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vers accueil vers ouvroir-de-pataphysique

GESTE DES OPINIONS DU DOCTEUR LOTHAIRE LIOGIERI
 Démons et merveilles 2
 
  < J’aimais l’essaim d’oiseaux funèbres qui…. tournoie en mobiles spirales autour des pavillons légers >
V. HUGO, Odes, II, 3.

< -Le hasard ! -Rien ne lui est impossible. C’est la force la plus troublante et la plus ingénieuse qui soit, la plus imprévue et la plus capricieuse. Le hasard rapproche et rassemble, multiplie les combinaisons les plus insolites, et, avec les éléments les plus disparates, crée la réalité de chaque jour. Il n’ y a plus que le hasard qui fasse des miracles >
Maurice Leblanc, L ‘Agence Barnett et C°
 

 

TABLE
 
Propos frivoles sur la frivolité
Ubu au jardin :
Sandomir dans l’ombre d’Epicure.
De l’ histoire et des historiens…
Clio ou l’art de choisir entre plusieurs mensonges.
Frivolité ou intelligibilité en histoire. Sur Cournot.
Petit carnaval des  » cogitodanseurs  » . Farce
 » Nouveaux Philosophes  » chez Louis Ferdinand :
Auprès de la mort ( de la ‘pat/agonie.)
Patadelphe aux enfers. ( Odyssée chant 11 )
la mort d’ Uhlan.
Du < quotidien >, cet étrange objet du délire.
De la perturbation ( A Penmarch )
Dans le sillage de Martin H.
Epicure chez les ‘pataphysiciens.
Du miracle.
Une remarque de David Hume…
Chaosmos et ‘pataphysique ( ‘pataphysique du < big bang > )
Du < problème> cosmologique.
De l’ < intelligibilité > cosmologique et de ses catégories.
Du < genre > et de la littérature cosmologiques.
De l’ < espace / temps >.
De la < solution> du problème.
( 05. 02. 2000 )


 
 PROPOS FRIVOLES SUR LA FRIVOLITE : UBU AU JARDIN
Sandomir dans l’ombre d’Epicure
 Ubudore à Philopata, salut !
< Au temps où, spectacle honteux, la vie humaine traînait à terre les chaînes de la Vision, qui, des régions du ciel, montrait sa tête aux mortels et les effrayait de son horrible aspect, le premier, Sandomir, un homme d’ Ubuland, un mortel, osa lever contre le monstre ses regards, le premier il engagea la lutte…>
Pseudo-Sandomir, De la ‘pataphysique des choses.
***
C’est pour t’ exhorter et t’encourager à suivre cette voie, cher Philopata que je t’adresse cette Lettre, espérant pour elle un autre destin que celui réservé jadis par les sectateurs de la religion du Livre aux Rouleaux d’ Epicure, notre lointain flambeau, notre Eponyme.
 1. Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à s’adonner à la ‘pataphysique, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Il convient de s’appliquer assidûment à tout ce qui peut nous procurer la lévitation, s’il est vrai que quand elle est en notre pouvoir, nous avons tout ce que nous pouvons espérer. Tâche de mettre à profit et d’appliquer les enseignements que je t’adresse en te pénétrant de l’idée que ce sont des principes nécessaires pour vivre comme il faut.

