
    7 ). Parce qu’il suggère des profondeurs spatiales, temporelles, etc., le sentiment de l’étrange passe pour profond. Au sentiment de profondeur, que veulent imposer l’expérience de l’insolite et la < philosophie > fantastique, il faut opposer le jugement de fausse profondeur, que fonde la philosophie du fantastique ;
    8 ). Le conte fantastique s’organise autour d’un motif. Mais ce motif lui-même n’est fantastique qu’au sein du champ où il se développe. Opposés et complémentaires, motif et champ sont deux pôles de l’oeuvre fantastique ;
    9 ). Pour impressionner, l’être fantastique doit être consistant. Mais sa consistance en fait une chose trop précise, partant, non fantastique. L’ambiguïté peut aider le fantastique à retrouver son caractère < atmosphérique > ;
    10 ). Le fantastique est fabuleux. Pour se rendre plausible, il peut troquer la < réalité > de ses monstres contre la < vérité > de ses enseignements : se faire allégorique ou psychologique. Mais, en expliquant le fantastique, allégorie morale et symbolique freudienne le détruisent ;
    11 ). Le philosophe, qui analyse la notion et les oeuvres, est incapable d’opérer la synthèse du fantastique, c’est-à-dire d’éveiller le sentiment d’étrangeté. C’est à la littérature et à l’art que ce rôle est dévolu.
     
     
    SUR L’INSOLITE OU LE SONGE DE CHARMANTE
     
rocher de Trebeurden

  
< Elle alla donc et se mit avec grand soin de garder son honneur ; toutes les autres dansaient et elle point, et ne s’osait approcher de la collation pour faire de la merde avec les dents, comme les autres. >
Béroalde de Verville, Le moyen de parvenir, Cause.

