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Geste des opinions du docteur Lothaire Liogieri
Table : ‘pata koans dissertatifs : la conscience, le sujet, le moi l’inconscient le désir le temps, la mémoire l’existence, la mort l’histoire et l’historien ( Qui doit écrire l’histoire ? ) nature et culture 2002 / 2004 |
< Il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les pays et les villes… > Francis Picabia, Ecrits
‘pata koans tronqués à l’usage des Escholiers.
‘pata koans dissertatifs, troisième série
( Questions posées à Epistémon le ‘pataphysicien )
La conscience, le sujet et le moi : La conscience de soi est-elle une connaissance ? Peut-on ne pas être soi-même ? Suis-je le mieux placé pour savoir ce que je suis ? La conscience de soi suppose-t-elle autrui ? Peut-on se mentir à soi-même ? Qu’est-ce qui fait l’identité de chacun d’entre-nous ? Changer, est-ce devenir quelqu’un d’autre ? Peut-on avoir peur de soi- même ? Le sujet humain peut-il être connu comme un objet ?
Scolies 1 et 2/ l’ambiguïté de la notion de sujet et la critique de Frédéric Nietzsche ( citations ) Comment comprendre la notion de < vie intérieure > ? Suis-je le sujet de mes pensées et de mes actions ? Juger < en son âme et conscience > : quelle valeur accorder à cette prétention ?
David Hume et la fiction de l’identité personnelle.
La conscience de soi est-elle une connaissance ? Double questionnement.
Métaphysique : qu’est-ce que le < moi > ? Quelle est la nature de l’ipséité ?
Epistémologique : qu’est-ce que < connaître > ? Comment parvenir à la connaissance de soi ? La conscience de soi satisfait-elle aux critères de la connaissance : objectivité, rationalité, mesure ?
-Le < soi >, pronom réfléchi de la troisième personne, est le terme par lequel on désigne le référent de l’unité et de la continuité supposées d’un sujet substantiel -ce qui enveloppe un double postulat métaphysique.
-La < conscience de soi > est l’aperception immédiate plus ou moins claire par le sujet de ses propres états de conscience. Conscience spontanée à distinguer de la conscience réfléchie ou retour du sujet sur cette impression première -par laquelle il se distingue de ses états psychiques.
La conscience de soi désigne donc le sentiment intime originairement vécu de nos affections mentales, de notre personnalité propre.La < connaissance > est l’ acte de la vie psychique qui rend présent un objet aux sens et à l’intelligence. Elle désigne également le savoir résultant de cet acte.
< La conscience de soi est-elle une connaissance ? >, cette interrogation renferme trois problèmes qu’il est possible de mettre en perspective :
-Existe-t-il quelque chose comme un < soi > susceptible d’être connu?
Question de métaphysique.
-Dans l’affirmative est-il possible de le connaître ?
Question de logique.
-Et dans cette hypothèse, par quelles voies ?
Question de méthode.
Où l’on retrouve ici, transposée, l’antique interrogation de Gorgias ( Traité du Non-Être )
Peut-on ne pas être soi-même ? < Être soi-même > signifierait conserver la conscience intime de son identité psychologique.
Le malade, le dément, l’halluciné, l’aliéné souffrant de personnalités multiples, le passionné, le drogué, l’enfant sauvage, le sauvage, le vieillard sénile, l’homme de l’habitude, l’acteur enfin sont réputés ne pas être eux-mêmes, ne plus l’être ou ne pas l’être encore.
Y a-t-il une unité substantielle du < moi > ( Leibniz ), ce particulier, cet individu entendu ainsi que tout individu comme complexe temporel de facteurs interdépendants : biologique ( tempérament ), psychologique ( caractère ), sociologique ( fonction sociale ), éthique ( personne morale ) ?
Ou cette identité psychologique supposée, le < soi >, n’est-elle qu’un mot signifiant un simple effet récurrent d’imagination ( Hume ) – une reconstruction, une illusion, une manière d’ abus de langage ?
Suis-je le mieux placé pour savoir ce que je suis ? Question topique. Celle de la place du sujet-supposé-savoir.
Sujet psychologique et intuitif ( à la manière d’Amiel ou de Bergson ), transcendantal ( selon Kant ), fictionnel ( d’après les artifices projectifs de l’art romanesque ). Ou sujet miroir -autrui supposé mieux placé que moi-même pour savoir ce que je suis parce qu’à distance et ainsi plus apte -semble-t-il-, à prendre la mesure de mon identité.
Mais l’expérience d’autrui est-elle plus pertinente que la succession des intuitions que j’ai de moi-même ? Ses préjugés, ses a priori, ses fantasmes n’ accompagnent-ils pas nécessairement l’expérience qu’il a de moi, -quelles que soient ses dénégations ?
-Je ne suis généralement pour autrui que le système plus ou moins lié de ses illusions projetées sur mon identité postulée. Ce que Proust a montré.
Je suis l’autre de l’autre…
Or les intentions d’autrui -entendu comme chose-en-soi- nous sont transcendantalement inaccessibles. L’autre, comme tout objet, n’est jamais qu’une représentation de la conscience, un phénomène. Ce que Kant a établi.
Quant à la connaissance objective, rationnelle, qu’il prétend avoir de moi -psychologie behavioriste, psychanalyse, enquête ethnographique, sociologique, pédagogique-, elle demeure par définition étrangère à mon existence mentale en tant que pure reconstruction.
-Ainsi, par exemple, je ne suis pas « l’élève « , cette idée-rôle, cette fonction administrative à laquelle l’institution prétend me réduire par commodité pour m’évaluer, me contrôler, me sélectionner…
Et l’objection, habituellement adressée au positivisme scientifique, demeure : le fait établi est toujours extérieur à l’expérience vécue. La chose représentée n’est pas, n’est plus, n’est jamais la chose en question.
Il la manque donc dans la mesure où il lui substitue un objet reconstruit.
L’efficacité de la sympathie contestée, le mythe de l’empathie dévoilé et les illusions positivistes évacuées, saurai-je jamais, pourrons-nous jamais savoir de < quoi > nous parlons et de < qui > nous parlons quand nous anticipons un < sujet > que nous prétendons de surcroît et imprudemment < connaître > ?
La conscience de soi suppose-t-elle autrui ? C’est dans la rencontre, dans le doute, par l’obstacle expérimenté que je prends conscience de moi. Et notamment dans le cercle de mes relations avec autrui. Association, solidarité, émulation, rivalité, hostilité.
Cependant < autrui > est-il autre chose qu’un leurre, le piège tendu à mon innocence ? D’une part l’autre restera toujours pour moi une énigme ; tandis que symétriquement je demeurerai un relatif inconnu pour sa perception extérieure – à l’impossible objectivité – travaillée par ses intérêts, ses passions, ses affects. A distance.
Dans les relations entre les personnes, l’opacité est le grand ordinaire.
Mais pas plus que dans la vision de moi-même par moi-même.
Il n’y a pas de transparence à soi. Il n’y a pas de coïncidence de soi à soi, toute conscience étant rapport, relation…
Il n’y a pas de données immédiates de la conscience -et notamment de la conscience de nous-mêmes- filtrées et codées par les symbolismes représentatifs, les conventions, les langages.
La < conscience de soi > demeure donc, et pour le moins, trouble, équivoque, ambiguë.
Quant à la < connaissance de soi >, est-elle autre chose qu’un impossible projet, qu’une utopie positiviste ?
Il semble que dans ce contexte le < moi > et l’ < autre > ne soient que de pures < idées régulatrices > -au sens de Kant, des < fictions utiles > à la communication sociale.
Peut-on se mentir à soi-même ? Mentir, c’est dire le faux en toute connaissance du vrai. En toute conscience.
Par ailleurs il est habituel de fabuler, d’affabuler, et parfois d’halluciner.
Or :
-La < fiction > n’est pas une connaissance et ne relève donc ni du vrai ni du faux.
-L'<affabulation > est un penchant à mêler la rêverie et le fantasme à la perception du réel ; elle traduit le fond psychologique d’une personnalité ; elle exprime une nature. Non la vérité.
-L’ <hallucination > chronique est la manifestation pathologique d’un dérèglement perceptif ; elle relève de la nosographie et du diagnostic médical. Elle traduit une maladie.
Le < mensonge > s’ adresse à autrui dans le petit jeu du commerce habituel des hommes -à des fins pragmatiques. Le mensonge est utile. C’est une arme essentielle dans la lutte pour la vie. Arme politique à la manière de la ruse, de la dissimulation, du secret.
Quant à la < mauvaise foi >, cette loyauté détournée, ce défaut de sincérité, il s’agit d’une dérobade devant le vrai, au motif de ne pas reconnaître publiquement une erreur, un tort, ou de confirmer une croyance à laquelle on tient et dont on ne désire pas -contre toute évidence- se défaire.
Effet d’aveuglement volontaire, sa source est passionnelle, affective.
Irrationnelle, on ne peut donc la confondre.
Et toute foi, < croyance sans les preuves >, si l’on s’en tient à la définition, n’est-elle pas d’un certain point de vue… de mauvaise foi ?
Remarquons enfin qu il est assez paradoxalement possible de s’entendre avec un menteur mais certainement pas avec un esprit confus, partisan, ou de ( mauvaise ) foi.
Il est donc possible de commettre des erreurs, de tromper autrui et… de < s’abuser soi-même > selon la logique du désir et de la passion – et ceci au prix de la véracité.
< Se mentir à soi-même > est par contre impossible puisque le mensonge suppose la reconnaissance préalable, et en pleine conscience, d’une vérité qu’on ne saurait donc se dissimuler.
Le sujet ne pouvant -sauf schizophrénie, division de la personnalité- simultanément connaître et ignorer…
Qu’est-ce qui fait l’identité de chacun d’entre nous ? L'< identité > est un principe de logique. Il s’oppose à la < différence >.
L’un et l’autre désignant des relations. L’ < identité personnelle > est une métaphore logique pour signifier la permanence, l’unité et la continuité psychologique de la prétendue substance-sujet.
Alors que tout ce qui est -y compris moi-même- est sujet du/au changement, à la discontinuité.
Et que suis-je d’autre sinon une < coalescence éphémère et précaire de qualités sensibles > ( Pascal, Hume, Russell ) ?
Dans cette hypothèse, l’ < identité personnelle > ne serait qu’un fantasme -croire aimer ou haïr « quelqu’un »-, ou une simple < idée régulatrice > fondant la possibilité du jugement psychologique, du jugement moral et de la sanction pénale.
Il s’agirait alors d’un < outil d’intelligibilité > de la conduite, catégorie nécessaire au prêtre-confesseur, au psychanalyste, au policier, au magistrat – d’après les postulats métaphysiques des philosophes spiritualistes ou idéalistes, Leibniz, Kant / Hegel / Sartre.
Car, synonyme de < volonté > et de < décision >, de < for intérieur >, source de la délibération, secrète conscience, elle permet, selon la logique du procès d’intention, d’extorquer l’aveu et de fonder la légitimité de la sanction, du châtiment… Toutefois l’ < identité personnelle > n’est-elle pas une illusion, une superstition, et, plus pragmatiquement, un mensonge utile à la relation intersubjective conventionnelle comme aux expressions du contrôle social ?
Quant à la prétention de décrire la personnalité réelle et l’histoire de l’hypothétique suppôt ( substance / sujet ), elle se résout à dévoiler une fonction d’échange de « la » conscience avec « le » corps, avec l’environnement naturel, culturel, avec autrui.
Une fonction de fonctions…
Scolastique < substance-sujet > ou < fonction-sujet >, Aristote ou Cassirer, telle est l’alternative.
Note : sur la valeur et l’histoire de l’idée de < conscience-sujet >, cf ubu 77,
Atê ou l’Egarement.
Changer, est-ce devenir quelqu’un d’autre ? Problème de métaphysique.
Si exister c’est être soumis à la loi du changement, le sujet de ce changement -la substance / suppôt- demeure-t-il néanmoins lui même à travers la série des altérations qui l’affectent ?
< Changer >, c’est passer d’un contraire à l’autre :
-du non-être à l’être -naissance ;
-de l’être au non-être -mort ;
-de l’être à l’être -mouvement ; et dans cette occurrence on distingue le mouvement spatial, le changement qualitatif ou altération, le changement quantitatif -croissance ou décroissance, la génération et la corruption ( à suivre Aristote, Physiques )
Le < changement > désigne donc un mode d’existence qui succède à un autre mode d’ existence d’un sujet / suppôt supposé toutefois identique à soi.
D’où le paradoxe du changement : tout ce qui change doit néanmoins demeurer d’une certaine manière permanent. Et il n’ y a que le permanent qui change, le changeant n’éprouvant pas le changement, mais une variation puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commencent ( selon Kant, Critique de la raison pure )
Quant à l’homme, en quoi serait-il différent de n’importe quel autre sujet / suppôt ?
Être homme, c’est changer, c’est devenir quelqu’un d’autre, un autre moi -première hypothèse ; ou -deuxième hypothèse-, devenir autre tout en demeurant même, préservant son identité dans la succession des altérations, des différences qui constituent son histoire…
Opposition de deux intuitions du < moi > selon Marguerite Yourcenar : la tragique grecque ou l’asiatique bouddhique.
Peut-on avoir peur de soi même ? Se diviser au point de s’éprouver soi même comme une menace, tel est le paradoxe ici suggéré.
Thème homérique du < menos >, l’ardeur, suscitée par le dieu et qui habite le héros ( cf Iliade ).
Thème de < l’inquiétante étrangeté > ( cf Freud et Louis Vax, La séduction de l’étrange )
L’hostilité est habituellement expérimentée comme une force extérieure au suppôt.
Ici cette force l’habite, elle le hante.
Thème du < double > et de la division de soi ( Voir Maupassant Le Horla ou Dostoïevski )
Dans le réflexe, l’habitude, l’émotion, la passion, la maladie, l’aliénation, la drogue, voire dans le jeu de comédie, je m’éprouve de fait < étranger à moi même > -si par < moi > j’entends la conscience lucide de mes pensées et de mes actes.
Je m’échappe.
Dans mes goûts, mes aversions, mes affinités, mes penchants, ma vocation, je subis l’irrationalité d’affects qui orientent mon jugement sans la permision de ce jugement.
Dans le sommeil paradoxal j’éprouve sans défense l’effroi du cauchemar.
Je ne me soustrairais donc à cet autre moi incommode, perturbant et étranger, tapi cependant au plus près de moi, que par la présence d’esprit de la conscience réfléchie…
Ainsi que l’ont remarqué Descartes, Proust, Alain, Valéry, M. Alexandre.
< Je pense donc je suis, tantôt je pense, tantôt je suis >
Paul Valéry, Variations sur le cogito
Le sujet humain peut-il être connu comme un objet ?
-En logique formelle, le < sujet > se dit du terme dont on affirme ou nie quelque chose : Jean Paul, pape, ( sujet ) est déclaré « infaillible » ( prédicat )
-En métaphysique, opposé à < attribut >, le sujet désigne l’être réel qui sert de substrat aux accidents : < Le sujet, c’est ce dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-même affirmé d’autre chose>. ( Aristote, Méta, Z, 3, 1028 )
Il est alors synonyme de substance.
A. La métaphysique idéaliste le définit comme < esprit > qui connaît.
Soit comme :
-sujet épistémologique ou sujet universel, raison naturelle ; le < Cogito > cartésien exprimant la pensée universelle en tout homme.
-sujet transcendantal, < Je pense > kantien, enveloppant les lois et les principes universels de la pensée ; fondement et activité législatrice dans le domaine de la connaissance et de l’action ( responsabilité du sujet moral comme base du droit civil et du droit pénal, la < personne > )
-moi transcendantal, < source et donateur de sens >, bien que lui-même privé de sens. Il met le monde entre parenthèses ( < épochè > de Husserl ) pour se découvrir conscience pure, dégagée du moi naturel et de la vie mentale, objets de la psychologie. Sujet < pur > et, prétendument, jamais dupe de soi.