  1. En premier lieu, regarde le réel comme un être sempiternel et sans passions, ce que suggère déjà la manière ordinaire de le concevoir. Ne lui attribue rien qui soit incompatible avec la neutre équanimité de son monisme. Car l’être existe et la connaissance que nous en avons est évidente. Mais il n’existe pas de la façon dont la foule se le représente. Les visions de celle-si sont innombrables et variables; et celui qui attribue au réel les fictions de la foule doit être regardé comme un égaré.
  2. Familiarise-toi avec l’idée que le hasard est peu pour nous et que tout bien et tout mal résident dans notre perception. Or le vide ne nous veut rien, le réel est stupide et aucune intention particulière, bienveillante ou maligne, ne se soucie de notre vie. Le silence de l’espace infini n’est nullement effrayant ; quant au changement qui affecte toute chose, il est notre grand ordinaire et notre commun lot.
  3. La foule tantôt fuit le hasard et recherche la consolation dans les bras de la Providence, tantôt le recherche comme source d’excitation et de divertissement. Le ‘pataphilosophe, par contre, ne fait pas fi de la contingence car la singularité et l’insolite ne lui sont pas à charge et il ne méprise pas les charmes de la chance et les bonnes fortunes surtout lorsqu’il y va de ses plaisirs.
    Rappelle-toi que l’avenir n’est ni entièrement en notre pouvoir, ni tout à fait hors de nos prises.
  4. S’agissant de l’ horreur, c’est un grand bien que de savoir la regarder en face puisqu’elle est notre compagne la plus fidèle et la moins avare de ses dons et de ses caresses. La foule, incapable de supporter la claire perception du réel en lui même ne peut s’affermir à son contact et recherche par mille détours des diversions à la rigueur des Nornes. Le ‘pataphilosophe ne saurait s’abaisser à de semblables trucages. Non pas qu’il méprise l’artifice mais bien au contraire parce qu’il le cultive, il en fait l’occasion de relever la tragédie du monde par la jouissance de son spectacle.
    Et l’art poétique, Haikus, Bagatelles , ‘patalipomènes ou autres, peuvent combler les jours et les nuits du ‘pataphysicien, voire enchanter ses minutes d’un sable immémorial.
  5. C’est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même et de pouvoir se retirer même jusqu’ au milieu des hommes en sa patagonie. Car il est de grande habileté de savoir se contenter de peu au sein du commerce spéculatif des humains et dans l’échange inévitable et incessant de leurs tribulations, de leurs balivernes et de leurs palabres. Sois bien convaincu que ceux-là jouissent le plus de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle. Tout ce qui est d’ordre ‘pataphysique est paradoxalement aisé à se procurer. Mais ce qui est vain est difficile à obtenir. Le vide spirituel nous procure plus de satisfaction qu’une vitrine somptueuse de sottises si toute agitation occasionnée par le délire de la pensée est supprimé.
  6. L’habitude, par conséquent de vivre d’une manière dissimulée et dégagée des extravagances, offre la meilleure garantie à notre équilibre mental. De cette manière nous n’aurons pas à craindre les coups du sort qui accompagnent les joutes monotones des idéologues, et la fureur des petits führers du forum. Ce ne sont que Beuveries, abus de langage et orgies de mots continuelles. Quand donc nous disons que notre équilibre est notre but ultime, nous entendons nous préserver de leur débauche et de leur vésanie.
  7. Cache ta vie. Refuse les fausses séductions de l’agitation vitale, esclave et sociétaire. Choisis donc ta manière de déserter et selon les circonstances affecte tantôt l’ indifférence, tantôt l’humour, la politesse ou la pitié. Et ne te laisse jamais aller à la confidence avec les simples. Le prix à payer pour ce moment d’égarement serait sans commune mesure avec la pauvre satisfaction d’une amitié illusoire.
  8. Médite par conséquent toutes ces choses et celles qui sont de même nature. Médite-les jours et nuits. Jamais alors, ni en état de veille ni en songe tu ne seras troublé ; et tu vivras comme un ‘pataphysicien parmi les hommes. Car celui qui vit au milieu de ces biens impérissables ne ressemble en rien au commun de la foule.
     < Mets en la ‘pataphysique ta réjouissance, Elle comblera plus que les désirs de ton coeur >
    Pseudo-Sandomir, Le Livre des Sentences… ( L. 4. 36. v. 4-6 )
     
     

CLIO, OU L’ART DE CHOISIR ENTRE PLUSIEURS MENSONGES.

De l’histoire et des historiens.