 Grammaire ‘patasophique, polyphonie

( Rêve… Entretien. Charmante, divers spectres )
Ubudore. – Que t’arrive-t-il aujourd’hui ma princesse ?… tu me sembles bien perplexe…
Charmante. – Un embarras… un irritant problème de définition…
Latis. – Ah, les définitions !… une gageure toujours recommencée… et à quel propos ?
Charmante. – L’insolite…
M.S. – L’insolite… diable… et où réside la difficulté ?
Charmante. -… Considérez le contenu de cette communication… selon son auteur, l’insolite se résoudrait à l’inattendu…
Ce qui me paraît peu satisfaisant… Qu’en pensez-vous ?
J-H-S.- Définition… très attendue en effet… Attribut incontestable certes… mais qui n’est qu’un aspect de la notion…
Charmante. -… ?
Mélanie Le Plumet. – Tout événement inattendu n’est pas insolite…
Un exemple : selon les dernières prévisions de l’oracle météorologique, nous aurions dû jouir ce matin d’un soleil généreux… or le ciel est plombé ; il va même neiger…
Par contre, s’il pleuvait des grenouilles ou du sang…
Charmante. – … nous « serions » dans le merveilleux, le fantastique…
Sandomir. – … ce qui est une impossibilité absolue… on ne peut < être > dans le < fantastique >… ou le < merveilleux > qui ne sont ni des réalités empiriques ni des opérateurs descriptifs ; ce sont des catégories esthétiques… Elles s’appliquent à des fictions, à des moyens d’expression, littérature, oeuvres artistiques… à des genres fort variés… récits… tableaux… films…
Elles ne concernent que des êtres imaginaires, par exemple les personnages qui sont les témoins, les bénéficiaires ou les victimes… de la bienveillance ou la malveillance propre à la « Puissance » mise en scène par les auteurs…
Charmante. – Qu’est-ce alors que l’insolite ?
O. Votka. – Un mot…
Charmante. – Vous vous moquez…
S. Lhuré. – Pas du tout…
< Insolite > est un adjectif… < L’insolite > est un adjectif substantivé…
Certains, oubliant sa dimension linguistique, lui confèrent un être… ils croient à la réalité de l’insolite !
Charmante. -Ils le réifient ?… C’est ce qu’on appelle une hypostase…
J.T. – Oui… et ils lui vouent une espèce de culte… Ils en font une référence, une idole… une valeur !
Or, il ne s’agit ici que d’un outil de discrimination… d’ un critère.
*
Charmante. – Serait donc ainsi repérée une illusion…
Soit…
Cependant vous n’avez pas répondu à la question : quelle est la nature… l’essence de l’insolite ?…
E.P. – < Nature >… < essence >… Gare ! nous voici à l’ontologie…
Soyons moins ambitieux…
Charmante. -… mais encore ?
M-L. A. -Que disent les dictionnaires ?…
Charmante. – Voici une définition parmi d’autres, assez banale :
< Est dit insolite ce qui surprend par son caractère singulier >…
V. Plomb. – Bien… Tu vois donc que le mot qualifie un certain type d’événements, une certaine classe d’expériences… c’est-à-dire de représentations…
L’insolite n’est pas l’étrange, qui est de sentiment ; c’est un effet de perception, la soudaine prise de conscience d’une réalité donnée, inaccoutumée, d’ une < expressivité négative > singulière et par là… intellectuellement déconcertante, qui retient l’attention et suscite la perplexité quant à son être et à son sens… dans un climat psychologique d’étonnement.
Charmante. – Ces événements susciteraient ainsi… des passions ?…
N.N. Kamenev. -… plutôt… des affections… au sens de Descartes…
Charmante. -… référence obligée au < cavalier qui partit d’un si bon pas >…
J. M. – Et à son exigence de précision…
*
Mais continuons… Enrichissons, si tu le veux, cette première définition par le recours aux synonymes…
Charmante. – C’est de bonne méthode : anormal, bizarre, excentrique, extraordinaire, incroyable, inhabituel, inusité, nouveau, particulier, saugrenu, étonnant…
J.S. – Une belle série comme dirait Alain… Et qui traduit un sens premier assez caché à la conscience contemporaine car désormais suranné, obsolète… inhérent au Vieux-Français…
Consulte Littré…
Charmante . -… Insolite : < qui n’est point d’usage… qui est contraire à l’usage >…
B. Monomaque. -C’est tout ?
-… Non… INSOLITE (in-so-li-t’), adj.
 … C’est dans un de ces livres de l’analogie qu’il [César] recommandait particulièrement d’éviter, comme un écueil, les expressions nouvelles et insolites, ROLLIN, Hist. anc. t. XII, liv. 25, ch. II, art. 2, p. 259, dans POUGENS. La manière insolite de combattre avait un peu effrayé les ennemis des Romains, LE P. CATROU, dans DESFONTAINES. Ils prirent une voie insolite, ID. ib. Ces démarches illégales et insolentes autant qu’insolites rebutent ceux qui travaillent pour moi, VOLT. Lett. Arnoult, 15 juin 1761.
HISTORIQUE :