Or il y a là un paradoxe :
Selon cette tradition il faut que le sujet de la connaissance, s’il est toujours un homme avec ses propriétés, ne soit pas tel ou tel homme, -individu, singularité, originalité-, mais ce qui dans l’homme est identique en chacun : la subjectivité est raison universelle.
L’universalité du sujet individuel correspond au dualisme esprit (âme) / corps et seul le spirituel est universel. L’homme est hétérogène dans son unité. Le sujet, comme sujet de la connaissance ou de l’action, est toujours en retrait de son corps et ce qui dirige et meut ce corps est conscience de soi.
D’où la critique phénoménologique et existentialiste ( Merleau-Ponty / Sartre ) : le sujet est conscience ou < Être connaissant en tant qu’il est >, non en tant qu’il est connu.
La conscience n’est plus une connaissance retournée sur soi, la conscience réflexive selon la perspective intellectualiste et post-kantienne de Lachelier / Lagneau / Alain / Michel Alexandre.
Trois attributs définissent alors la subjectivité existentialiste :
-la conscience comme ce qu’il est nécessaire de supposer pour rendre compte de l’homme et de ses oeuvres ( la praxis ) ;
-la < négativité > ou le dépassement, arrachement de soi à tout l’Être ;
-le < pour soi >, spontanéité créatrice de ses propres normes, auto-position et position totalisante du donné, du monde.
L’homme sartrien est stipulé et thématisé < sujet, conscience, liberté et responsabilité >.
B. En anthropologie, le sujet humain signifie pour l’ < individu > pensé comme effet croisé des déterminations physiques, biologiques, psychologiques, sociales, politiques, culturelles.
Ainsi le structuralisme récuse-t-il la pertinence de l’idée de < sujet > comme instance explicative et opérateur d’intelligibilité.
Nouvel avatar du platonisme il affirme la priorité de la < loi > ( l’universel ) sur l’individuel.
Aussi, indépassables ou données historiques… les structures / essences hantent-elles l’esprit ( Lévi-Strauss ), le savoir ( Foucault ), l’histoire ( Althusser ), le langage de l’inconscient ( Lacan )…
La métaphysique de la < structure > se substitue à celle du < sujet >.
C. Le positivisme prétend constituer le sujet humain en objet de connaissance en le soumettant sans vergogne et au nom du progrès scientifique à diverses expérimentations, tests, sondages… ou autres interventions sur le génome…
D. Quant aux < sciences politiques >, elles posent le sujet comme < individu >, atome social, < citoyen > soumis à l’autorité d’un < Souverain > ( monarque, peuple…)
En conséquence, le citoyen est dit < sujet de droits >, capacité juridique, comme il est sujet ( assujetti à… ) de ces droits.
Il peut donc être perçu, reconnu, connu, jugé, réprimandé ( voire persécuté ) comme un objet. En toute légalité.
Cependant que la plupart de ces constructions intellectuelles et idéologiques reposent sur l’hypothèse conceptuelle de la < substance / sujet >.
Idée spéculative à laquelle il est possible de préférer l’idée / fiction de < sujet / fonction >…
Ainsi que l’ont montré par exemple, chacun à leur manière, David Hume, Taine, Henri James, Proust, Bertrand Russell ou encore, dans ses romans et ses tableaux, Pierre Klossowski.
Scolie 1 : ambiguïté des concepts de sujet et de subjectivité. Réflexivité et récursivité.
- Le terme de < sujet > est la traduction du latin < subjectum >, lui-même traduction du grec < hupokeimenon >.
( Sur ce point, cf Heidegger, Holzwege, L’époque des conceptions du monde, le mot de Nietzsche: < Dieu est mort > )
Il s’agit ici du < sujet de l’énoncé >, du référent, de < ce dont > on parle et à quoi on attribue une substance et des qualités : le ciel est bleu, les escholiers sont laborieux.
Ce < sujet > est une fonction grammaticale, une notion logique.
Il est aussi le support d’une interrogation métaphysique : on en interroge la < nature >.
D’où la définition de la < substance-sujet > interprétée diversement dans l’histoire de la philosophie ( Matière, Forme, Idée, Monade, Volonté… ). - < Sujet >, au sens moderne, signifie pour < subjectivité > ( Descartes, Kant, Husserl, Sartre… )
Il s’agit alors du < sujet de l’énonciation >, de l’action d’énoncer ; de < celui qui > parle, à propos de…
Cette acception enveloppe les idées de conscience, de liberté, d’autonomie, de responsabilité… concept psychologique ( intériorité ), juridique ( sujet de droits ), moral ( sujet de devoirs ), politique ( assujetti et/ou citoyen )…
Mais aussi de < rapport à soi > :
-sur le plan réflexif de l’auto-référence, le < je > se distingue ainsi du < moi > comme capacité réflexive ( ego-cogito de Descartes ), fonction de jugement et unité originairement synthétique de l’aperception( Kant ), origine absolue du monde perçu en tant qu’il est ma représentation ou donateur de sens ( Fichte, Schopenhauer, Lachelier, Lagneau, Alain, Michel Alexandre, Merleau-Ponty )
-sur le plan métaphysique, en tant que substance, comme étoffe mentale ( Descartes ), subjectivité transcendantale ( Kant / Husserl ), Esprit ( Hegel ), sujet-processus ( Russell, Ruyer ), produit de la Structure ( Lévi-Strauss, Althusser ) ou encore de l’Autre ( Lacan )…
On notera la récursivité / circularité… où le < sujet > est thématisé comme < subjectivité >, effet du questionnement d’un sujet qui s’interroge sur son être.
Marque de l’originalité de l’esprit humain :
-apte à l’analogie et à la métaphore ;
-qui diffère du fonctionnement mécanique des machines de Turing et de la logique de l’intelligence artificielle ;
-capable de réfléchir sur lui-même, susceptible d’humour, de distanciation et de surprise.
( Cf Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle )
Scolie 2 : critique de la notion de sujet par Frédéric Nietzsche.
Introduction.
< Sujet > désigne :
- Ce sur quoi portent la discussion, la pensée, une oeuvre.
- L’individu.
-La dimension politique le ramène à l’assujettissement, au fait d’être soumis à l’autorité.
-La dimension morale l’envisage par rapport aux droits et aux obligations qui lui sont attribués.
-Le positivisme scientifique le constitue en individu dont la conduite et le psychisme peuvent être étudiés. - En grammaire il est ce qui ouvre un énoncé et détermine le régime du verbe.
En logique le terme de < sujet > signifie pour ce qui dans une proposition constitue le support de l’attribution des prédicats.
Historiquement la problématique du sujet comprend trois moments :
- La philosophie d’Aristote et la Scolastique médiévale :
La notion correspond à un souci logique visant à définir les critères formels du discours vrai.
Le < sujet > a une fonction grammaticale et logique : dire quelque chose de l’être, c’est lui attribuer des prédicats. Mais comme le discours se veut formellement et matériellement vrai, la logique a un fondement métaphysique : le < sujet > est aussi une < substance > dotée de qualités sensibles.
< Sujet > désigne alors un être réel et singulier. - La philosophie cartésienne :
< Sujet > devient < ego >, < je > avec la substitution de la question du fondement de la connaissance au problème scolastique de la conformité du < sujet > à un < objet > extérieur. Le < cogito > ( » je pense, je suis » ) confère à la subjectivité une dimension d’universalité propre à la raison humaine qui pose le < sujet > comme principe sur lequel repose la connaissance, la morale et le droit.
Être < sujet >, c’est désormais < rendre raison > des choses et de soi-même. C’est s’affirmer comme < sujet libre et responsable >. - La critique de la notion et la philosophie du soupçon :
Ce postulat de la < sujectivité rationnelle > est remis en question au 19° siècle par des penseurs pour lequels, loin d’être au principe de lui-même, le < sujet > est défini comme < effet > de phénomènes qui lui échappent, rapports sociaux et culturels ( Marx ), processus inconcients ( Freud ), vouloir-vivre ( Nietzsche ).
Le < sujet > est alors destitué de son statut de fondement métaphysique.
- La fiction du moi-sujet.
< Le sujet : c’est la terminologie dont use notre croyance à l’unité sous-jacente aux moments de notre plus haut sentiment de réalité : nous concevons cette croyance comme l’effet d’une seule cause… Le sujet, c’est la fiction d’après laquelle beaucoup d’états semblables, en nous, seraient l’effet d’un même substrat ; mais c’est nous qui avons crée l’identité de ces états ; le fait, ce n’est pas leur identité, mais c’est que nous les ramenons à l’identité, que nous les arrangeons. > Volonté de puissance, 1,2 § 150. tr. G Bianquis. - Origine religieuse et morale de la notion de moi-sujet.
< Dogmatisme erroné au sujet de l’ego. -on l’a conçu de façon atomiste, dans une fausse contradiction avec le < non-moi > ; détaché également du devenir, conçu comme étant.
Fausse substantialisation du moi : transformé en article de foi ( dans la croyance à l’immortalité individuelle ) surtout sous la pression de la discipline morale et religieuse. Après avoir détaché artificiellement ce moi et l’avoir proclamé autonome, on se trouvait en présence d’une antinomie de valeurs qui semblait incontestable : le moi individuel et l’énorme non-moi. Il paraissait évident que la valeur du moi individuel ne pouvait consister qu’à être en relation avec l’énorme non-moi, même à lui être subordonné et à n’exister qu’à cause de lui. Ici les instincts grégaires l’ont emporté : rien ne répugne tant à ces instincts que la souveraineté de l’individu. > Volonté de puissance, 1, 1§ 318. tr. G; Bianquis. - L’organisme sujet :
< Si j’ai quelque unité en moi, elle ne consiste certainement pas dans mon moi conscient, dans le sentir, le vouloir, le penser ; elle est ailleurs, dans la sagesse globale de mon corps, occupé à se conserver, à assimiler, à éliminer, à veiller au danger ; mon moi conscient n’en est que l’instrument. La sensibilité, la volonté, la pensée ne me montrent jamais que des phénomènes terminaux dont les causes me sont totalement inconnues ; la succession de ces phénomènes terminaux, qui semblent résulter les uns des autres, n’est sans doute qu’une apparence ; en réalité les causes finales me donnent l’impression d’un enchaînement logique et psychologique. > Volonté de puissance, 2,3 § 606. tr. G. Bianquis. - Le moi-sujet entendu comme pluralité de forces ( sur ce point cf Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux ):
< Le moi ne consiste pas dans l’attitude d’un seul être vis-à-vis de plusieurs entités ( instincts, pensées, etc. ) ; au contraire, le moi est une pluralité de forces quasi personnifiées, dont tantôt l’une, tantôt l’autre se situe à l’avant scène et prend l’aspect du moi ; de cette place, il contemple les autres forces, comme un sujet qui contemple un objet qui lui est extérieur, un monde extérieur qui l’influence et le détermine.
Le point de subjectivité est mobile ; probablement ressentons-nous les degrés des forces et des instincts d’une manière spatiale ( plus ou moins proche, plus ou moins éloignée ) ; nous éprouvons comme un paysage ou comme un plan ce qui, en réalité, est une multiplicité de degrés quantitatifs. Ce qui nous est le plus proche, nous l’appelons < moi > ( nous avons la tendance de ne pas considérer comme tel ce qui est éloigné ). Habitués à cette imprécision qui consiste à distinguer le < moi > et < le reste >, ( toi ), instinctivement nous faisons de ce qui prédomine momentanément le < moi > total ; en revanche, nous plaçons à l’arrière-plan du paysage toutes les impulsions plus faibles et nous en faisons un < toi > ou un < il > total. Nous agissons envers nous-mêmes comme envers une pluralité ; et nous reportons sur cette pluralité toutes les < relations sociales >, tous les usages sociaux que nous pratiquons à l’endroit des hommes, des animaux, des régions, des choses.
Nous nous dissimulons, nous feignons, nous nous faisons peur, nous nous divisons en partis, nous nous jouons des scènes de tribunal, nous nous attaquons, nous nous torturons, nous nous glorifions, nous faisons de telles tendances en nous notre dieu, et de telles autres, notre démon, nous sommes vis-à vis de nous-mêmes aussi sincères que nous avons coutumes de l’être en société. > O. Post, § 486, H6J. Bolle.
- L’ < âme multiple > et la critique de l’atomisme psychique.
< Il faudra aussi tordre le coup à cet autre atomisme plus néfaste que le christianisme a le mieux et le plus longtemps enseigné, l’atomisme logique. Qu’il me soit permis de désigner par ce nom la croyance qui fait de l’âme une chose indestructible, une monade, un atomon. Voilà la croyance qu’il faut extirper de la science… la voie est ouverte à des conceptions nouvelles, à des raffinements nouveaux de l’hypothèse de l’âme, et des notions comme celle de < l’âme mortelle >, de < l’âme multiple >, < l’âme édifice collectif des instincts et des passions > réclament désormais d’avoir droit de cité dans la science… > Par-delà le bien et le mal § 12.
Comment comprendre la notion de < vie intérieure > ?
< Comprendre >, mode de connaissance, c’est prendre-avec ; c’est aussi -à la différence d'< expliquer >- saisir par les fins.
Comprendre, c’est déterminer le comment, la loi, le pourquoi, la cause, mais aussi et surtout le < pour / quoi >, l’intention, le dessein, le but ( telos )
La compréhension est intelligence, assimilation d’un phénomène, d’une notion, d’un raisonnement.
-Elle prétend à l’intuition des significations intentionnelles d’un propos, d’un acte, d’un système vivant… ( cf Dilthey, Max Scheler, Max Weber, Hans-Georg Gadamer, Paul Ricoeur ).
-Elle est intuitive et synthétique, par opposition à l’explication, analytique et discursive.
La notion de < vie intérieure > a pour référent une attitude existentielle faite de retrait, de repli, de retour sur soi même.
Réflexion, méditation, examen de conscience, rêverie… en constituent les moments essentiels.
La vie intérieure n’est donc pas passivité mais action d’un sujet qui s’abstrait du monde par goût, par choix ou par nécessité.
Bergson la constitue en attribut essentiel de la personnalité consciente.
Effort de compréhension de soi par soi, procédé littéraire générant < essai > ( Montaigne ), < journal > ( Amiel ) et < confession > ( Rousseau ), voire art de vivre et de penser ( Proust ), introspection, la < vie intérieure > réalise ainsi l’apparent paradoxe d’une compréhension qui se prend elle-même pour objet.
Ce qui pose l’épineux problème de sa valeur d’objectivité – ainsi qu’Auguste Comte l’a montré.
-Paradoxe spirituel élevé à la hauteur d’une méthode d’investigation de la vie psychique, l’analyse réflexive -initiée par Montaigne et Descartes, prétendant remonter à la source transcendantale de toute représentation- fut pratiquée par tout un courant de la philosophie française : Maine de Biran, Lachelier, Lagneau, Alain, Michel Alexandre… On se demandera si l’expression < vie intérieure > n’est pas un pléonasme -tout, dans l’expérience humaine, étant d’étoffe mentale, réalité psychologique. Et on interrogera enfin le sens du concept d’ < extériorité > dans la perspective de l’idéalisme de Berkeley et de Kant. Car, à parler strictement, la conscience peut-elle « sortir de soi » ?…
Suis-je le sujet de mes pensées et de mes actions ?
Sujet…
Sujet grammatical, de l’énoncé et de l’énonciation ( au sujet de… ) ; sujet logique, sujet de l’attribution ; sujet substantiel, métaphysique, support des accidents qui m’affectent ; hypothétique suppôt…
Origine, source, fondement…
Suis-je le véhicule, médium, simple agent, le théâtre de mes pensées et mes actions, ces « personnages en quête d’auteur », -thèse empiriste et associationniste ( David Hume, Bertrand Russell )?