( Clio, un cortège de diablotins… )
Clio. -Allez-vous donc me laisser tranquille, allez jouer, vous m’ennuyez….
Les diablotins en choeur. -Pas avant que tu aies avoué…
Clio. -Mais que dois-je vous dire que vous ne sachiez déjà…
Les diablotins. -Dis-nous tes tours et tes détours, tes ruses et tes masques…
Clio. -Mais je n’ai pas de secrets…
Les diablotins. -Tu mens, tu mens, tu mens..
Uriel. -Tu trompes, tu dissimules, jamais ne dis la vérité.
Astaroth . -Tu prétends, tu soutiens, tu dégages des leçons …
Cham. – … des leçons!… voyez-vous ça et lesquelles s’il vous plaît ?
Nephtalon. -dévêtons-la…
Astaroth. -C’est cela… ôtons lui ses voiles…
Clio. -Au viol !…
Uriel. -Vas-tu te taire et enfin répondre à nos questions ?
Clio. -Mais enfin qu’attendez-vous de moi ?
Allax. -Que tu nous dises qui tu es !
Clio. -Mais vous le savez… Je suis la connaissance du passé humain…
Nephtalon. -Que veux tu dire par là ? Tu en es encore à croire qu’on puisse connaître quoi que ce soit ?
Clio. -Serais-tu bête ? Il y a des hommes, ils sont morts, ils ont agi… je m’efforce de relever leurs exploits, les événements notables… ce que j’appelle les faits… je les établis, je les mets en séries… j’applique le principe de causalité et j’ explique leur enchaînement… C’est tout simple…
Astaroth. -C’est trop simple… tu ne dis pas ce que tu fais ou tu ne fais pas ce que tu dis… tu mens… tu affabules… ton positivisme est tronqué…
Cham. – … tu interprètes… tu divagues…
Zabulon. – … tu ne sais pas de quoi tu parles…
Allax. -… tu ne sais jamais si ce que tu dis est vrai… tu trompes, tu te trompes et tu nous trompes…
Clio. -… bon. Je suis la résurrection intégrale du passé humain… Michelet l’a dit…
Nephtalon. -Te moquerais-tu de nous ? Serais-tu omnisciente ? et douée de double vue ? Comment ce qui fut et ce qui n’est plus pourrait-il jamais se reproduire ? notre maître le vice-dieu, Lucifer lui même ne jouit pas de ce pouvoir !
Clio. -Soit. Alors je me fais dramaturge… le roman et le théâtre, voilà mes procédés, pour vous enchanter et vous divertir, à l’occasion du passé… lisez les ouvrages de mes disciples : Waltari et Dumas et encore Yourcenar…
Cham. -Quel aplomb ! décidément tu n’ es pas à court d’idées… Et tu prétends dire le vrai au moyen de tels procédés… tu ne manques pas d’audace… de la littérature, de la fiction, des rêves et des mensonges bien tournés !
Clio. -Je serai donc la Spéculation, Clio la Philosophe ; j’embrasse les destinées, les époques et l’unité du genre humain… je suis la lucidité qui repère les signes de la Providence, le chemin de l’Esprit du monde, les Ages de l’Humanité et les Progrès de l’Esprit… Hésiode, Joachim de Flore, Hegel, Vico, Marx et Condorcet, et les Contemporains, les Libéraux… je les ai illuminés, tous ils m’ont aimée, je les ai initiés…
Astaroth. -Tous tu les as trompés… Ce sont de pauvres fous, des ânes qui délirent suivis par des innocents encore plus fous attachés à leurs basques et en mal de certitude.
Cham. -La belle est presque nue… passerons nous à l’acte ?
Allax. -Il n’y a plus grand chose à se mettre sous la dent…
Nephtalon. -Les charmes de Salomé résidaient en ses voiles…
Zabulon. -Elle pleure… pauvre petite… elle croyait qu’elle était… qu’elle avait un objet parce qu’elle disposait de quelques concepts et de plusieurs méthodes…
Astaroth. Le < fait > , la < structure > , la < fonction > , le < temps long… >, autant de Holzwege, de < chemins qui ne mènent nulle part >.
Uriel. -Nous l’avons déniaisée…
(Caressant) Chère, viens vers nous : tu truqueras les sources, tu falsifieras les documents, tu tromperas les exégètes, tu égareras les professionnels, tu mystifieras les lecteurs ; leurrant les adeptes, tu berneras le gros public … En un mot sois… sincère ! prends conscience de toi, accepte ce que tu es… deviens qui tu es… Sois sage et tu seras enfin l’ < histoire >, l’ imaginaire, la vraie…
… dans le plaisir du faux.


 FRIVOLITE OU INTELLEGIBILITE EN HISTOIRE. SUR COURNOT.