XVIe Il remet ceste et autres injures insolites et indignitez à lui faittes, entierement à la volonté de Dieu, M. DU BELLAY, 312.
ÉTYMOLOGIE :
Lat. insolitus, de in…. 1, et solitus participe de solere avoir coutume (voy. SOULOIR).
*
A. Templenul. – C’est on ne peut plus clair… Revenons aux synonymes… qu’ont-ils de commun?
Charmante. – Chacun d’entre-eux exprime plus ou moins la rupture d’une familiarité ou encore une faille dans les classifications habituelles de quiconque rencontre ce type d’événements…
Ph. V. -En effet… car l’insolite est toujours de rencontre… Avant qu’il ne soit verbalisé et signifié comme tel, c’est un fait de conscience…
Charmante. – De rencontre ?… et en conséquence… imprévisible ?
Pseudo- Sandomir. -L’insolite -qui est reconnaissance d’une singularité- est certes imprévu… mais il n’est pas l’imprévisible…
Les deux notions ne sont pas indexées au même domaine…
… < l’insolite > est de perception… il désigne évidemment ce qui déborde nos classifications habituelles mais c’est en premier lieu un terme de phénoménologie, il signifie pour une expérience ; < l’imprévisible > -ce qui échappe à notre connaissance, à la capacité actuelle de notre puissance d’investigation-, est un terme de logique comme disent les Anglo-Saxons.
C’est un adjectif substantivé -de modalité- relatif à l’univers de la connaissance.
Charmante. – Je crois comprendre…
Certains affirment cependant que < tout est insolite >, voire même que < tout est imprévisible >…
Lutembi. – … Il s’agit là d’une confusion des ordres de langage … Cette thèse hasardeuse, cet énoncé de pure métaphysique est d’ailleurs démentie par l’expérience la plus banale… Proposition bien audacieuse par son passage à l’universel… un exemple de < jugement réfléchissant >… au sens de Kant…
Patadelphe. -… et un symptôme de l’esprit de système… qui traduit < la passion de la raison > ainsi que l’indiquait jadis Michel Alexandre dans ses commentaires de la Critique de la raison pure.
Charmante. – Parallèlement et de la même manière, ils affirment < l’universalité de l’exception >…
Carlos Huancabamba. – Je sais… en transmuant encore une fois une catégorie logique en une catégorie métaphysique… Elle devient le fondement d’une ontologie, l’atomisme physique et linguistique, à la manière de Russell et de Wittgenstein selon le Traité logique-philosophique…
Piège des critères…
Emma Lente-Pilule. -Et naufrage de l’ Ascience dans … la Science, la prétendue  » connaissance du particulier  » – celle < qui commence comme connerie > -, jadis éreintée par < Julien Torma > !
Car, du côté du sujet, la < connaissance > n’est qu’ un projet impossible ; et, du côté de l’objet il n’y a ni < particulier > ni < substance > à connaître… tout est interaction et relation de relations… le < savoir > et le < réel > en sa complexité nous échappent…
Jeanne de la Tysse. -Quant à l’ idée d’ < exception >… elle n’ a de signification que par rapport à l’ idée de < règle >…
Charmante. – Ce sont des termes de métalangage ?…
Pataphile-Episcope. -Evidemment… mais aussi -dès lors qu’on confond les plans de l’existence et de la logique- des embrayeurs de l’intempérante pataphysique spéculative… c’est-à-dire de la bonne vieille dialectique analysée par l’auteur des Prolégomènes à toute métaphysique future !
Charmante. -Si je comprends bien, on ne ferait donc ici que de la philosophie…
E.P. – Certainement… dans le sillage du très daté bergsonisme de Jarry… En s’imaginant de surcroît, nouvelle vision, nouvelle vanité … posséder < la clef du réel >…
Tel est le naufrage de la ‘pataphysique donnant dans le panneau de l’illusion transcendantale…
Et je n’évoque même pas les vaticinations relatives aux < harmonies de l’être >…
Charmante. – On en resterait ainsi < au seuil de la ‘pataphysique > ?…
Opach. -Oui… quoique ces paralogismes aient été relevés -mais manifestement en vain- par feu < César Ogliastro> dont les analyses demeurèrent en leur temps assez incomprises d’un certain nombre d’ épigones.
Relis donc son étude méthodologique relative à la question préalable des critères.
Elle incite à la plus extrême circonspection…
Et afin de parfaire ton instruction, je te recommande ces quelques feuillets détachés des Séminaires de Prin…
Charmante. – ?…
Opach. – … tu connais le manoir et le hameau… pas très loin de l’Organon de Vrigny… dans la vallée de l’Ardre…
En ces lieux austères se tinrent, après les Grands Embrasements, des rencontres discrètes et… insolites où le Vice-Curateur dispensait un enseignement réservé et livrait ses vues les plus audacieuses…
Consulte-les et fais en ton profit…
Charmante. – Je n’y manquerai pas…