Ou suis-je, inconditionné conditionnant, fondement et source unificatrice, l’auteur du roman de mon existence, capacité de jugement, de choix, de décision, volonté responsable, sujet de droit et de devoir ( Aristote, Kant ) ?
Le langage, les généralités véhiculées par la langue, les codes et les conventions constituent-ils ma personnalité ( E. Benvéniste, Michel Foucault ) ou puis-je, au moins relativement, conscience réfléchie, penser ma pensée, régler mon action ( Descartes, Alain )?
Quant à mon être, genre, tempérament, caractère, complexe d’ affects, de désirs, de réflexes, d’habitudes : -suis-je un corps ? matérialisme ( Epicure / Scientisme ); ai-je un corps ? dualisme spiritualiste ( Malebranche ); habitè-je un corps ? ontologie phénoménologique ( Merleau-Ponty )…
Peut-on réduire le < je > au < moi > ? Et la subjectivité transcendantale ( Kant ) voire décalée ( Alfred Jarry ) n’est-elle qu’illusion ( Nietzsche ) ?
Ou doit-on subordonner ce < moi > empirique au < je pense > qui le pense ( Alain )?
Dilemme métaphysique relatif à ma nature où s’opposent les philosophes du sujet ( Descartes, Kant, Alain, Sartre, Husserl… ) et le positivisme de la structure ( Averroès, Taine, Foucault, Bourdieu, le psycho-sociologisme contemporain et le structuralisme postmoderne… ).
Liberté ou nécessité… telle est l’alternative.
Différend académique, dispute toujours recommencée… ( cf Renouvier, Les dilemmes de la métaphysique pure ).
Juger <en son âme et conscience> : quelle valeur accorder à cette prétention ?
- < Juger >, lat. judicare, c’est dire le droit ; le jugement, entendu comme action judiciaire, est synonyme de sentence.
- L’ < âme > est une notion magique et religieuse censée désigner le < souffle vital > ou encore ( Aristote, De anima ) le principe de la sensibilité et de la pensée, par opposition au corps.
- La < conscience morale > fonde philosophiquement le jugement pratique ( Kant ) par lequel le sujet est supposé distinguer le < bien > du < mal > et capable d’apprécier la valeur de ses actes et ceux d’autrui.
Juger < en son âme et conscience > est une prescription qui n’a ainsi de sens qu’au sein du régime théologique et métaphysique d’intelligibilité des phénomènes et des comportements ( Cf A. Comte ).
Cette injonction est par contre scientifiquement vide.
Au jugement de valeur, l’expert substitue l’étude des circonstances et des lignes causales ( par ex. le psychiatre appelé à l’audience ).
Bertrand Russell, empiriste, rapportait la conscience à son origine sociale ( Science et religion, ch. 9 : Science et morale ) :
< Dans la première jeunesse, certaines catégories d’actes rencontrent l’approbation, d’autres la désapprobation ; et, par le processus normal de l’association des idées, le bien-être et le malaise s’attachent peu à peu aux actes eux-mêmes, et non plus seulement à l’approbation ou à la désapprobation qu’ils suscitent. A mesure que le temps passe nous pouvons oublier complètement notre première éducation morale, mais certaines sortes d’actions continuent à nous donner un sentiment de gène, tandis que d’autres nous procurent une exaltation vertueuse. Par introspection, ces sentiments nous paraissent mystérieux, puisque nous avons oublié les circonstances qui les ont causés à l’origine : il est donc naturel de les attribuer à la voix de Dieu dans notre coeur. Mais en réalité, la conscience est le produit de l’éducation, et peut, chez la plupart des hommes être dressée à approuver et à désapprouver, au gré de l’éducateur… >
Développant sa psychologie du soupçon, Frédéric Nietzsche, généalogiste, y décelait l’expression du nihilisme ( cf la Généalogie de la morale ) : il n’y a ni < âme > ni < conscience > ; il n’ y a qu’instinct de vengeance et / ou goût de la persécution.
scolie : David Hume et la fiction de l’identité personnelle ( le « moi » entendu comme illusion substantielle, effet de l’imagination ) :
Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d’existence ; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites…
… Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui…
… Mais si je laisse de côté quelques métaphysiciens (…), je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes les autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et dans un mouvement perpétuel… L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l’esprit ; nous n’avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.
Traité de la nature humaine, 4,6, l’entendement, système sceptique et autres systèmes, l’identité personnelle
L’inconscient. Sur quelles raisons pouvons-nous nous appuyer pour admettre l’existence de l’inconscient ? Note/variation : De quoi parlons-nous quand nous parlons d’inconscient ? La duplicité de la conscience rend-elle inutile l’hypothèse de l’inconscient ? Peut-il y avoir une science de l’inconscient ? Puis-je invoquer l’inconscient sans ruiner la morale ? La notion d’inconscient introduit-elle la fatalité dans l’existence ? Quelle conception de l’homme l’inconscient remet-elle en cause ?
Sur quelles raisons pouvons-nous nous appuyer pour admettre l’ existence de l’inconscient ?
Donner des raisons c’est prétendre à fonder, à garantir, à légitimer au moyen de faits, de preuves, d’arguments.
L'< inconscient > est :
-soit un concept négatif désignant tout ce qui est étranger à la conscience : la matière-énergie, l’étendue, le corps, les modalités de l’inconscience ( le sommeil profond, le coma, la léthargie et la syncope, le réflexe, l’habitude );
-soit une notion éthique désignant l’irresponsabilité du sujet ;
-soit un concept à prétention scientifique, la représentation supposée effet de refoulement du désir ( selon les Freudiens ) ou < l’Ordre symbolique > dont la loi serait d’assujettir les sujets à son automatisme ( E. Benveniste / J. Lacan ) ; le moi du sujet se constituant au sein de la relation spéculaire à l’ < Autre > dans la succession de ses identifications imaginaires…
Subjectivité-effet du système < symbolique-réel-imaginaire > ( S-R-I ) ;
-soit encore une catégorie poétique exprimant le dynamisme d’un psychisme créateur de scénarios oniriques, de fantasmes diurnes, d’ébauches imaginatives ( d’après les Romantiques et les Surréalistes );
-soit enfin une pure idée de la raison spéculative, < l’Inconscient >, -adjectif substantivé -, entendu comme chaos, fond des choses et origine du monde ( cf E. von Hartmann )
Il faut remarquer que ni l’ignorance, ni l’indicible, ni le secret, ni l’illusion ne relèvent du concept d’ inconscient.
note/variation : de quoi parlons-nous quand nous parlons d’inconscient ?
Question : l ‘< inconscient > désigne-t-il :
-ce qu’on ne veut pas dire ? non ; le refus, la mauvaise foi, la volition sont autant d’expressions de la conscience.
-ce qu’on ne peut pas dire ? non ; secret et dissimulation sont marques d’ intentions conscientes.
-ce qu’on ne sait pas dire ? non ; la maladresse est consciente de soi, de son effort, de son humiliation.
-ce qu’on ne se sait pas dire ? ce qui -à même et par le discours- s’énonce à l’insu du sujet ? oui ; il s’agit alors de tout ce qui < échappe > à la conscience… et qui n’est pas peu !
Dans cette dernière hypothèse sont remis en question deux dogmes de la métaphysique contemporaine :
1°) le dogme linguistique qui réduit la parole à la conscience et à la volonté d’exprimer.
Le langage étant déclaré par ce positivisme < outil de communication >.
2°) le dogme psychanalytique qui constitue la parole en langage crypté, le prétendu < discours du désir >.
-Or selon la ‘pataphysique il y a de l’irrationnel jusques et y compris au plus intime de nous-mêmes, le métaphorique < moi profond > des substantialistes.
Et ne cessant de nous échapper à nous-mêmes, nous devenons ainsi notre propre rébus.
< Inquiétante étrangeté > ( Freud ) certes… mais d’autant plus, qu’inintelligible, elle est irréductible à toute interprétation / herméneutique.
La duplicité de la conscience rend-elle inutile l’ hypothèse de l’inconscient ?
La dissimulation, la fourberie, la mauvaise foi, l’hypocrisie sont des attitudes existentielles très concertées, des stratégies efficaces dans la lutte pour la vie.
Ce sont des pensées, des manifestations de la conscience voire de l’ hyperconscience. Elles sont aux antipodes de l’inconscience, de la spontanéité naïve, de la candeur, de l’immédiateté.
Alléguer l’ < inconscient > paraît ici particulièrement inapproprié.
L’usage légitime du concept d’inconscient concerne :
-le domaine thérapeutique des troubles psychopathologiques ; -le domaine psychologique du fonctionnement de l’imagination créatrice, particulièrement du psychisme onirique pastichant les productions de la conscience éveillée ; -le domaine moral ou juridique, les actes déclarés « irresponsables ». Quant à l’usage spéculatif ( l’Inconscient ), il exprime des visions poétiques, des spéculations idéologiques, des chimères conceptuelles. Voir Ed. v. Hartmann.
Ce qui n’obère en rien leur éventuelle valeur… pataphysique.
Peut-il y avoir une science de l’inconscient ?
- Le mot de < science > désigne toute connaissance rationnelle obtenue soit par démonstration, soit par observation expérimentale.
Sont donc exclus de son champ les énoncés spéculatifs, théologiques, métaphysiques, idéologiques ( Selon A. Comte, Moritz Schlick et l’Ecole de Vienne, R. Carnap, K. Popper )
Les énoncés ou les théories scientifiques doivent pouvoir être soumis au test empirique négatif, confrontés à une expérience susceptible de les infirmer. Ils doivent pouvoir être réfutés par l’expérience.
L’énoncé : demain tel candidat sera Président de la République ou ne le sera pas, n’est pas falsifiable. Il en est de même des spéculations visant à prouver l’immortalité de l’âme ou le providentialisme.
La < réfutabilité > définit la scientificité d’une théorie dont la pertinence est fonction des tests auxquels elle est soumise. Elle définit la démarcation entre les énoncés scientifiques et les énoncés spéculatifs, métaphysiques ou idéologiques. - Une science de l’ inconscient devrait satisfaire aux critères de scientificité.
Cas de la psychiatrie respectant les règles habituelles de la démarche positive ( descriptions, classifications, études des mécanismes et de l’évolution des affections psychopathologiques -névrose, hystéries, psychoses-, usage de l’hypnose, techniques thérapeutiques diverses… )
S’ il s’avère qu’à la manière des propositions de la Psychanalyse freudienne, ses énoncés sont irréfutables au sens spéculatif du terme, ils s’excluent par là même de l’ investigation scientifique.
Ainsi pour exemples :
-la thèse que < tout rêve serait la manifestation inconsciente d’un désir réprimé >;
-l’affirmation de < l’universalité du complexe d’Oedipe > ;
-ou encore les constructions « métapsychologiques », voire les extrapolations « explicatives » de l’ensemble du comportement humain annexant la quasi totalité des sciences humaines : pédagogie, sociologie, anthropologie, études des religions, univers des formes et des oeuvres artistiques, etc…
Car < irréfutable > ne signifie pas vérifié mais… se dérobant à la vérification -invérifiable.
Ce qui par ailleurs n’enlève rien à l’intérêt qu’on leur peut accorder.
Puis-je invoquer l’inconscient sans ruiner la morale ?
En psychologie est qualifié d’ < inconscient > celui ou celle qui n’a pas conscience de ses actes. Il s’agit ici d’ un concept négatif.
En morale < l’inconscience > qualifie l’état du sujet qui ne distingue pas ou ne distingue plus le bien du mal, qui perd le sens des valeurs.
Invoquer l'< inconscient > ou l’ < inconscience > constitue la stratégie habituelle de l’avocat qui tend à expliquer l’ infraction au droit, l’acte délictueux ou criminel, par un défaut momentané de présence d’esprit, par une perte de lucidité, sous l’effet de l’émotion, des passions ( colère, jalousie ) ou des circonstances extérieures.
Or < ce qui ruine la morale > ( et fragilise le droit ), ce n’est certes pas le recours à l’inconscient qui demeure un outil d’intelligibilité dont la pertinence est au moins discutable mais l’absence de fondement qui lui est propre.
C’est elle-même…
La raison pratique -au sens kantien-, repose en effet sur les postulats indémontrés et indémontrables -puisqu’il s’agit d’idées et de thèmes spéculatifs-, de la < liberté humaine >, de la < libre volonté > et de la < responsabilité > propres au supposé < sujet > en toutes circonstances. ( cf koans sur la < conscience > ).
Réseau de concepts à la valeur hautement problématique…
La notion d’inconscient introduit-elle la fatalité dans l’existence ?
-Est dit < fatal >, ce qui est fixé par le destin, ce qui a été dit et prédit par l’oracle, ce qui ne peut pas ne pas se produire, ce qui revêt le caractère de la nécessité.
Les Moires et les Nornes furent les figures du destin, -aveugles, irrationnelles et inflexibles.
Fatum Mahometanum, Fatum stoïcum, Fatum Christianum -d’après Leibniz..
-L'< Inconscient >, adjectif substantivé entendu comme idée spéculative, réintroduit l’idée magico-religieuse de destinée comme outil d’intelligibilité de la conduite humaine et plus encore de la totalité du réel, du monde. ( voir E. von Hartmann )
-L'< Inconscient > freudien quant à lui, suppose, à la manière du Kantisme, que tout ce qui arrive -notamment les événements de la vie psychologique du sujet-, est déterminé a priori dans le phénomène par sa cause et qu ainsi ce qui advient est hypothétiquement nécessaire.
En conséquence de quoi, et contrairement à la vision religieuse, il n’ y aurait pas en matière psychologique de nécessité absolue mais une nécessité conditionnelle.
Le hasard étant toutefois évacué…
La < cure > serait alors le lieu et l’occasion de la reconnaissance de la nécessité, -l’efficace de l’affect et de son dynamisme inconscient -, sous la direction du médecin. Ainsi que le vecteur de la guérison ; notamment par la levée de la < censure > des réminiscences douloureuses.
De cette manière, prenant appui sur la perception de la liaison des causes et des effets, la cure écarterait l’ idée de fatalité.
-Mais cette reconstitution de la prétendue < histoire du sujet >-par l’ évocation d’ événements traumatisants oubliés, de séductions lointaines ou de < scènes primitives >-, est-elle autre chose qu’ un roman, l’interprétation présentée plus ou moins habilement et sous une forme logique par l’analyste à son patient ?
Le désir. Désirer, est-ce nécessairement souffrir ? Ne désire-t-on que ce dont on manque ? Sommes-nous responsables de nos désirs ? Un désir peut-il être coupable ? Peut-on désirer l’impossible ? Peut-on vouloir être immortel ? Accomplir tous ses désirs, est-ce une bonne règle de vie ? Que peut nous apporter une réflexion sur nos désirs ?
Désir, besoin, ophémilité, selon l’économie politique pure ( Léon Walras, Vilfredo Pareto ) cf Ailleurs, par Constant Claude
Désirer, est-ce nécessairement souffrir ?
La < souffrance > est une une passion, un sentiment pénible résultant de causes les plus diverses ; affectives -chagrin, peine engendrée par la disparition d’un être cher, absence, vicissitudes de l’amour et de l’amitié ; morales -remords, repentir ; sociales -échecs ou ambitions déçues.
Le < désir > est un attrait que l’on subit. Il est selon Malebranche < l’idée d’un bien que l’on ne possède pas mais que l’on prétend posséder >.
En ce sens, il est manifestation d’un manque, conscience d’un défaut selon diverses modalités :
-désir de l’autre ( de ce qu’on ne possède pas ); désir du désir de l’Autre ( désirer ce que l’Autre désire ) ; désir du… désir de l’Autre (être désiré par autrui)
Expression d’une insatisfaction, il est douleur et souffrance.