< … j’ai la clef des événements, un système d’interprétation infaillible. … C’est le secret de Polichinelle, Messieurs! Seuls les enfants n’y comprennent rien. Seuls les hypocrites font semblant de ne pas comprendre. >
Eugène Ionesco, Rhinocéros.
 
Aimable. -Peux-tu me dire Charmante ce que recherchent les historiens, quels sont leurs mobiles et leurs fins ?
Charmante. -Tu me poses Cousin une question bien délicate…
Aimable. -Mais je te vois constamment leurs ouvrages à la main…
Charmante. -C’est que je me divertis à la lecture de leurs romans…
Aimable. -leurs « romans » ?…
Charmante. -Oui, je sais, le terme paraît au commun pour le moins déplacé… On nous a si souvent fait la leçon … nous avons si souvent supporté la parole de maîtres sourcilleux… l’ < histoire > serait une science… une connaissance rationnelle… et il y aurait une < intelligibilité des événements > à saisir par la lecture des  » faits du passé « …
Aimable. -Mais cette proposition est-elle -en elle même, « intelligible »?
Charmante. -Cousin, ta remarque est bien impertinente… ne sais-tu pas qu’ il existe des Chaires, des Maîtres et des Postes, des Programmes, des Encyclopédies et des Collections, des Examens, des Concours et des Sanctions… et que l’ < histoire > est une affaire… sérieuse pour gens sérieux ?
Aimable. -Pour gens sérieux, graves et doctes barbes, Cousine, je n’en doute pas… Mais le < sérieux > désigne une manière d’être, un caractère ou un trait psychologique. Il ne constitue pas un critère adéquat à qualifier le degré d’intelligibilité d’une  » science  » et de son objet… Qu’est-ce qui pourrait-donc constituer ce « sérieux » des historiens… et dont ils sont si pénétrés ?
Charmante. -Leur volonté de bannir la frivolité…
Aimable. -Tu te moques Cousine…
Charmante. -Pas du tout… et pour preuve cet extrait d’un des meilleurs épistémologues du discours historique :
< En histoire proprement dite, la curiosité anecdotique s’adonne à la recherche des causes, surtout pour montrer combien il y a de disproportion entre la petitesse des causes et la grandeur des effets. C’est le grain de sable dans l’uretère de Cromwell, le coup de vent qui retient le Prince d’Orange dans les eaux de la Zélande ou qui l’amène à Torbay (…). Mais l’histoire philosophique, la grande histoire, s’arrête peu à ces causes microscopiques. Elle cherche une raison suffisante des grands événements, c’est-à-dire une raison dont l‘importance se mesure à l’importance des événements; et, sans qu’ elle ait la prétention d’y atteindre toujours, puisque cette raison peut se trouver hors de la sphère de ses investigations, il arrive souvent qu’elle la trouve. Une configuration géographique, un relief orographique ne sont pas des causes au sens propre du mot: cependant personne ne s’étonnera d’y trouver la clef, l’explication ou la raison de l’histoire d’un pays réduite à ses grands traits, à ceux qui méritent de rester graver dans la mémoire des hommes. Le succès d’une conspiration, d’une émeute, d’un scrutin décidera d’une révolution dont il faut chercher la raison dans la caducité des vieilles institutions, dans le changement des moeurs et des croyances, ou à l’inverse dans le besoin de sortir du désordre ou de rassurer des intérêts alarmés. Voilà ce que l’historien philosophe sera chargé de faire ressortir, en laissant pour pâture à une curiosité frivole tels faits en eux-mêmes insignifiants, qui pourtant figurent dans la chaîne des causes, mais qu’on est fondé à mettre sur le compte du hasard. >
Aimable. -Quel est l’auteur de cette … galette de roi ?
Charmante. -Cournot, le grand Cournot, l’un des esprits les plus distingués de la philosophie française du 19°siècle… le passage est tiré d’ un ouvrage qui a pour titre : Matérialisme, Vitalisme, Rationalisme.
Aimable. -Je vois que tu as su choisir un texte tout à fait approprié à notre conversation… Il y est question, si je ne m’abuse, d’ < historiographie > … comment écrire l’histoire ?…
Charmante. -C’est cela… Selon Cournot l’ historien  » philosophe » parviendrait à dévoiler la raison des choses…
Aimable. -ho!… ho!… il y aurait donc une < raison > des choses ?… cela fait problème…
Charmante. -Je pense saisir ton scrupule… Le texte répond par l’affirmative à la question : < y a-t-il une intelligibilité historique ? >, tant sur le plan logique du discours que sur le plan ontologique… dans les choses… au sein des événements eux-mêmes.
C’est cela le sérieux de l’histoire.
Aimable. -Je t’avouerai que je ne suis pas véritablement convaincu … peut-être ai-je mal saisi les raisons du philosophe… pourrais-tu m’éclairer Cousine ?