Faux de Verzy

SUR LA MODALITE, LE SENS ET LA PHENOMENOLOGIE.

( notes éparses par Patadelphe)

  1. Modalité est catégorie grammaticale ; elle désigne :
    -le mode d’un verbe, la manière dont on considère l’action comme effective ( indicatif ), à faire ( impératif ), désirable ( optatif ).
    -le degré d’assurance qui accompagne un jugement ( conduite représentative ) et la proposition assertée qui le verbalise ( expression linguistique ).
    Au moyen des adverbes certainement, sans doute, peut-être, nécessairement.

  1. La nature ignore la modalité – le nécessaire, l’aléatoire, le possible, le probable, l’absurde, l’ambiguité, la vérité…
    Les termes de sens, de vrai, de faux se réfèrent aux énoncés d’une langue primaire antécédente, déjà constituée.
    Et non pas au réel !
    Ce sont les instruments d’un langage à propos d’ un langage antérieur.
    Les expressions d’un métalangage.
    Des critères.

  2. Il n’est pas de signification antérieure aux énoncés.
    Excepté pour la pensée magique, poétique et/ ou gnostique.
    Car le sens est un terme de logique, aucunement ontologique.
    Et nulle expressivité ne hante ou n’habite les choses.
    Il est le produit du procès de signification comme la vérité est l’effet de la vérification et de la preuve.
    Le sens d’un rêve n’est que la signification constituée résultant d’une interprétation.
    Et le psychanalyste, loin de découvrir un sens antérieur à l’interprétation persuade sa dupe de la validité d’une fiction constituée : son interprétation.
    L’interprétation est une manière de délire cohérent.
    Selon des règles.
    A l’instar de la paranoïa.
    4.
    Contre les hégéliens et la plupart des onto-théo-logiciens il faut affirmer que la logique n’est pas inhérente à l’existence.
    L’existence n’est pas l’épiphanie du Concept pas plus que l’Histoire n’est la réalisation de quoi que ce soit.
    L’histoire n’est pas ventriloque.
    L’ Histoire, cette fiction, cette solution imaginaire, n’est qu’une Idée spéculative totalitaire; une Idée de la raison (im)pure.
    Et il n’est nul indice, nul signe, nulle trace à rechercher dans l’être ou l’événementiel voués à la neutralité sémantique.
    De la même manière parler du sens d’une perception, du sens d’un rêve, du sens d’une imagination ou encore d’une hallucination serait étendre d’une façon extravagante l’emploi usuel de la notion de sens.
    Or la phénoménologie d’obédience husserlienne ( Recherches logiques, Expression et signification ) et le sens commun, plus naïvement, évoquent le sens d’une expérience, le sens du monde, le sens d’une perception…
    Est-il justifié d’assimiler les choses aux divers objets de nos actes intentionnels, à nos intentions ?
    Dans cette hypothèse tout est langage. Le monde est ventriloque, le perçu est le sens donné à la proposition, la pensée est herméneutique et sémiologie :
    relever et faire tourner les signes est son ambition.
    Est-il toutefois pertinent de considérer le signe comme une donnée ( Merleau-Ponty ) et non comme le produit d’une identification ( tradition empiriste ) ?
    5.
    Grammaire se dit d’un ensemble de règles permettant toutes espèces de jeux ; et parmi ceux-ci les jeux de langage.
    -La grammaire philosophique est étude des conditions de sens.
    De Guillaume d’Ockham, Logique, à Rudolf Carnap ( Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage ).
    Elle est réduction des abus de langage.
    -La grammaire ‘patasophique, quant à elle, n’est pas sans rappeler la technique jadis développée par Remy de Gourmont : la dissociation.
    Cependant, dégagée de toute prétention positiviste, renversant le bénéfice de la méthode, elle est… paisible jouissance du langage des abus.
     
    SUR L’ART ET LA MORALE ( Une dissociation de Remy de Gourmont )
     
Kees Van Dongen, la femme au grand chapeau

J’ai passé toute ma vie à faire des dissociations, dissociations d’idées, dissociations de sentiments, et si mon œuvre vaut quelque chose, c’est par la persévérance de cette méthode. Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. Certes, c’est plus amusant ainsi. Pourtant, à bien réfléchir, que c’est monotone ! Vous voyez les hommes, malgré qu’on les avertisse, malgré que l’expérience de chaque jour leur soit un spectacle clair, s’obstiner à unir toujours les idées les plus opposées et qui hurlent le plus d’être associées. Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d’ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d’un esprit plus net, d’une sensibilité plus délicate. Donc, pour prendre un exemple, d’ailleurs périodique comme les phases de la lune, la foule (et dans la foule il y a pas mal d’hommes qui font figure dans le monde), la foule, guidée par les maîtres qui sont dignes de la conduire, s’obstine à unir dans un même concept, dans une même vision, l’art et la morale. Tous les ans et plusieurs fois par an, que ce soit au Salon d’été, d’hiver ou d’automne, un tableau se trouve exclu, quand ce n’est pas une statue, parce que, étant une œuvre d’art, il n’est pas aussi un encouragement à la vertu. Si l’œuvre était très médiocre, si elle n’avait vraiment aucun rapport avec l’art, cela ne choquerait personne, mais étant d’art elle doit être également de morale. La foule ne sépare pas ces deux idées. Mais elle suit l’exemple de Tolstoï. Tolstoï avait des préjugés grands comme lui-même. Il avait du génie. Cela demanderait un chapitre à part. Restons dans les sentiers ordinaires et voyons s’il est sensé d’exiger de Van Dongen de choisir ses sujets de telle sorte qu’ils aient à la fois des explosions de couleur et des explosions de pudeur. Ah ! Dieux ! Un peintre a autre chose à faire que de se demander si ce coin de peau qu’il reproduit est ou non dans les limites de la vertu. Il se demande, et c’est tout ce qui est de sa compétence, si cela va faire sur sa toile une tache harmonieuse.
( Dissociations )


 vers ubu80a
 

E. Munch, La jeune fille et la mort