D’un autre côté, < appétit de l’agréable > (Aristote), < appétit avec conscience de lui même > (Spinoza), il est l’aiguillon du vouloir (Ricoeur), représentation plus ou moins confuse d’un but.
Fils de Poros et de Pénia (Platon), il jouit donc d’une double nature, < essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle > (Spinoza)
Manifestation du vouloir-vivre (Schopenhauer) mais aussi enchaîné à ce vouloir-vivre (Bouddhisme), le désir est prétention, affirmation de soi, < condition de la liberté et de l’histoire > (Hegel) tout autant qu’indexé à l’ acquisition d’un bien toujours possiblement déçue (Platon)
De surcroît, l’objet du désir est-il jamais à la hauteur des espérances placées en lui ? ( cf sur ce thème : Rousseau et Proust )
Pourtant < rien de grand ne s’effectue-t-il pas sans passion > (Hegel) ?
Et les fantasmes qui accompagnent tout désir ne constituent-ils pas une voie autonome -et qu’il est possible de juger suffisante-, de satisfaction?
Ne désire-t-on que ce dont on manque ?
Contradiction apparente ou surprenant paradoxe…
On désire habituellement ce dont on manque ; comment pourrait-on désirer ce dont on ne manque pas ?
Si pour Aristote, Spinoza, Hegel, le désir est < anthropogène >, s’ il constitue l’individu, selon la thèse pessimiste ( Platon, Schopenhauer ) le < désir > est manque, manque d’objet, manque de l’objet réel. Et d’autant plus exacerbé et douloureux que l’imagination supplée à la défaillance de cet objet par l’élaboration de ses propres fantasmes (thèse de Proust)
Tel est le fond problématique du nihilisme philosophique qui conteste la valeur du désir au motif de la difficulté de la possession et du caractère aussi incomplet qu’ aléatoire de la satisfaction. Le désir ne serait qu’apparemment satisfait comme il demeurerait toujours plus ou moins inextinguible.
La critique radicale de la valeur du désir met l’accent : -sur le peu de réalité de son objet ; -sur la dépendance à autrui dans la satisfaction escomptée ; -sur la déception résultant du décalage temporel séparant la chose désirée de la chose obtenue.
Il est néanmoins possible de postuler que, sur le mode de l’imaginaire tout au moins, le désir peut créer ou recréer son objet, mais sans nourrir aucune illusion quant aux supposées réalité, permanence et valeur de cet objet.
Sommes-nous responsables de nos désirs ?
Suis-je < l’auteur >, ou seulement < l’acteur >, le comédien de « mes » désirs ?
Etre responsable, c’est répondre de ses actes, c’est en mesurer la portée.
En pleine conscience.
Nous sommes < responsables > de nos choix, de nos souhaits, de nos voeux. Du moins « en droit » et au regard des postulats métaphysiques toujours discutables du spiritualisme ou de l’intellectualisme philosophique. (cf Aristote/ Thomas d’Aquin/ Descartes/ Alain )
Quant à l’origine de nos désirs, si nous en sommes le < théâtre >, il n’est pas évident que nous en soyons la < source > consciente, d’une conscience réfléchie.
-Comme être vivant, je suis un ensemble dynamique de besoins et d’appétits, de fonctions diverses qui demandent à être traduites par des actes.
-Comme être social, je suis désir… du désir de l’autre, tout imprégné des poncifs, des clichés, des us et coutumes, des exigences du groupe auquel j’appartiens.
Le désir est < conventionnel > et la plupart des jeunes gens deviendraient-ils amoureux s’ils n’avaient entendu parler d’amour ? (Stendhal)
Hypothèse réactualisée dans un autre contexte par René Girard : le désir est < mimétique >. Je désire comme < On > désire (Heidegger, L’Etre et le temps )
Dans la moyenne et le nivellement.
La responsabilité concerne donc moins le désir que la prétendue < volonté libre >.
Un désir peut-il être coupable ?
La < culpabilité > est une notion théologique (mal de coulpe), juridique et morale. Elle enveloppe les concepts de conscience, de jugement, de volonté et de liberté.
Le < désir > concerne les plans biologique -le besoin-, et psychosociologique -l’imitation grégaire-, de l’existence.
Je suis < sujet > du désir. J’y suis assujetti. Je le subis.
En conséquence de quoi je ne puis en être déclaré l’ < auteur >, l’inconditionné conditionnant.
Expression de l’énergie vitale, une activité psychique aussi involontaire qu’inconsciente déborde largement -telle la partie immergée de l’iceberg- ma conscience d’être éveillé.
-le rêve est ainsi le théâtre de fantasmes nocturnes (Platon, République 10)
-des associations d’idées, une mécanique d’images plus ou moins liées à des tendances spontanées, peuplent continuellement mes représentations diurnes, sans ma permission.
Il se peut néanmoins que j’en prenne conscience, que je les mesure, que je les développe, que je les réélabore, que je tente de les chasser ou de les différer, que j’en jouisse sans délai.
Quant à les juger pour les réprimer, cela dépend du crédit que j’accorde aux attendus idéologiques des prêtres, des pédagogues, des moralistes et des juristes. Le monde de ceux qui savent, qui prétendent savoir pour les autres, le monde des directeurs de conscience, des inquisiteurs et des pédants.
Peut-on désirer l’impossible ?
Une conduite apparemment paradoxale est-elle, en conséquence, dénuée de sens ?
Définitions :
-L’ < impossible > est une modalité du jugement à l’instar du possible, du nécessaire et du contingent ( cf Aristote, Premiers Analytiques ; Kant, Analytique transcendantale )
-La modalité est une fonction des jugements qui exprime l’attitude de l’esprit en face d’une proposition : assentiment, exclusion, doute… Elle indique le degré d’assurance avec lequel la pensée tient au jugement.
Ce degré de certitude est exprimé par les adverbes : certainement, sans doute, peut-être, nécessairement…
-La possibilité enveloppe : 1. ce qui ne contredit pas les conditions fondamentales de l’expérience ; 2. ce qui s’accorde suffisamment avec nos connaissances actuelles.
-L’ < impossible > exprime l’exclusion d’une proposition résultant d’une expérience ou rendant inutile tout recours à l’expérience.
L'< impossible > qualifie donc : -dans l’absolu, ce qui ne peut pas être. Ainsi en géométrie la quadrature du cercle ou, dans l’univers des sciences positives, ce qui est contraire aux lois de la nature : télépathie, prévision prophétique de l’avenir ; prétendre échapper à la pesanteur, à la gravitation ; remonter le temps, voyager à la vitesse de la lumière… -le possible à venir ; ce qui n’est pas possible actuellement tant que ne sont pas réunies certaines conditions et certaines circonstances : prétendre vaincre des pathologies sans que la recherche en ait dégager la totalité des facteurs constitutifs… -le < miracle > -concept théologique- définit par contre le fait inexplicable, l’événement < prodigieux >, celui qui contredit les lois de la nature.
< Chose faite par Dieu en dehors des causes connues > ( Thomas d’Aquin ), il manifeste < l’impossible réalisé >.
Domaines :
-Le chimérique et le fantastique réalisent l’impossible dans le domaine poétique.
-L’impraticable exprime l’impossible sur le plan pragmatique.
-L’insupportable et le défendu désignent l’impossible au niveau éthique / juridique.
-L’utopie définit l’impossible projet politique idéal parce qu’en dehors de toute réalité.
< Vouloir l’impossible > en toute connaissance de cause, effet d’aveuglement, est une conduite extravagante.
La mythologie antique en fournit avec le vol d’Icare une célèbre illustration.
< Désirer l’impossible >, fantasmer sur un objet impossible, est par contre une conduite sensée qui peut engendrer d’intéressantes créations artistiques ( cf les mondes et objets impossibles d’Escher ), maintes fictions, comme elle génère utopies politiques et projets grandioses de réforme morale de l’homme et de la société…
Du point de vue spéculatif, le désir de l’absolu est cette « passion de la raison » ( Michel Alexandre ) qui, selon Kant, pousse le sujet à la connaissance du < moi >, de < l’univers > et de < dieu > ( cf Critique de la raison pure ), trois < illusions transcendantales > propres à la psychologie humaine et tout aussi dogmatiques qu’indéracinables :
-Il conduit dans la controverse au constat de désaccord, au différend, voire à la querelle idéologique ( cf J.F. Lyotard, Le Différend ).
-Tandis que, d’un autre côté ( Kant ), il posséderait une vertu heuristique favorisant le progrès de la connaissance empirique. Alimentant la recherche, il tendrait à reculer les bornes technologiques de < l’impossible actuel >.
Enfin et plus généralement, tout désir -débordant le simple besoin- n’est-il pas en lui-même désir de l’impossible, soit l’entière et définitive possession de l’objet convoité ?
Peut-on vouloir être immortel ?
Prétendre à l’ < immortalité > est pure folie.
C’est refuser la détermination fondamentale du vivant, la finitude.
C’est nier le soleil en plein midi.
Il est toutefois possible de désirer la sempiternité, de demander ou de redouter… la perpétuité.
La mythologie accorde aux Olympiens le bénéfice de l’éternelle jeunesse ; le deuil s’accompagne parfois pour la bière du défunt du fantasme de la concession illimitée.
Les religions exploitent sans vergogne la peur de la mort et les prêtres prospèrent en enchérissant auprès des simples sur le désir d’immortalité (Lucrèce).
Quant à la science, elle peut être livrée à la discrétion d’apprentis sorciers en quête de notoriété (culture de cellules présentées comme « immortelles »).
Nous accommoder de la précarité et de l'< éphémère > -unique dimension temporelle qui ait pour nous sens et réalité-, demeure par contre en notre pouvoir.
Accomplir tous ses désirs, est-ce une bonne règle de vie ?
On demande si en matière de désir l’attitude maximaliste est une conduite rationnelle.
Qu’est-ce qu’une < bonne règle de vie > ?
Celle qui serait conforme aux intérêts du sujet, à l’utile, au souci de soi ou à l’Ordre du monde, à la Nature, à la Loi…
Sur ce thème, et à consulter l’histoire des idées : autant de philosophes, autant d’écoles, autant d’avis :
-Pythagoriciens, Platoniciens, Aristotéliciens, Cyrénaïques, Cyniques, Epicuriens, Stoïciens disputaient à l’infini à propos de l’usage des plaisirs et de l’attitude du Sage.
Faisant de sobriété vertu, ils optaient pour la prudence et la modération.
-Le Christianisme de saint Paul subordonna les raisons du corps aux exigences du salut dans le mépris du désir ramené à la concupiscence.
-Le kantisme soumit la sensibilité et la convoitise au Devoir, à la Loi.
-La pensée édifiante post-moderne (Deleuze/Guattari), reprenant la perspective du naturalisme sadien ( La philosophie dans le boudoir ), fétichise le désir qu’elle prétend « libérer » et qu’elle constitue en idole spéculative métaphysique, le « Désir ».
-L’économisme contemporain -l’idéologie du « Marché »- exploite cette tyrannie du désir présenté tel un devoir social.
Il en fait le fondement d’une véritable manie collective consumériste.
Avec moins d’emphase mais avec plus de circonspection, nous pouvons rapporter le désir à notre jugement propre, selon notre bon plaisir, unique < impératif hypothétique > que nous nous reconnaissons.
Que peut nous apporter une réflexion sur nos désirs ?
- Quel crédit accorder à une méditation relative au fondement de l’existence ?
Quel en est le bénéfice ? quelle en est la portée ?
En l’occurrence la réflexion concerne le sens, l’origine, la nature et la valeur du désir : phénoménologie de la conscience désirante, métaphysique et axiologie.
La réflexion se veut rationnelle, définitionnelle, alors que son objet est irrationnel…
Y aurait-il une < logique du désir > ? Ne serait elle pas paradoxale ? - Les philosophes prétendent dégager, par la < prudence > (Aristote), par la discrimination (Epicure), par la modération (les Stoïciens), par la sublimation (Rousseau), par la < raison pratique> (Kant), par l’éloge et dans l’enthousiasme (Reich / Marcuse / Debord / Deleuze), par la condamnation (Schopenhauer), -à s’en tenir à ces quelques exemples-, une sagesse et une pratique du désir fondée réflexivement.
Satisfaire le désir ou le multiplier, le tempérer, le fuir, le sublimer… pour ainsi se mieux connaître soi-même -au sein des relations dialectiques avec autrui-, tel est leur propos.
Connaissance de soi, d’autrui, stratégie existentielle pertinente et efficace seraient donc les bénéfices assurés par une réflexion sur nos désirs. - Mais à supposer qu’il soit possible de définir le désir d’une manière satisfaisante, deux questions peuvent être posées à la philosophie :
-celle de la capacité de la réflexion : la < raison > peut-elle effectivement penser et surtout régler les désirs ?
-plus profondément, celle de la valeur de ce… désir de réflexion.
Intelligibilité et maîtrise du désir : illusion et prétention insoutenable ?
Le temps. Tout s’ en va-t-il avec le temps ? Maîtrise-t-on le temps ? Faut-il penser le temps comme ce qui s’ écoule ? Faut-il vivre avec son temps ? Peut-on échapper à son temps ? Est-il raisonnable de lutter contre le temps ? Prendre son temps est-ce le perdre ? Est-il juste de dire que seul le présent existe ? Pourquoi revenir sur le passé ? L’étude du passé rend-elle le présent plus étrange ou plus familier ? Peut-on prévoir l’avenir ? Peut-on échapper au temps ? Si l’espace est la forme de ma puissance, le temps n’est-il que l’expression de mon impuissance ?
Tout s’en va-t-il avec le temps ?
< S’en aller > est la métaphore pour passer, trépasser, s’altérer, faner, s’étioler, décliner, se corrompre, disparaître.
Si tout ce qui existe est sujet à la loi du changement, si tout est changement, si rien de substantiel ne demeure dans la série des accidents ou des événements qui affectent les choses, les états de chose, les mélanges de choses et les relations entre les choses, alors rien ne peut être déclaré sempiternel ou même perpétuel.
Quant à l'< éternité >, il s’agit d’un concept théologique, spéculatif, dont la valeur représentative est indécidable car invérifiable.
Ou alors, dans le langage de la psychiatrie : qu’est-ce que l’ éternité sinon un fantasme généré par un espoir fou, une hallucination.
Or ne nous est donnée que l’expérience du < passage >.
Le < temps > est notion primitive qui désigne une donnée immédiate de l’existence au même titre que l’intuition de notre pensée ( cogito ) ou de l’étendue.
Ces modalités par lesquelles nous appréhendons la < substance >, l’ < être >, la < nature > des choses.
Les plaies, les traces, les vestiges, les oeuvres, les souvenirs sont résidus, fantômes, spectres ou revenants, « ombres poudreuses » de ce qui fut et de ce qui n’est plus.
Ils disparaîtront eux aussi.
Maîtrise-t-on le temps ?
< Maîtriser >, c’est affirmer son autorité, son pouvoir, sa domination sur un être, une personne, un animal, sur une chose.
Le < temps > est un terme qui désigne un mode de la substance-ligne d’univers, le < passage >, l’ écoulement des choses, -ce dont on parle ( selon Aristote )
Il désigne d’autre part l’expérience de ce passage ( selon Kant ), -ce par quoi on l’éprouve et ce par quoi on en prend la mesure au moyen du nombre et des relations temporelles : hier, aujourd’hui, demain, jadis, naguère, autrefois…
Il est enfin temporalisation, procédure de la physique qui définit < l’ espace-temps >, toujours particulier, comme l’ensemble des événements se succédant dans un champ donné.
Champ déterminé par une certaine masse gravitationnelle générant un type local de temporalité mesurable par un observateur et les horloges qui lui sont attachées .