Charmante. -Mon bon Cousin, mon complice, mon frère, que ne ferais-je pour toi… Pour ta gouverne je vais donc faire… -sans le contrefaire-, le professeur… sans être trop pesante… je l’espère…
Aimable. -Mon amie, tu sais que je serai toujours ton meilleur auditoire… je t’écoute…
Charmante. -Cournot développe son argumentation au moyen d’un procédé rhétorique : le parallèle. Il compare du triple point de vue de la finalité, de la méthode et de la valeur deux types d’investigation.
A la description de la curiosité historique déclarée < frivole > et < anecdotique >, succède l’analyse de l’histoire philosophique réputée sérieuse et soucieuse d’ intelligibilité.
Aimable. -Je te suis…
Charmante. -Deux exemples illustrent son propos. Le premier…
Aimable. – …< la configuration géographique, le relief orographique >…
Charmante. – … est tiré de la sphère géopolitique ; le second…
Aimable. – … < le grain de sable…le coup de vent >…
Charmante. – … renvoie au pur événementiel.
La progression argumentative est démonstrative, définitionnelle et réfutative. Elle illustre l’esprit de la < Critique philosophique > qui constitue d’après l’auteur la nécessaire recherche des fondements de la connaissance.
Aimable. -Je vois Cousine que tu n’as pas oublié les règles de l’ explication ‘pataphysique… La thématique maintenant…
Charmante. -J’ y viens… trois motifs s’entrelacent. A la définition de l’esprit propre à chacune des deux manières d’écrire l’histoire, ( sérieux ou frivolité ), succède l’analyse critique de leur fondement méthodologique : recherche des causes ou dévoilement des raisons…
Aimable. – … et enfin la question de l’intelligibilité en histoire qui constitue donc le centre réflexif de cette page.
Charmante. -Es tu persuadé maintenant ?
Aimable. -Non… car donnez des raisons n’est pas relever la Raison ou supposée telle… Ce concept est d’ailleurs bien obscur… Dévoiler des facteurs empiriques, des pesanteurs, des tendances lourdes, des effets statistiques de structure, ne signifie aucunement faire apparaitre une prétendue  » intelligibilité  » des événements…
Or c’est là qu’est la question de la finalité, du sérieux ou de la frivolité des études historiques.
J’entends bien que Cournot ne donne pas dans le travers hégélien de la spéculation intempérante et qu’il ne confond pas volontairement comme Hegel la logique et l’existence, le sens et le réel.; qu’il se contente de discerner une manière d’ordre objectif inducteur de l’événementiel ; qu’il prétend dépasser à la fois le scepticisme et le dogmatisme par la connaissance probabilitaire des influences de succession et de structure. Mais s’en suit-il pour autant que l’histoire < ait un sens >, et qu’on puisse < tirer des leçons du passé >, les deux réquisits qui justifient habituellement le sérieux des études historiques ?…
Que l’histoire ne se réduise pas à < ces annales où les prêtres de l’Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu’ils venaient à leur connaissance > ; et que symétriquement < il n’ y ait pas d’ histoire proprement dite là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres en vertu de lois constantes par lesquelles le système est régi >, nul ne songera à le contester.
Mais qu’en résulte-t-il ?
Charmante. -… Que la logique n’est pas dans les choses mais… dans le discours sur les choses…que les agents historiques mus par leurs intérêts, leurs sentiments et leurs idées  » font  » l’histoire par simple juxtaposition contingente et accumulation événementielle de leurs initiatives sans qu’il soit toutefois possible de distinguer un sens, un ordre, une évolution ou un progrès global dans cette mer statistique, chaotique -et bien malgré elle « déterministe »-, tissée des actions et des pensées de toutes ces molécules humaines en constante interaction.
Aimable. -En conséquence de quoi ma Cousine, tout se vaut, tout est égal dans la même insignifiance, car en soi rien ne fait historiquement relief -si ce n’est pour le jugement de valeur subjectif toujours plus ou moins partial et… fréquemment paranoïaque.
Et c’est en cela que réside selon nous la  » frivolité » de l’histoire.
Charmante. -Viens dans mes bras mon ami ; laissons les Visionnaires du savoir et de l’action historique au sérieux et à la pesanteur de leurs  » thèses « …
Aimable. -Oui chère Cousine ; soyons résolument frivoles… moquons-nous de tout, des « Historiens » , des « Penseurs »… de leur « Grand oeuvre » comme de leur « Raison »… et divertissons-nous des « leçons » qu’ils prétendent dégager de leurs industrieuses études pour les imposer à un monde qui n’en a cure… Nous avons mieux à faire…
Charmante. -…. et notamment notre  » petit oeuvre « … notre inceste ‘patagonique.
 