Le < temps > est ainsi intuition psychologique de la succession des états de conscience qui constituent notre vie psychique, états représentatifs et affectifs, -la < durée > selon Bergson ; temps de l’intérêt ou de l’ennui.
Il est aussi pensée objective du < changement >, mesure nombrant le mouvement ( selon Aristote ) -cycles naturels périodiques, cadrans solaires, clepsydres, sabliers, horloges mécaniques, horloges astronomiques, machines subatomiques… ( cf E. Jünger, Histoire du temps, Traité du sablier )
Et si nous sommes relativement maîtres de nos procédés techniques, nous sommes soumis à l’irreversibilité du changement, à la loi d’airain du passage.
Cette donnée est irréductible et incontournable.
Et pour beaucoup, épouvantable.
Faut-il penser le temps comme ce qui s’écoule ?
D’un côté nous éprouvons le < changement >.
D’un autre côté nous le pensons au moyen des catégories temporelles signifiées par des adverbes et des prépositions : demain, aujourd’hui, hier, tôt, tard, avant, après, jadis et naguère…
Ce qui s’écoule n’est donc pas le temps.
Le temps < n’existe pas >. Il manque à être. Ce qui existe, c’est notre expérience des passages. Le passé, le présent, l’avenir sont des < formes > ; des modes de notre représentation du changement. Car notre vie psychologique, notre < durée > ( Bergson ) est bien l’expérience continuée d’un écoulement, la succession irréversible de nos états de conscience.
Expérience du changement qui affecte la supposée < substance-sujet >, concept qui se décline d’après une série d’acceptions jalonnant toute une histoire :
-fond concret du sujet d’ inhérence, support des accidents, c’est-à-dire des propriétés observables ( au sens de l’Ecole );
-chose qui existe de telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister ( unique selon Spinoza ou multipliée à l’infini selon Leibniz );
-ligne d’univers ( Whitehead / Ruyer ) ;
-ou encore complexe non récurrent de qualités sensibles en regard de la science contemporaine ( Russell )
Forme verbale, réalité nominale, le temps ne possède pas de < nature >.
Il ne s’écoule donc pas.
< Idéalité > et non pas réalité empirique, il est ce < par quoi > nous éprouvons et nous pensons ce qui s’ écoule ( cf Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale ).
faut-il vivre avec son temps ?
< Falloir > est un verbe de modalité.
Il exprime la nécessité, la contrainte ou encore l’obligation morale.
< Temps > est ici une notion synonyme d’ère, d’âge, d’époque.
On ne saurait échapper à la contingence d’une naissance.
< Exister >, c’est apparaître ici et maintenant, c’est être < avec-autrui >, c’est être contemporain -catégorie existentiale selon Heidegger.
On est fils ou fille de son temps.
Culture, société, usages, coutumes, moeurs, préoccupations, calendriers, modes et pensées, langages, travaux, divertissements, idéologies, visions et hallucinations collectives nous enveloppent et nous cernent, nous scarifient et nous gouvernent.
Selon le préjugé sociétaire il faut être de son temps. Par solidarité et par devoir.
Despotisme du calendrier, civil, scolaire, religieux, festif… Règne sans partage de l’horloge.
La grégarité, l’imitation, la morale sociale prescrivent l’obéissance aux normes admises, aux évidences, aux clichés dominants, à la transcendance de la < conscience collective > ( Emile Durkheim )
Bien peu en prennent conscience.
Le nombre est encore moindre de ceux qui apprécient, évaluent et jugent sereinement l’époque et les circonstances où le hasard les a fait naître.
Le < libre esprit > vit avec son temps -comment faire autrement ?- mais il n’appartient pas à son temps.
Il n’ appartient qu’ à lui-même.
Evoluant dans son jardin, discret voire clandestin, il crée et cultive sa propre durée.
Peut-on échapper à son temps ?
Question de pragmatique, de technique existentielle, qui succède logiquement au ‘pata koan précédent.
Solution aristotélicienne, authentique modèle à l’usage du ‘pataphysicien, et absolument amorale au sens moderne, au sens judéo-chrétien, au sens de Kant la < prudence >. ( cf Aristote, Ethique à Nicomaque 6.5. )
*
La prudence ‘pataphysicienne est une vertu, une habileté.
Elle ne délibère ni de l’impossible ni du nécessaire.
Vouée au possible et à la contingence, elle est capacité à délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour elle-même et d’une façon générale. Elle consiste notamment à examiner avec soin les choses conduisant à la sérénité.
La condition de cette sérénité étant le détachement, le libre esprit adopte généralement, en regard des contraintes et des obligations de son temps, l’attitude intérieure du < retrait > et du < dégagement >, quand bien même il participerait à tel ou tel scénario sociétaire par lui librement choisi.
Ne serait-ce que pour mieux étudier son époque.
Voir la Figure de l’Unique ( Max Stirner ) ou celle de l’Anarque ( Ernst Jünger )
Il échappe donc d’une certaine manière, discrètement et par disposition intérieure, à son temps.
Quoique physiquement il ne puisse évidemment s’en distraire.
Est-il raisonnable de lutter contre le temps, contre son temps ?
On ne < lutte > pas contre le temps. On lutte contre les outrages du temps.
Ou plutôt contre les effets du changement : déceptions, frustrations, chocs, altérations, maladies, vieillissement.
Retarder l’échéance, donner le change, il faut assurer l’illusion de la perpétuité.
Est-ce bien raisonnable ?
C’est techniquement possible -du moins relativement.
Une bonne hygiène de vie, le souci de sa santé, des soins adaptés, une diététique rigoureuse, un optimisme robuste contre vents et marées, le choix judicieux de relations favorables, et un solide mépris des contingences de l’existence constituent les armes adaptées à un combat toutefois perdu d’avance.
Le pari est absurde. Il est cependant possible -pour un temps- de relever le défi de l’absurdité.
Le puritanisme religieux peut mépriser le corps, condamner les artifices esthétiques et les interventions de la médecine.
Le mystique vise à l’éternité. Concept théologique, idée spéculative : l’ homme, tombé dans le temps, doit alors s’efforcer de dépasser le temps.
Il en va de son salut.
On ne lutte pas davantage contre son temps.
L’esprit avisé en prend la mesure. Il toise son époque ; il l’étudie, il en jouit et, imperturbable, il la quitte en toute connaissance de cause.
Il emploie donc son temps du mieux qu’ il le peut.
En oisif décidé, en réfractaire, sans nul souci de sempiternité ou d’éternité.
Les yeux bien ouverts, dans le présent des < opportunités > qui s’offrent à lui.
Prendre son temps, est-ce le perdre ?
Comment peut-on < perdre son temps > ?
-< Prendre son temps >, c’est le mesurer, le maîtriser, le contrôler, l’affecter à un projet bien défini après délibération selon les exigences de la < prudence >.
Cette politique de l’existence qui écarte selon Aristote aussi bien l’impossible que le nécessaire, parmi les aléas de la contingence.
-< Prendre son temps >, c’est aussi le retarder, le ralentir, le suspendre…
C’est également flâner… vagabonder… arrêter la fuite de la jouissance par < la promptitude de la saisie > dit Montaigne ; < rendre plus profonde et plus pleine la possession du vivre > cette clef de l’Art de vivre…
Seul le maladroit gâche et perd son temps, ce capital que les Nornes nous accordent chichement.
Misère de l’affairement de l’excitation, de l’urgence…
Il n’y a pas de temps à perdre quand on se plaît à ce que l’on fait.
Il n’y a que du temps à jouir.
Le temps de l’oisiveté, le temps de la < douce lenteur > ( Kundera ) qui refuse la précipitation.
Celui qui nous donne le plaisir, la volupté, la joie.
Est-il juste de dire que seul le présent existe ?
-Retour à saint Augustin ( Confessions )
Il n’ y a pas trois < temps >, le passé, le présent, le futur.
Il y a le présent de ce qui fut et de ce qui n’est plus, la réminiscence ou le souvenir ; le présent de ce qui est et de ce qui passe, la perception attentive ; le présent de ce qui sera et de ce qui n’est pas encore, l’anticipation.
-Retour à Merleau-Ponty ( Phénoménologie de la perception )
Le < passé > est un ancien avenir et un présent récent ; le < présent > est un passé prochain et un avenir récent ; l’ < avenir > est un présent et un passé à venir.
Nous ne vivons qu’au présent. Toute conscience se conjugue au présent.
Mais nous pensons parmi les traces, les signes, les souvenirs, les vestiges. Et aussi parmi les projets, les visions et les chimères ; nous anticipons.
< Ce qui fut > demeure… d’une certaine manière -à la condition de notre interprétation.
Réminiscence, mémoire, enquête historique, roman, annales, biographie… autant de tentatives pour restaurer un présent qui fut et qui n’est plus.
Autant de conduites de récit, vaines en apparence car partielles et partiales. Mais pourtant suggestives.
< Ce qui sera > est effet d’imagination, de rêverie, d’hallucination ou projet, espoir, projection rationnelle de futurs possibles, futuribles ou utopie.
Le < passé > existe comme ensemble de mémoires incarnées dans mon corps, habitudes, mémoire sociale et culturelle dont je suis imprégné.
Et les morts gouvernent les vivants ( A. Comte )
L'< avenir > existe enfin comme idée régulatrice de mes initiatives actuelles, comme finalité rétroactive orientant mon présent ( R. Ruyer )
Pourquoi revenir sur le passé ?
Par dégoût du présent, par nostalgie, par regret, par remord.
Par curiosité.
Afin d’en dégager des leçons.
Pour solder la < mémoire > ou honorer les disparus…
Mais revient-on vraiment sur < le passé > ?
Le passé est écho, réminiscence, fantasme et / ou effet d’ une conduite de récit.
Souvenir ou étude d’historien, il est reconstruction. Jamais < résurrection > ( Michelet )
Car le passé -à venir- n’existe que dans… le futur d’une reconstruction de ce qui fut et de ce qui n’est plus.
L’étude du passé rend-elle le présent plus étrange ou plus familier ?
Ce qui est familier cesse-t-il d’ être étrange au motif qu’il est reconnu ?
En fait, tout ce qui est demeure < singulier > au deux sens du mot : particulier et étrange.
La connaissance est reconstruction et interprétation.
La chose est indicible. Mais matière à bavardage, à thèses, à gloses.
Il n’ y a pas de commune mesure de l’événement, de l’éprouvé, et du connu.
Excepté pour la naïveté.
Quant à la valeur de l’analogie entendue comme outil d’intelligibilité, elle est au moins problématique.
Et la transposition d’une situation historique semble un leurre.
L’ < histoire > n’est sans doute qu’une fiction de fictions ; au mieux, mais pourquoi pas, un genre littéraire.
Pas même un mensonge utile ?
Peut-on prévoir l’ avenir ?
< Prévoir >, c’est apercevoir par avance.
Ce qui est l’apanage des dieux ou de la providence.
Pensée mahométane : le dieu lit la succession des événements sur le grand livre des destinées.
L’Histoire… sainte n’est alors qu’un interminable jugement analytique.
C’est prétendre découvrir le conséquent préformé dans ses antécédents.
Mythe rationaliste du principe de raison suffisante.
C’est plus modestement dégager les < futuribles > par projection de l’analyse des tendances d’un passé récent.
< Savoir, afin de prévoir pour pouvoir > écrit A. Comte.
On voit que la contingence de la < prévision > s’oppose à la < prédiction > -anticipation par lecture et interprétation des signes- qui n’est fondée sur aucune loi vérifiée ni sur aucun lien nécessaire ou invariable entre les causes et les effets.
Le < présent > seul existant, l’ < avenir > est voué à rester effet d’imagination, fantasme, vision, chimère, utopie, fiction, hallucination.
Anticipation rationnelle parfois mais jamais perception.
Peut-on échapper au temps ?
< Exister > , c’est faire une double expérience.
C’est être conscience dans le temps et conscience du temps.
Suis-je immergé dans la durée ? ou puis-je, relativement, m’en évader ?
- Pour l’idéaliste ( Kant, Lagneau,Valéry ) ce qui emporte, le temps, est distinct de ce qu’il emporte et qui lui échappe : la conscience du temps.
Je change… mais je réunis par mon jugement la succession des changements qui m’affectent.
Le changement n’est donc pas absolu. S’il l’était, les changements successifs, étrangers les uns aux autres s’ignoreraient absolument.
Le jugement sur le temps est jugement hors du temps.
Et le mystique ( Plotin ) d’enchérir et d’affirmer l’intemporalité de la pensée…
Par la conscience j’échappe au temps. Elle est un minimum d’éternité.
Voire -dans la tradition chrétienne- expérience de l’Eternel :
extase…
Ainsi :
< … s’arrêter à la contemplation de ce Dieu tout parfait, (de) peser tout à loisir ses merveilleux attributs, (de) considérer, (d’)admirer et (d’)adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre. > Descartes, Méditation 3.
- Tandis que l’empiriste ( Russell ) affirme que toute conscience du temps est… événement, n’est qu’événement, dans le temps et par le temps -ici et maintenant. Jamais hors du temps…
- Le physicien contemporain enfin, en relativité générale, prolonge et précise l’empirisme philosophique.
Il abandonne le concept métaphysique de temps absolu ( Newton ) et définit < l’espace-temps > -toujours local- comme l’ensemble des événements survenant dans un champ de masse gravitationnelle donnée -parmi lesquels… les événements de la pensée.
En conséquence de quoi l’expérience toute psychologique de la durée elle-même ( Bergson ) -comprise comme l’intuition de la succession de nos états de conscience-, ne saurait échapper à l’espace-temps, à < notre > espace-temps….
< O ma tête, ma tête, ma tête – toute blanche sous le ciel de soie! – Ils ont pris ma tête, ma tête- Et l’ont mise dans une boîte à thé .>
Alfred Jarry, les Minutes de Sable Mémorial.
La mémoire. L’oubli n’est-il qu’une défaillance de la mémoire ? Oublier, est-ce la condition de la vie humaine ? Y a-t-il une vertu de l’oubli ? Y a-t-il un devoir de mémoire ? La tradition est-elle un obstacle à la nouveauté ? Un peuple sans mémoire est-il un peuple libre ?
L’oubli n’est-il qu’une défaillance de la mémoire ?
Du point de vue psychologique la < mémoire > désigne l’ensemble des fonctions par lesquelles le sujet prend conscience de son passé :
enregistrement ou fixation, conservation, rappel ou évocation, reconnaissance, chronologie et localisation des souvenirs.
L'< oubli > est l’effacement habituel des souvenirs, l’impossibilité momentanée du rappel, le manque de reconnaissance.
Quelle est l’origine de ce défaut de mémoire ?
L’insuffisante fixation, la fatigue, la sénescence, l’événement traumatisant sont les sources les plus fréquentes engendrant mécaniquement la défaillance de la mémoire, voire l’oubli pathologique, l’amnésie et ses différentes variétés.
Pour les Freudiens, théorie spéculative de l’appareil psychique à l’appui, l’oubli < fait sens >, il est sens. A l’insu de la conscience du sujet. Il est la marque du dynamisme de l’inconscient psychique et l’effet notoire du refoulement du désir.
L’oubli comme l’acte manqué ou le lapsus ne seraient pas accidentels, ils seraient des actes psychiques symptomatiques et significatifs, des intentions ou des tendances inconscientes.
-On peut néanmoins légitimement douter de la pertinence du concept d’ < intention inconsciente >.
En mettant l’accent sur la discontinuité de la vie psychique ( cf G. Bachelard, La dialectique de la durée )
La disparition, la mort, le néant sont immanents à l’expérience psychique.
Et contrairement aux allégations freudiennes en quête d’intelligibilité de l’oubli, il faut ici évoquer le mécanisme et le hasard ( cf Alain ) voire l’entropie.
Il y a de l’inintelligible et de l’irrationnel dans le cours de la vie psychique.
Oublier, est-ce la condition de la vie humaine ?
Hypothèse paradoxale.
Le sens commun constitue l’ < oubli > en défaut, manque, carence. Le souvenir et le rappel seraient les conditions de l’adaptation et du succès.
Le mélancolique, le nostalgique, le narrateur proustien valorisent également la ruine, le vestige et le souvenir, les paradis perdus.
Le névrosé n’oublie jamais. Comme le martyr il porte les stigmates de ses obsessions.
Ni plus ni moins que le moraliste qui établit la < Mémoire > en objet de culte dont il fait pour autrui un devoir.
Le prêtre célèbre l’ Evénement-source comme Avènement, comme Origine de son calendrier liturgique.
L’historien prétend connaître le passé voire même parvenir à sa résurrection intégrale ( par exemple Michelet )
En sens contraire, le nietzschéen met l’accent sur une bonne hygiène de la mémoire dont l’oubli bien compris constituerait le ressort existentiel.
Pas une touche sur le clavier du temps n’est méprisée du libre esprit qui ne dédaigne aucune des possibilités que la vie psychique lui propose.
Y a-t-il une vertu de l’oubli ?
Suite de l’interrogation précédente…
Le vécu psychologique est envisagé dans sa dimension morale :
-valorisation de l’habitude comme mémoire incarnée et condition de l’excellence ( Aristote ) ;
-affirmation chrétienne des prescriptions contraires du Témoignage et du Pardon ;
-signe d’ une bonne hygiène intellectuelle et refus du ressentiment comme de la vengeance ( Nietzsche ) ;
-compulsion obsédante et obligation inquisitoriale du devoir de mémoire…
Telles sont les familles d’attitudes qui répondent à la problématique.
Sans doute serait-il préférable de préserver, du mieux que nous le pouvons, nos facultés complémentaires de mémoire et d’oubli.
Y a-t-il un devoir de mémoire ?
Il y a une contrainte naturelle de l’oubli.
Effet ontologique du changement, physique, biologique et psychologique de l’altération naturelle des êtres et des choses.
Fatigue, vieillesse, âge, stress, choc émotif, trouble mental…
Il y a un < effort de mémoire >.
Qu’ il y ait un < devoir de mémoire > est une injonction indémontrée et sans fondement.
< Qui > affirme le devoir, affirme… l’obéissance.
Cependant, < quel > est celui qui ordonne et < au nom de quoi > l’ordonne-t-il ?
Injonction n’est pas raison.
< Je > déclare le devoir social de mémoire et de commémoration. Enoncé performatif.
-On peut opposer au prétendu < devoir de mémoire > :
-les bornes naturelles de la finitude, les limites de la capacité de rappel ;
-le pardon, attitude mystique ;
-la prescription juridique, attitude politique justifiée par la volonté d’assurer la paix civile en évitant d’entretenir les vieilles plaies du passé ;
-la discipline de l’oubli volontaire, attitude nietzschéenne de diététique mentale.
Quant au sujet avisé, sa mémoire est sélective et orientée par son bon plaisir.
Mais toujours prudent au sein du commerce des hommes, il se méfie des prescripteurs bien pensants du < devoir la mémoire >.
La tradition est-elle un obstacle à la nouveauté ?
Conflit reconduit et récurrent des Anciens et des Modernes…
< Tradition >, c’est transmission. Par voie orale, écrite ou par les actes.
Transmission de l’héritage de la civilisation ( coutumes, croyances, institutions, souvenirs, légendes, histoire, etc.)
< Tradition >, c’est aussi un concept spéculatif, la < Tradition >, objet de vénération, de culte, épiphanie du Sacré.
Le passé devient référence absolue ( cf René Guénon )
D’où le conservatisme, l’esprit réactionnaire, fondamentaliste, intégriste, sectaire.
La < Nouveauté > peut être, elle aussi, figurée en allégorie devenue idole et objet de culte social, pierre de sacrifice :
< du passé faisons table rase >…
Innovation, invention, création, modernisme, postmodernisme, révolution permanente, éducation permanente, recyclage… autant d’ aspects sémantiques du devoir de nouveauté, du fétichisme de la nouveauté.
Pièges du < futurisme >.
De ces deux cultes opposés, il est possible de se garder…
Un peuple sans mémoire est-il un peuple libre ?
Problème du rôle de la mémoire dans la constitution et la permanence identitaire d’un peuple.
-Qu’est-ce qu’ un < peuple > ?
Une communauté de sang ? de langue et de culture ? une association de citoyens jouissant des mêmes droits et obéissant aux mêmes devoirs au sein d’une unité politique donnée ? ou encore l’ ensemble de ces déterminations ?… ( voir Renan )
Question âprement disputée et génératrice de véhémentes polémiques.
-Qu’est-ce qu’ < un > peuple ?
< Tout ce qui n’est pas un être n’est pas un être >, affirme Leibniz..
L'< identité > est un principe de logique ; la < substance >et la < permanence > sont des catégories ontologiques qui ressortissent à la métaphysique.
Et c’est < la mémoire > qui assurerait la supposée permanence de la prétendue substance que constituerait un peuple…
Comment ? par la tradition, par la transmission de la conscience collective au moyen de l’éducation, par la langue, la commémoration… la repentance périodique, les institutions, les lois.
Et ce peuple de maintenir cette identité, ce < soi > largement fantasmé, jusqu’ à la folie parfois.
D’où, fréquemment, la paranoïa identitaire communautariste.
-Qu’est-ce qu’un < peuple libre > ?
La < liberté > signifie ici ce qui n’est pas contraint. Ce qui possède en soi son principe d’autodétermination.
Dans le contexte de droit naturel où s’effectue la rivalité des peuples devenues puissances.
Politiquement, être libre pour un peuple c’est pouvoir être soi. Vis à vis des autres peuples.
C’est pouvoir affirmer son être.
Mais moralement, au sens de l’universalisme de Kant, un peuple serait libre à la condition de n’en point opprimer un autre, à la condition de respecter les prescriptions du droit de la Raison.
A la condition de subordonner sa politique aux exigences de l’ Idée d’ < Humanité >.
De ce fait il n’y aurait qu’un peuple libre, l’espèce humaine, l'< Humanité > regroupée en Fédération.
Selon les rêveries de l’Abbé de Saint-Pierre et d’après la Charte des Nations-Unies.
Mais subordonné de fait… à la loi mosaïque, à la loi chrétienne réformée, et à sa forme laïcisée, la religion des < Droits de l’Homme >.
-Le ‘pataphysicien quant à lui -à en rester au seuil de la ‘pataphysique-, est athée ou agnostique, individualiste et libertaire. Anarque.
Il n’obtempère ni à la prétendue < souveraineté populaire > qui n’est qu’une fiction politique et idéologique, ni à la démagogie des tribuns qu’il tient ironiquement à distance, ni à la tyrannie sauvage de la populace.
Pas plus qu’il ne souscrit au despotisme axiologique des morales universalistes.
C’est pourquoi, pour son particulier, il ne confère aucune valeur à l’ idée de < Peuple libre >.
L’existence, la mort. la pensée de la mort a-t-elle un objet ? peut-on triompher de la mort ? faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ? faut-il apprendre à mourir ? pourquoi craindre la mort ? < La vie a-t-elle un sens ? > , cette question a-t-elle un sens ? L’existence précède-elle l’essence ?
la pensée de la mort a-t-elle un objet ?
Le mythe, le conte, la nouvelle, le poème symphonique, l’image… constituent la < mort > en thème de leur représentation.
De quoi parle-t-on quand on parle de < la mort > ?
-En premier lieu de la mort des autres :
on meurt, ils meurent; mort anonyme, mort en troisième personne ( W. Jankélévitch )
-Puis du deuil cruel qui me ravit mes proches, ceux qui me sont chers.
Expérience de l’amputation, de la déchirure.
Expérience de l’horreur. Effet de disparition, d’annulation. Incompréhensible rupture qui échappe à toute interprétation.
Tragédie absolue, pensée du désastre.
Révélation ontologique de la < contingence > et de la < précarité > de tout existant.
Fragilité impensable des êtres et des choses.
Ainsi : < Nous sommes dus à la mort, nous et nos choses > ( Horace )
Secret à ne jamais révéler aux vivants, ainsi que le montre la Barbe bleue ( Les frères Perrault )
-Je peux enfin évoquer < ma > mort, cet événement singulier, cet hapax ; cependant que je ne peux en avoir l’expérience directe mais seulement oblique, biaisée.
Peut-être aurai-je néanmoins l’expérience de mon agonie, de ces derniers moments de lucidité qui précèdent mon décès.
Si je meurs de mort naturelle. Si la conscience de cette agonie ne m’est pas dérobée par l’accident ou l’ extrême souffrance ou encore par l’ indiscrète sollicitude d’autrui.
Voire par l’acharnement thérapeutique de praticiens zélés…
La conscience est une fonction ainsi que le privilège du vivant ; la mort est le sarcophage -ce qui ronge les chairs- du défunt ( selon l’étymologie : celui qui n’a plus de fonction )
La pensée de la mort est donc extérieure à son objet.
Cet étrange objet qui n’est qu’un objet de pensée, une représentation plus ou moins émouvante.
Voire un complexe de fantasmes ( cf Epicure, Lucrèce )
Paradoxe de la pensée de la mort qui a bien un objet mais qui est privée de référent.
< Penser la mort > est donc occasion de méditation sur l’être, sur le changement, sur l’entropie, sur la finitude, sur la discontinuité et la catastrophe.
Sur la tragédie. Sur cet événement extraordinaire et banal auquel il n’est pas en mon pouvoir d’ échapper.
Pensée métaphysique.
< Penser la mort >, c’est aussi relever ses mises en scènes, ses rituels, les images et les symboles qui l’accompagnent.
Pensée de la perte, du supplice, de la dilapidation, de la part maudite de l’existence (Bataille)
Pensée anthropologique.
< Penser la mort >, c’est enfin dégager une leçon de ténèbres désenchantée, c’est en déduire les conséquences existentielles adéquates à une existence plus disciplinée, plus surveillée, mieux maîtrisée.
Autoédification.
Peut-on triompher de la mort ?
Pompes, fastes et solennité… Langage militaire.
Rodomontade du martyr qui s’exclame : < Mort, où est ta victoire ? >.
*
La médecine peut prolonger -relativement- la vie, préserver la santé.
Elle ne saurait vaincre la mort. Elle n’assure ni la perpétuité, ni la sempiternité.
L’éternité lui échappe.
La science n’a pas la mort pour objectif, mais la vie.
La religion en fait un mystère ; la philosophie, un problème…
*
Le suppôt désabusé la toise et se tait.
Vérifiant assez humoristiquement l’adage populaire : tout vient à temps à qui sait attendre.
Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
Typologie des attitudes existentielles relatives à l’expérience de la mort :
-l’abrutissement de l’inconscience ;
-la fuite dans le < divertissement > ( au sens pascalien ) ;
-le refus spinozien de l’angoisse et l’amour résolu de la vie ;
-les méditations égyptienne, pythagoricienne, platonicienne puis chrétienne qui la constituent en passage obligé du salut spirituel ;
-le dédain d’Epicure ;
-la fréquentation du risque et la lutte comme épreuves anthropogènes de la < reconnaissance > et de l’histoire humaine selon Hegel ;
-l’ < exercitation > de Montaigne qui la transmue en occasion de sagesse bien comprise.
A chacun selon sa pente…
Mais puisqu’ il nous faut mourir, autant ne pas décéder sot.
Faut-il apprendre à mourir ?
Apprendre, c’est expérience.
La mort de l’autre est pour moi l’occasion d’une intuition, celle du < grand passage >.
Qui est aussi perte de l’innocence, de la naïveté, de l’ignorance par la prise de conscience de la finitude.
Elle est reconnaissance d’un fait biologique irréductible.
Elle est révolte scandalisée, résignation ou consentement.
*
Faut-il apprendre à mourir ? -< Apprendre à mourir >, vivre ma mort, certainement pas. C’est impossible. La mort, pour le vivant n’est que représentation, perception, affects, fantasmes, hallucination…
-< Apprendre à vivre > avec pour compagne fidèle la pensée de la mort, c’est possible. Et pour certains, c’est la condition paradoxalement nécessaire à leur tranquillité d’esprit, à la sagesse même, à < l’ataraxie > ( Epicure, Cicéron, Sénèque, Montaigne )
Le libre esprit la maintient à distance autant qu’il le veut et autant qu’il le peut ; il ne la perd pas de vue. Il l’attend et la guette… du coin de l’oeil.
Pourquoi craindre la mort ?
La < crainte > est le sentiment qui accompagne la perception d’une menace objective diffuse, souvent mal définie mais certaine.
Inquiétante étrangeté.
Dans le cas de la mort cette menace est toujours vérifiée.
Et notamment par les signes et les scènes de sa représentation : la Faucheuse, la Fossoyeuse, la Camarde sont causes d’insupportables affres ; l’agonie nous tourmente ; le cadavre, la dépouille, le linceul, le suaire d’ensevelissement, le glas des obsèques, la solitude des nécropoles et des catacombes, les ossuaires, les charniers mis à jours suscitent notre effroi et notre épouvante.
Mais cette menace est moins un fantasme que la certitude d’un événement lointain, puis rapproché, puis imminent, enfin… incontournable.
La < pensée de la mort > est l’ occasion d’un bilan. La prise de conscience de ce qu’elle me dérobe, de ce que je chéris. Le deuil est cruel mais aussi il est révélateur de mes faiblesses, de mes affections.
Massive, la mort me ramène à la fragilité des êtres, à la précarité des choses ; admonition, elle me rappelle à l’ordre du < néantissement > ( Heidegger, Introduction à la métaphysique ) puis enfin à la certitude de l’anéantissement.
Redoutable rappel au… désordre des choses qui m’ est donné sans intention ni professeur, sans volonté d’édification
< La vie a-t-elle un sens ? >, cette question a-t-elle un sens ?
Piège d’une réflexivité apparente due à la complexité sémantique, à la polysémie de la notion de sens.
Direction, perspective téléologique et valeur dans la première proposition : concept axiologique et/ou cosmologique ; signification, terme logique dans l’ interrogation seconde.
< La vie a-t-elle un sens ? >, est une question spéculative.
Qu’est-ce que la < Vie > ? Une idée de la raison pure, un fantasme, une métaphore poétique…
-Poser la question du fonctionnement du < vivant > enveloppe par contre maints problèmes à caractère scientifique.
L’existence précède-t-elle l’ essence ?
-< L’existence > désigne le fait d’être en soi, indépendamment de l’essence, donc de toute connaissance possible ; le fait d’être donné comme réalité nécessaire -dieu ; ou comme ligne d’univers, réalité contingente dans une expérience externe -les choses corporelles qui existent ou interne -le cogito ; ou encore comme réalité hypothético-déductive d’ordre mathématique.
Elle signifie enfin pour une manière d’être propre à l’existant humain, celui qui projette un monde dans lequel il existe.
-< L’essence > désigne tout ce qui appartient à la possibilité d’une chose, ce qui la rend intelligible sans que cela implique nécessairement l’existence.
Elle désigne -dans le langage de l’Ecole-, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est en tant que formant son fond distingué de ses modifications accidentelles.
Elle constitue donc la nature d’un être comme distinct du fait d’ être.
-< Précéder >, c’est être auparavant… puis l’emporter sur.
-Postuler à la manière des existentialistes que l’existence précède l’essence, c’est postuler ontologiquement qu’il n’y a pas de nature ou d’essence humaine mais une condition ou une situation, donnée, contingente, sans justification ; c’est affirmer subsidiairement l’incommensurabilité de l’être et du connaître, de l’existence et de l’idée.
-On remarquera cependant la contradiction.