PETIT CARNAVAL DES COGITO-DANSEURS. FARCE.
Bardamu à Louis Ferdinand,
Cher Ami, ce courrier des Lointains pour te relater une scène grotesque à laquelle il me fut permis récemment d’ assister en Poldavie. C’était à l’occasion d’ une manifestation nationale groupant des gens du terroir… espèce de gigantesques Comices Agricoles à la Flaubert… Pour te divertir, j’essaierai de te la relater à la manière d’ une courte saynète qui donnera, je l’ espère, un peu d’ agrément à ta solitude et à ton amertume habituelles.
 *
 ( En Poldavie au Salon de l’Agriculture. Brouhaha. Un Guignol, des spectateurs éméchés, certains le verre et l’ andouillette à la main … Mère et Père Ubu, péqueneaux. Bouseux, Chasseurs en tenue , Maquignons, Nouveaux Philosophes, Bonimenteur. Premier poldave et son Cabinet. )
Mère Ubu -Un théâtre au Salon… ça alors…
Père Ubu -C’est une grande innovation… il paraît qu’ils veulent enseigner la Poldavie profonde … quelque chose comme un supplément d’âme qu’ils disent… c’est bien de songer aux pauvres, aux RMIstes de la cervelle…
Mère Ub. -Qu’est-ce que tu racontes là Père Ubu avec ton supplément d’âne ?
Père Ubu -Décidément la vieille tu es trop sotte, tu ne comprendras jamais rien à la Science…
( Musique. Le rideau se lève. Une guirlande d’agités -les cogitopenseurs, apparaît… ils dansent une farandole et chantent…)
 