Dire que l’humanité n’a pas d’essence, c’est définir néanmoins cette humanité ; c’est lui reconnaître l’existence comme attribut principal de sa définition; c’est affirmer la contingence comme sa détermination nécessaire
C’est donc bien l’affecter d’une essence négative : celle de n’en pas avoir.
-A noter que pour le sujet averti, -le concept d’ < essence >, pure fiction signifiée par un mot, étant inintelligible-, la question de savoir si l’existence précède l’essence est également dépourvue de sens.
L’histoire et l’historien. Faut-il avoir vécu un événement pour le comprendre ? A quoi reconnaît-on qu’un événement est historique ? – Le fait divers. Le rôle de l’historien est-il de juger ? L’historien peut-il être objectif ? L’historien peut-il se détacher du présent ? L’histoire peut-elle justifier le mal ? Ce qui appartient à l’histoire est-il par là même inactuel ? Faut-il renoncer à l’idée que l’histoire possède un sens ? L’histoire est-elle ce qui arrive à l’homme ou ce qui arrive par l’homme ? Comprend-on mieux ce dont on connaît l’histoire ? L’étude de l’histoire nous conduit-elle à désespérer de l’homme ? L’histoire connaît-elle sa fin ? L’Histoire n’est-elle qu’une succession d’accidents ?
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-Qui doit écrire l’histoire ? l’appel < Liberté pour l’histoire >.
-‘Pataphysique de l’histoire ( Raymond Queneau ) cf: Mouchons la chandelle.
Faut-il avoir vécu un événement pour le comprendre ? Un < événement >, -« ce qui s’est passé, ce qui est advenu »-, est un faisceau de circonstances, un cas, un < fait > qui fait relief, qui attire l’attention par quelque caractère singulier. Il est d’expérience, de rencontre et toujours pour une conscience.
C’est une construction dans laquelle < fait > et représentation sont indissociablement mêlés.
-< Expliquer un événement > -eventus-, c’est le situer comme résultat ou issue d’une chaîne de causalités qui en constitueraient comme la raison suffisante.
-< Comprendre un événement >, c’est le rapporter à des intentions et à des fins. C’est prétendre en saisir le sens et la portée.
Le fait d’être acteur, protagoniste ou témoin de l’événement serait une condition nécessaire voire suffisante à sa compréhension. La sincérité d’une relation n’interdit cependant ni la méprise, ni l’illusion, ni le simple défaut de mémoire. Elle n’enveloppe pas non plus l’objectivité qui est d’ailleurs plus un idéal, une valeur, qu’un attribut effectif de la connaissance, notamment de la connaissance historique. Et cette valeur n’ est elle même qu’une < idée régulatrice > de la raison explicative du chercheur s’efforçant de parvenir à l’ intelligibilité supposée de l’événement en question.
L’historien est-il le plus à même de < comprendre l’événement > ?
Il n’y participe pas ; aucune sympathie ni aversion a priori ne doivent en principe altérer son étude ; il refuse la participation affective comme il se méfie de la projection par contamination idéologique des conventions et des préoccupations de son époque.
Il s’efforce de n’ être < d’aucun temps ni d’aucun lieu > ( Fénelon ) Mais cet impératif méthodologique est-il autre chose qu’une impossible gageure ?
L’événementiel peut-il échapper aux postulats plus ou moins conscients d’une grammaire interprétative ? L’enquête historique ne saurait être < la résurrection intégrale du passé > ( Michelet )
-Le dilemme est donc celui ci :
choisir entre le discours du protagoniste, du témoin, voire du mémorialiste, parole spontanée, -au plus près du « réel », de ce qui s’est passé-, mais dépourvue de toute fiabilité ; ou n’accepter que le récit objectif de l’historien positiviste qui substitue la reconstruction du fait à l’immédiateté évanouie d’ un événement à jamais inconnaissable.
Misère de la logique, confusion de l’existence…
A quoi reconnaît-on qu’un événement est historique ?
On demande quels sont les signes distinctifs, les critères qui permettent de discriminer parmi les faits de l’événementiel, les événements < notables >, ceux qui se distinguent de l’ordinaire et de la banalité et sont pour cette raison qualifiés d’ » historiques » ( avènements, couronnements, batailles, massacres et génocides, traités, pactes, conventions d’accord, inventions… ).
Indépendamment des effets inducteurs dont il peut être la source, un événement est moins notable en lui même qu’il n’acquiert, dans certaines circonstances, ce statut d’un groupe dont il reçoit son sens, sa valeur et sa portée.
Or tout événement singulier -< hapax >- est susceptible d’être l’objet d’ interprétations diverses qui le constitueront en fait notable, remarquable, extra-ordinaire, digne de demeurer dans la mémoire des hommes -donc identifié comme « historique ».
Susceptible d’entrer dans le réseau et le « cercle » de l’ herméneutique indéfinie, celui du conflit des interprétations ( Cf Gadamer, Ricoeur ).
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Le < fait divers >. Le fait divers est le récit d’un événement ainsi qualifié parce qu’il se situe en dehors des catégories de classification habituelles des faits :
économie, politique, sport, culture, actualité mondiale… Il est circonstanciel et local. Particulier et inattendu, surprenant, « singulier », parfois monstrueux, son niveau ontologique est celui de l’ < accident >. Analogue en ceci du « miracle » selon Hume. Souvent malheureux, voire tragique, il exprime assez fréquemment une < déviance > par rapport à l’ordre social.
Il possède alors un fort coefficient de < scandale >. Nourriture psychique et inducteur poétique, il nourrit aussi bien le commérage que la production romanesque. Il possède alors une fonction psychologique ou esthétique de divertissement.
Le rôle de l’historien est-il de juger ?
L’enquêteur ( Hérodote ), le mémorialiste ( César, Commynes, Retz, Saint-Simon, De Gaulle, Churchill, Kissinger… ) relatent et interprètent.
Ils témoignent d’après leur expérience de l’événement vécu et représenté. Leurs appréciations et leurs évaluations sont subjectives, orientées.
Le romancier historique ( Dumas, Waltari, Yourcenar… ) recompose les faits d’après l’ordre fictionnel de son intrigue. Il ne juge pas ; il prend parti en toute conscience d’après ses préférences, ses goûts et ses aversions.
L’historien positiviste ( Thucydide, l’Ecole des Annales ) analyse et explique l’événementiel en fonction des lignes causales et du jeu des structures temporelles qu il relève dans la genèse des événements. Il propose des < synthèses explicatives >. Il refuse par principe le jugement de valeur.
Le philosophe de l’histoire ( Joachim de Flore, Bossuet, Condorcet, Vico, Hegel… ) spécule à l’instar du théologien. Il bâtit un < grand récit > aussi imaginaire que cohérent et plausible.
Il substitue son palais de figures, d’images et d’intuitions à la lecture objective des faits.
< Juger >, c’est d’une part un acte de la pensée par lequel nous prenons conscience du rapport entre des choses, des faits ou des idées ; c’est d’autre part l’assertion qui pose la vérité de ce rapport.
Mais juger, c’est aussi et surtout émettre une sentence, dire le droit. Ni juge ni témoin, mais parfois appelé par le magistrat à l’audience pour expertise, l’historien peut à la rigueur déposer.
Que vaut cette déposition ?
L’historien peut-il être objectif ?
< L’objectivité > définit une méthode et une valeur.
-En tant que méthode, elle caractérise l’investigation scientifique qui prétend s’affranchir de la sensibilité subjective par l’observation et par l’ expérimentation ( établissement des faits, énoncé des lois )
Toutefois la connaissance scientifique atteint elle la connaissance absolue des choses ou s’accorde-t-elle seulement avec les données de l’expérience ( Kant, Comte )?
L’enquête historique, la < connaissance du passé humain > ( R. Aron, H.I. Marrou ), prétend elle aussi à la connaissance rationnelle ( Etablissement des faits, critique des sources, procédures croisées d’authentification, analyse des archives, recherche de l’intelligibilité, mise en perspective des lignes explicatives tant causales que structurales, synthèses…)
Elle n’a pourtant accès ni à l’observation directe des faits ( passés ) ni à la vérification expérimentale de ses hypothèses. Reconstruction d’après des traces, elle est discours sur des discours, savoir de deuxième main, interprétation d’interprétations, reconstruction.
L’événement, l’époque… les objets / les outils conceptuels de son investigation sont plus imaginaires et fictifs qu’ils ne sauraient être empiriquement constatés. Le réel lui échappe ou il est reconstruit.
-En tant que valeur, l’objectivité définit un idéal d’impartialité.
L’historien peut-il être impartial ?
Quand bien même il aurait pleinement conscience du prisme déformant que constituent son époque, sa formation, sa méthodologie, celles-ci ne laissent pas d’orienter le choix de ses objets, de conditionner la possibilité de ses sources, de brouiller son étude, de gauchir son enquête.
L’historien ne saurait échapper à son temps, aux préjugés et aux évidences qui l’accompagnent ( Cf sur ce point : Paul Valéry, Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire )
L’historien peut-il se détacher du présent ?
< Se détacher du présent > est aussi impossible que prétendre se dégager du lieu que l’on occupe. Il n’y a pas d’ubiquité temporelle. L’astronomie exceptée, la seule manière de voyager dans le temps est… l’expérience mentale.
La réminiscence, le souvenir, la fiction littéraire sont les modalités d’une reconstruction d’un présent passé sur le mode de l’affect et de la conduite de récit. C’est dans le présent de son travail et sur la base de la rémanence psychique et de la trace ( archive ) que l’historien s’efforce de reconstituer le passé.
Imposible gageure cependant.
-L’historien est contemporain. Homme d’une culture, d’une époque.
Imprégné d’a priori, de préjugés et d’évidences ; autant d’écrans qui, l’attachant à son temps, interdisent relativement l’émancipation intellectuelle et l’objectivité.
L’histoire peut-elle justifier le mal ?
< La justification > est un terme de théologie : donner la justice de la grâce, justifier les pécheurs.
C’est également un projet philosophique : assurer la bonté de la création en prétendant concilier la liberté humaine et l’omnipotence divine ( cf la Théodicée de Leibniz et le « labyrinthe de la prédestination »).
Justifier, c’est aussi légitimer, fonder en raison les actes et les propositions selon les normes du juste et du vrai.
< Le mal > désigne d’après l’Ecole tout ce qui affecte physiquement ou moralement un individu : sa limitation essentielle ou finitude, mal métaphysique ; la souffrance de l’être intelligent, mal de peine ; le péché, mal de coulpe.
Prétendre que l’histoire pourrait justifier le mal, c’est substituer l’Histoire à la volonté de Dieu ou encore à la Nature ( Kant )
C’est légitimer la violence, la tragédie, l’horreur en subordonnant l’existence humaine à la réalisation d’un Plan, d’une » Cité des fins » ( cf saint Augustin )
Thème totalitaire, gnostique, hégélien ( l’Odyssée de l’Esprit ), marxien ( utopie de la cité terrestre réconciliée ), islamiste ( Califat universel )…
Immanence du sens à l’événement, confusion de la logique et de l’existence, négation de la contingence et du hasard, position d’ un cours et d’ une fin de l’Histoire devenue parousie et apocalypse.
Poésie spéculative, doctes visions. Redoutables conséquences…
( cf A. Camus, L’homme révolté )
Ce qui appartient à l’histoire est-il par là-même inactuel ?
Ce qui est < actuel > désigne ce qui est en acte et non pas en puissance, potentiel ou virtuel.
En sens contraire < l’inactuel > signifie donc pour la puissance, le potentiel ou le virtuel selon les modes de l’ éventuel, passé ou futur.
On demande si le passé est définitivement révolu ou s’ il se conserve d’une certaine manière. Alternative à deux hypothèses : effacement, définitif oubli, anéantissement ; ou au contraire rémanence, prolongement, latence, être en puissance. Etant entendu que le changement est propre à tout existant, le passé ne saurait demeurer tel qu’il fut en lui même et tel que la mémoire l’enregistra.
On demande enfin si < le passé > conserverait signification et valeur au regard de la conscience présente.
Telle est en effet l’illusion de la commémoration et de la pensée édifiante.
Tirer des leçons du passé enveloppe que ce < passé > éclaire le présent, qu’on puisse le comprendre pour l’y transposer, et qu’il suggère des exemples aux fins d’ imitation et d’ édification.
Conjecture plus qu’audacieuse…
Faut-il renoncer à l’idée que l’ histoire possède un sens ?
Concept spéculatif ( l’Histoire ) et attribut essentiel affecté à ce concept ( le sens comme direction et valeur )
< Histoire universelle > réglée par la Providence ( Bossuet ), par la Nature ( Kant ), par le fantasme du Progrès ( Condorcet ), par le Marché ( les Libéraux ), par les luttes de classes ( Marx ), par les conflits de Race ( Adolf Hitler ), par la Nation ( Renan / Maurras ), par la Compétence technocratique et la religion des droits de l’Homme ( Odyssée rationaliste de l’esprit selon Hegel, Kojève et la contemporaine nomenklature onusienne )… et plus récemment encore par le choc des civilisations ( Samuel Huntington )
Autant de » Grands récits « ( Lyotard ), autant de visions, de mythes, de doctes chimères. Autant de thèses à l’usage des dogmatiques et des sectaires.
Pensée herméneutique, hypostases, < réalisation > des catégories d’unité, de totalité, de rationalité, de systématicité. < Le réel est rationnel, le rationnel est le réel > ( Hegel ) Il y aurait une < raison suffisante > à l’explication de l’événementiel.
Confusion de la logique et de l’existence.
Refus de la contingence, du hasard, du chaos déterministe.
Histoire enfin qui s’adresse et parle aux initiés. Histoire ventriloque.
< Renoncer à l’idée que l’ histoire possède un sens >… Sans doute vaudrait-il mieux ne l’avoir jamais eue…
En effet : qu’est-ce que l’ < Histoire > sinon, selon le mot du grand Elizabéthain : < une fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien >.
L’histoire est-elle ce qui arrive à l’homme ou ce qui arrive par l’homme ?
Question académique : l’homme est-il < auteur > ou < acteur > de l’histoire ?
La subit il en tant qu’inconscient protagoniste ou la dirige-t-il selon ses propres plans en toute connaissance de cause?
Pour les dogmatiques raisonnant selon la méthode et les a priori de la métaphysique, le départ se fait entre les initiés ( Bossuet, Kant, Hegel, les Libéraux, Kojève et la caste des technocrates cosmopolites… ) et les masses aveugles qu’il convient de prêcher, d’enseigner et de diriger.
Paroles de Pédants. Certitudes de » ceux qui savent » ce que les autres ignorent et qui en conséquence ont pouvoir de leur commander légitimement.
Pour le sceptique et le libre esprit le problème n’a pas de sens, l’ < Histoire > n’étant qu’ un fantasme signifié par un mot, un embrayeur de fictions -dont on peut toutefois se divertir…
Comprend-on mieux ce dont on connaît l’histoire ?
Y a-t-il un bénéfice, un gain théorique à tirer de l’étude du passé?
La compréhension satisfaisante d’un événement aurait pour condition la connaissance de son devenir.
Réalité physique ou fait humain.
< Tout ce qui est > se donnant comme fonction temporelle, devenir, changement, métamorphose, évolution, continuité et discontinuité, passage, la connaissance de ces < lignes d’univers > ( Whitehead / Ruyer ) dans leur histoire -à quoi se résolvent les choses-, selon leurs < liaisons nécessaires > ( Hegel ) paraît être, pour la métaphysique rationaliste, une exigence méthodologique.
Liaisons nécessaires… liaisons dangereuses…
Remarquons toutefois que le projet pour le moins… problématique de prétendre les < comprendre > suppose qu’on les puisse ramener aux intérêts, aux passions et aux idées qui en sont la source, aux fins et aux valeurs qui les règlent et les fondent.
Vaste, hardi et ambitieux programme…
l’étude de l’histoire nous conduit-elle à désespérer de l’homme ?