Nous sommes les trouducs,
Les petits trous du culs,
Nous sommes les trouducs,
Les trous du culs du père Ubu.
( Ils sortent )
Père Ubu (à Mère Ubu) -Tu vois comme ils sont polis… ils nous saluent…
Bonimenteur -Mesdames et Messieurs, chers Visiteurs du Salon de l’Agriculture… le Ministère de la Vérité a demandé à plusieurs de ses Maîtres Chanteurs (sic) d’assurer un spectacle culturel inédit en ces lieux pour votre divertissement et ( le ton se fait grave… ) pour votre é-di-fi-ca-tion .
Poldave-Culture et Caté-Tarté ont réuni ce soir sur ce plateau quelques uns des plus brillants Zintellectuels-Responsables de notre temps. Nos fascinants, prestigieux sublimes cogitopenseurs. Ils vont chacun à leur tour pour votre in-formation présenter les conclusions de leurs méditations.
( Etonnement perceptible, rumeurs et maigres applaudissements … quelques rires aussi… )
Mère Ubu -Merditations… de quoi y cause ?
Père Ubu -Tais-toi la vieille… y en a un qui s’avance…
Mère Ubu -Ho ! le beau ramage… quel profil !… un vrai busard !…
Le bonimenteur. -Cher public, j’ai l’honneur de vous présenter Renaud Marion Ravi, le contempteur des teutonesques et du totalitarisme poldave, penseur insurpassable, débatteur talentueux, polygraphe reconnu et encensé, inouï génie universel… Maître, c’est à vous…
R.M.R ( s’adressant au public ) -Bouseux, sales Poldaves, vilains bougres incultes, dégénérés pouacres, je vous hais !
Mère Ubu -Qu’est-ce qu’ y raconte ? j’entrave rien à son baratin…
Père Ubu. -Il dit qu’ il nous aime pas…
Mère Ubu -… ça alors… ce culot…
R.M.R. -Vous me répugnez avec votre amour du terroir; vous puez la vache, le chou et le Pineau… Ridicules ringards provinciaux… retardés des méninges… analphabètes locaux, autochtones… incultes… je hais votre république, votre langue, vos moeurs, vos révolutions, votre histoire d’hystériques voyous colonisateurs… Astepierre et Roberix…l es Gothslois… Vive le Village mondial cybernétique et numérique, la Cité planétaire… dont je serai bientôt le premier Histrion…
Père Ubu -Quel mégalo! … Ce salaud est venu pour nous insulter…
( Jets d’ oeufs, de betteraves, de projectiles divers… un paysan à fourche balance du crottin frais sur le Philosophe qui recule en grimaçant, tire la langue et s’ esquive )
Bonimenteur -Je vous en prie cher public calmez-vous… c’est un malentendu… ( il se retourne vers RMR ) … ha !… il est parti… Voici maintenant le noble défenseur des Justes Causes, le Parangon du Droit international, Grand Admoniteur Public, Hérault du < Principe d’ Intervention > et du < Devoir d’ Assistance >… et même d’ < Urgence >… en toutes circonstances….
( Entrée du second Nouveau Philosophe. Agité, nerveux, ravagé de tics ; grande difficulté à trouver ses mots ; il ne cessera de bafouiller durant sa courte allocution )
Jérémiade Ungluc-frau ( véhément et prophétique ): -Poldaves… l’opprobe est partout… à nos portes !… le Droit est bafoué… à nos frontières !… la tyrannie nous cerne…au loin!…les despotes nous guettent… par ailleurs!… les peuples sont opprimés!… il faut in-ter-ve-nir!… engagez-vous!… donnez votre sang!… donnez votre vie pour le Droit et la Morale !…
Mère Ubu ( goguenarde) -Et toi bavard, t’ y vas pas à la riflette ?…
Ungluc-frau -Quel mauvais goût ! Dis donc drôlesse, depuis quand interrompt-on les Sirènes de la Loi ?
Mère Ubu -J’aime pas qu’on me fasse la leçon… d’où tu viens ?…
Ungluc-frau ( condescendant et gentil…) : -Chère, j’ai été dans ma jeunesse enragé asiaticoco-marxo et je suis devenu paranoïaque militant droit-de-l’hommeux…
Une voix -T’as changé d’idées que j’vois, mais t’as pas perdu ton bagou… ni ta place… hein ! y me semble bien qu’on entend qu’ toi et tes pareils sur les Ondes de Poldavie !… au lieu du musette et d’ l’accordéon !
Ungluc-frau ( vers Bonimenteur ) : -Quelle mesquinerie ! quelle étroitesse d’esprit ! vraiment j’ai honte de m’adresser à une telle assistance… on m’avait pourtant prévenu… le peuple du Salon… paysan jusqu’au creux des reins,  » poldave », sans ambition, terre à terre, mesquin, bas, amoureux du petit blanc et bouffeur d’Aligot, idolâtre du ballon ovale, frénétique amateur de pétanque… incapable de gravir la première marche de l’ Idéal… ( Il ne se contient plus et à haute voix )… Ces gens là ne sont pas des Hommes !….