< Désespérer de l’homme > suppose que < l’Homme > existe.
Et en conséquence que l’homme réel ne soit pas en regard à la hauteur des espérances placées en lui.
Or < l’Homme > n’est qu’une idée de la raison spéculative. Un fantasme de visionnaire progressiste. Car n’existent empiriquement que < des > hommes et la série indéfinie de leurs actions jugées par les uns et les autres -et selon leurs critères respectifs-, » humaines » ou » inhumaines « .
Le concept d’ < action inhumaine > n’a donc en tant que tel aucun sens.
Le vol, le viol, le meurtre, le massacre… commis par des hommes, ne sauraient être au sens strict qualifiés d’ » inhumains » au seul motif de leurs conséquences jugées déplaisantes sauf à être rapportés à une métaphysique morale ou à un code de prescriptions et d’interdictions religieuses ou juridiques.
L’étude de l’histoire, c’est-à-dire le constat navré de la litanie effective et incontestable de ses horreurs conduirait au pessimisme…
Mais le < pessimisme > n’est qu’une disposition d’esprit découragée par le fait que le mal l’emporterait habituellement sur le bien malgré les efforts des hommes de bonne volonté ( les Prêtres, les Diplomates, les Politiques, les Technocrates, les Educateurs… )
Il est vrai que cette histoire recèle de quoi décourager toutes ces < bonnes volontés >…
Pour le libre esprit, l'< Homme > n’étant qu’une idée de métaphysicien idéaliste, le cours habituel des événements ne saurait donc ni décevoir, ni jamais enthousiasmer.
Il en va de l’histoire comme de la météorologie : il faut se résoudre et se borner à constater les phénomènes et les événements tels qu’ils se produisent.
L’histoire connaît-elle sa fin ?
Le thème de < la fin de l’histoire > ( Francis Fukuyama ) est un thème récurrent.
-Thème religieux de la fable des trois religions du Livre ( Apocalypse, Parousie, Jugement dernier )
-Thème philosophique des < grands récits > du 19° siècle ( Universel concret ou Savoir absolu selon Hegel, Socialisme réalisé des Marxiens, Dernier homme de Nietzsche, Déclin des cultures et avènement d’ une civilisation planétaire technocratique selon Cournot… ). Il enveloppe l’idée d’un cours unitaire, d’un devenir progressif de l’espèce humaine considérée comme un tout et orientée vers une fin qui soit à la fois son terme et son but. Fin justifiant le plus souvent nombre de sacrifices demandés en son nom à l’ humanité.
< Principe de terreur > selon Camus ( cf L’homme révolté )
A suivre l’une des dernières variantes, la démocratie de marché -dont la chute du communisme soviétique marquerait la victoire-, serait l’aboutissement d’ un processus qui a placé l’homme au centre de l’univers.
La < démocratie libérale > aurait eu raison des religions et des diverses sotériologies séculières concurrentes.
Ainsi l’humanité connaîtrait-elle < sa fin > dans une civilisation homogène et uniforme n’ayant d’autre moteur que la prospérité matérielle et d’autre idéal que celui d’un hédonisme de masse.
Prolongeant et adaptant les analyses devenues classiques de Tocqueville et de Heidegger, Francis Fukuyama décrit cette ère a/historique et post-moderne comme l’ échéance signifiant pour l’humanité un sempiternel < dimanche de la vie >
Raymond Queneau, suivant en cela Alexandre Kojève commentant Hegel à l’ Ecole pratique des hautes études devant Sartre, Bataille, Breton, Caillois, Merleau-Ponty et quelques autres, avançait-il autre chose ?
Contribution à un débat : Qui doit écrire l’histoire ?
Voici le texte publié par un groupe d’ historiens, intitulé « Liberté pour l’Histoire ».
Ils demandent l’abrogation d’articles de « lois mémorielles » qui, selon eux, nuisent à l’étude historique et permettent de traduire devant les tribunaux quiconque ne respecte pas < la vérité historique > officielle.
( Ce texte a été publié dans les pages Rebonds du quotidien français Libération mardi 13 décembre 2005 )
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< Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants : L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant. L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui. L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites. Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. >
Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winnock.
Nature et culture. Prétendre distinguer l’homme de l’animal, est-ce légitime ? est-ce un devoir de respecter la nature ? est-il légitime de prendre la nature comme modèle ? la nature fait elle bien les choses ? le projet de maîtriser la nature est-il raisonnable ?
Prétendre distinguer l’homme de l’animal, est-ce légitime ?
< Distinguer >, c’est séparer ce qui se touche. C’est dégager la différence spécifique, le propre en question définissant l’humanité au sein du monde vivant.
Spontanéité, immédiateté, assujettissement à l’instinct et au besoin, monotonie spécifique semblent définir la condition animale.
Tandis que les modes de la culture, l’ordre symbolique, la loi, l’institution, les langages, les représentations, les idéaux, les valeurs, la technique, la civilisation -donc l’artifice- constituent l’homme par l’éducation, l’héritage, l’imitation.
Auxquels il faut ajouter d’après les postulats de l’Idéalisme philosophique l’émergence de la conscience réfléchie et le » projet d’autonomie « , la possibilité du jugement.
< L’humanisation > de l’homme ( éducation ) recouvrirait donc le processus d’ hominisation ( évolution de l’espèce ); la culture, la nature.
Et la < perfectibilité > ( Rousseau / Kant / l’Aufklaerung / Habermas… ) se substituerait ainsi à l’étroitesse mentale, à la clôture spirituelle du monde animal.
Le ‘pataphysicien ne reconnaît qu’une relative discontinuité entre l’animal et l’homme. Tout être tend à persévérer dans son être ; et la raison, entendue comme intelligence des moyens adaptés en vue de fins pratiques, est inégalement répartie entre les individus qui composent l’espèce humaine.
Tout comme relève du pur fantasme philosophique la conduite prétendument » raisonnable » rapportée à la maxime de moralité.
Excepté pour la paranoïa anthropologique -l’ anthroponoïa- il n’y a donc pas d’ < espèce élue >. Tout juste peut-on affirmer qu’au sein de la hiérarchie du vivant, l’homme occupe sur cette terre – actuellement et momentanément- le sommet de la chaîne alimentaire…
Est-ce un devoir de respecter la nature ?
Paradoxe… La < nature >, c’est-à-dire dans ce contexte l’ensemble des êtres qui composent l’univers -si cette proposition spéculative, aussi exhaustive en extension que floue en compréhension, a un sens-, serait l’objet d’ obligation morale. Ce qui la constituerait en » sujet de droit « .
Or la spiritualité religieuse et l’idéalisme philosophique ne confèrent habituellement cette dignité qu’à un être conscient, volontaire et responsable, apte à se représenter la valeur et la nécessité de la Loi ( Décalogue mosaïque, préceptes évangéliques, Droits de l’Homme )
Serait-ce le cas du rocher, du désert, de l’océan, du nuage, du soleil ou des lunes de Jupiter, tous privés de conscience et simples juxtapositions de phénomènes statistiques de proche en proche ( Ruyer ) ?
Serait-ce le cas de la paramécie, de l’automate vivant, du moustique, du python ou encore du Baudet du Poitou ?…
S’il est impossible de dénier à certaines espèces la sensibilité, l’affectivité, l’imagination -l’oiseau rêve-, la conduite de détour, il paraît pourtant téméraire de leur accorder la conscience réflexive et critique …
Toutefois l’utilitarisme anglo-saxon et l’écologie fondamentale prétendent affecter sinon la capacité du moins la qualification juridique au monde animal ; voire l’étendre à la totalité des univers connus et… inconnus.
Le » principe responsabilité » déclare ainsi l’humanité comptable de son environnement. Thèse de Hans Jonas.
Le néo-paganisme vert se substitue au credo idéologique judéo-chrétien pour lequel, suivant la volonté de son créateur, l’être humain, espèce remarquable, jouirait seul du droit d’ usage de l’ensemble des biens naturels mis à sa disposition ( Thomas d’Aquin )
Prudent, le sceptique ne décèle dans ce naturisme qu’une religion de substitution, un néopanthéisme, une idolâtrie de la nature et surtout un nouvel ordre moral prétexte à une inédite inquisition -l’intégrisme vert- aussi sectaire et dogmatique que le furent par le passé les fétichismes de l’espèce, de la raison humaine et de la Loi ( Décalogue mosaïque, Béatitudes, Droits de l’Homme ).
Est-il légitime de prendre la nature comme modèle ?
Un < modèle > est un patron, un idéal devenu objet d’ imitation au regard de ses qualités ou de ses vertus.
La < nature > est un concept spéculatif.
Il désigne :
-l’ ensemble des êtres composant l’univers ( les Stoïciens, Goethe…);
-l’ ordre qui est censé y être établi ( Spinoza / Malebranche / Leibniz );
-le système de lois ( Newton / Laplace / Einstein… ) qui présiderait nécessairement à l’existence des choses et à leur succession.
La < nature > est éprouvée aussi bien dans le langage philosophique que dans la langage poétique comme une puissance maternelle, force active et génératrice ( Aristote, les Stoïciens, Paracelse, Diderot, Goethe, Novalis, Nerval, le Romantisme allemand… )
Concept métaphysique, elle manifeste de surcroît l’essence, les attributs, la condition propre d’un être, d’une chose.
Et plus particulièrement dans la sphère anthropologique le tempérament et le caractère ( Le Senne / Heymans et Wiersma )
On demande s’il est fondé de prendre cette idée comme < modèle >.
Artificialisme et naturisme ou naturalisme se disputent la problématique.
Déroulons le tableau axiologique :
-les valeurs vitales -santé, puissance, beauté, fécondité… sont habituellement recherchées et parfois jusqu’à la folie.
Lieu par excellence du fétichisme naturiste, idées et exigences régulatrices du comportement, elles génèrent toutes sortes de substituts, d’artifices, d’ersatzs.
Le naturel apparaît ici source et modèle.
Il faut < suivre la nature > ( Epicure, les Cyniques, Les Stoïciens ) mais en la corrigeant.
-le monde et les valeurs économiques, d’institutions et d’artifices, opposent la règle, la convention et le contrat à l’anarchie spontanée des agents intervenant sur le marché.
-la pensée et l’action politiques substituent la constitution et les lois de la société civile au chaos supposé de l’état de nature ( Hobbes, Locke, Rousseau, Rawls… )
-les moralistes condamnent habituellement l’égoïsme naturel propre au vouloir-vivre et subordonnent l’amour de soi au souci d’autrui et à l’impératif d’universalité (Utilitarisme anglo-saxon / Kantisme )
Les concepts de < Loi naturelle > et de < Droit naturel > ne signifient pas soumission au chaos empirique mais tout au contraire substitution de la « rationalité naturelle » -censée émanée de Dieu et formalisée par le Code- au désordre de la lutte de tous contre tous ( Grotius / Locke ).
-l’art poétique canalise l’émotion, la transe et l’inspiration par la mise en scène et la mise en signes, par la formulation de canons académiques ( Aristote, Horace, Boileau, Valéry, l’Oulipo…)
-les religions prescrivent et ordonnent par leurs rituels, leurs liturgies, leurs disciplines, aux individus réunis en troupeaux.
Le Christianisme oppose le don gratuit de la < Grâce > et les sacrements à la corruption naturelle.
-la science s’efforce d’élaborer en un système de lois les invariants fonctionnels et statistiques observables dans la succession empirique des phénomènes.
-la philosophie prétend dévoiler par concepts la raison des choses ( Leibniz )
Le médecin, l’économiste, le politique, le juriste, le moraliste, l’esthéticien, le prêtre, le scientifique, le philosophe enfin, se rejoignent ainsi dans leur prétention à l’intelligibilité, dans une entreprise commune de subordination du spontané au réfléchi, de l’immédiat au médiat, de l’intuition au concept, de la matière à la forme, du désordre à l’ordre, de la nature à la culture.
Dans cette optique, privilégier la nature, prendre la nature comme modèle ce serait régresser à l’inconscient, à la pulsion, au désordre, au hasard, au chaos -fût il déterministe.
Or, quel que soit le domaine axiologique considéré, la matière et la forme, la nature et la culture, l’instinct et l’institution, se mêlent, indissociables et complémentaires.
Ce sont des données nécessaires et incontournables de l’existence.
L’esprit désabusé enfin, récusant toute espèce d’idolâtrie de la nature, met en forme comme tout un chacun mais à sa manière et pour sa délectation, dans sa vie et dans ses oeuvres, son propre chaos, -d’ après des règles et des modèles choisis.
La nature fait elle bien les choses ?
-Personnification de l’ensemble des lois naturelles, puissance inhérente au choses naturelles, force active qui établit et conserve l’ordre naturel, cette < Nature >, pur concept, n’est pourtant qu’une idée de la raison pure spéculative -au sens de Kant.
Féconde, maternelle et providentielle, la nature produirait, créerait adéquatement, consciemment, selon un dessein prémédité -par exemple d’ après les conventions idéologiques du 18°siècle ( Bernardin de Saint-Pierre, Diderot, Goethe… )
-Les choses, les états de choses, les mélanges de choses et les relations entre les choses se font et se défont -certes…
Est-il néanmoins nécessaire de leur assigner une source téléologique ?
L’idée de hasard -automaton- ( Epicure, Lucrèce, Nietzsche, P. Valéry, E. Peillet, Théorie contemporaine du chaos ) suffit à rendre compte du réel et de son < inintelligibilité >. Par répétitions, coutumes, habitudes et déviations.
L’écart, le clinamen, l’oblique et la < perversion > ( J. Gracq ) sont ainsi au coeur de l’être.
Le devenir des choses s’effectue sans nécessité ni l’intervention d’ une quelconque… nature, ce substitut de Dieu.
Et l’idée de < nature > vaut donc pour le positiviste qui applique le rasoir d’Ockham comme un concept superfétatoire.
Tandis que le ‘pataphysicien y décèle -pour s’en divertir-, une solution imaginaire au pseudo-problème spéculatif de l’origine des choses.
Le projet de maîtriser la nature est-il raisonnable ?
Est-il d’une part rationnel, est-il d’autre part éthiquement fondé, légitime, de prétendre < maîtriser > la nature ?
A la première question on répondra que la prétention, la vanité et l’arrogance humaine ne connaissent guère de bornes.
Apprenti sorcier et immédiatiste le genre humain mesure d’ordinaire assez mal les effets à long terme de ses capacités techniques à la prétendue maîtrise du monde.
A la seconde question on répondra en alléguant et en comparant les raisons de l’écologie environnementaliste ( social-démocrate ), de l’écologie fondamentale ( H. Jonas, Meyer-Abish, Arne Naess, Antoine Waechter, Greenpeace, Tom Regan, Stan Rowe…), ou encore du contractualisme irénique ( Michel Serres )
-Les uns fondent l’exploitation de la nature sur l’exigence de la satisfaction de besoins dont la pertinence n’est guère questionnée.
Le pragmatisme, la raison instrumentale, économiste et technoscientifique, justifient l’arraisonnement, la domination du réel compris comme matière première et source d’énergie
( Cf sur ce point la critique de Heidegger / de l’Ecole de Francfort / de H. Marcuse )
Métaphysique libérale, socialiste, néolibérale, contraignante et persuasive.
-Les seconds fétichisent la nature devenue idole à laquelle il faut tout sacrifier au sein d’une représentation néo-païenne de l’univers.
Alternative qui oppose donc la volonté de puissance de l’espèce prétendument élue, la démesure de la rationalité technicienne, et la pure et simple superstition.
Autres ‘pata koans :
-La notion de nature est-elle une notion claire ?
-En quel sens peut-on dire que l’homme n’est pas un être naturel ?
-Qu’est-ce qu’un homme civilisé ?
-La pluralité des cultures est-elle un obstacle à l’unité du genre humain ?