Mère Ubu ( elle hurle) – … pas des hommes ! Qu’est-ce qu’ y raconte… dis donc Père Ubu… il t’insulte lui aussi… qu’est-ce que c’est que ces gens-foutres… oh! toi, illuminée canaille, va faire l’Homme ailleurs !… vas donc t’engager toi même pour faire la morale aux Bordures !… et fous-nous la paix !…
( Stupeur du bonimenteur. Il repousse Ungluc-frau bousculé qui trébuche vers la sortie… Entrée d’un troisième Clerc. Grand personnage. Allure majestueuse de Prophète inspiré. Visage grave. Regard perçant d’ inquisiteur derrière l’apparente bonhommie. Le geste large. Vêtu de noir, grande cape qui lui couvre tout le corps. Gigantesque Barbe… )
Bonimenteur ( au public qui commençait à se disperser ) : -calmez-vous, je vous en prie… On ne présente plus Tabeurk Clystere, Grand Initié, membres de multiples Obédiences, Immense reconnue compétence internationale, Adepte de < la Loi >, mystique propagateur des < Vérités du Tout-Autre > , qui a accepté de prendre sur son temps de création et de méditation vespérale pour s’adresser à vous…
Mère Ubu -Quelle face de carème… quelle allure de saint vrai entremetteur Tartuffe…
Tabeurk Clystere -Idolâtres poldaves… restez niais !… écoutez-nous, assimilez notre Enseignement, lisez nos Textes, nos Analyses, nos Journaux, nos Revues… câblez-vous, parabolez-vous… écoutez notre vraie sainte propagande-babil, regardez la machine à décerveler… respectez notre Loi… et vous serez heureux….
Père Ubu -Tu vois, Mère Ubu, en voilà un au moins qui nous comprend… il a dit : < la machine à décerveler >… j’ai bien entendu…
Mère Ubu -Décidément, Père Ubu, tu es trop con… tu vois pas qu’il veut nous empapaouter… nous étouffer, nous absorber… vrai dialectricien boa… suprême serpent perfide… (vers l’Apôtre) dehors l’ahuri !… étouffe Poldave ! … parasite professionnel ! … m’as-tu-ouï ! …
( Mouvements divers parmi la foule… on se retourne… survient le Premier Poldave accompagné d’une suite de domestiques de Cabinet et d’ un cortège de journalistes, reporters, caméramen… il se dirige vers le Philosophe)
Le Premier ( veule, obséquieux, servile ) : -Cher grand Ami, Lumière de la République, Honneur de la Nation! Puis-je ? ( l’autre lui tend une sandale de pélerin maculée de bouse) Ah! quel honneur !… Ah ! quel bonheur pour moi, Excellence de la pensée !… quelle marque d’estime pour un humble serviteur de l’Etat… de votre état… si !… si !… ( mezzo vocce, timide et presqu’ implorant… ignoble ) pourrais-je compter… sur vous, sur vos… appuis, sur… votre argent, sur… vos réseaux ?
( L’autre lui tapote discrètement le sommet du crâne d’un geste amical )
Tabeurk Clystere (bas) : -mais oui, cher Ami… il aura son mandat et nos suffrages le gentil minet… le bon doudou… mais il faudra être bien sage, bien compréhensif n’est-ce pas ? bien ouvrir la bourse et ne pas gêner les intérêts de nos proches… de nos voisins et de nos cousins…
Le Premier. -Ha.!.. merci !… merci…! ( se tournant vers le public ) Poldaves, saluez comme il le faut le Mérite, le Génie et la Science ici réunis et qui font la grandeur de notre bien aimée Poldavie !
Une voix -… Tout ça c’est des chichis, du chiqué, de la politique… parle-nous plutôt d’la PAC , Premier !… des jachères et du prix du cochon… on veut des primes… ton barbu on s’en fout…
Le Premier ( soupirant, vers une attachée de Cabinet, minette en mini-jupe, très N.A.P., très costumée science-potpoldave ) : -Et dire que je consacre ma vie à ces gens-là !.. pauvre Poldavie…
( Suivi de son Cabinet, des journalistes et de Tabeurk Clystere il tourne les talons et quitte rapidement le Guignol… Brouhaha… insultes, bras d’honneur… Réapparition du Bonimenteur)
Bonimenteur (en aparté) : -j’espère que cette fois ci… mes amis… mes amis… s’il vous plaît… accordez-moi un moment… ( le calme revient progressivement ).
Mère Ubu – C’est pas fini son truc…!?… va encore nous gonfler avec ses salades ?… qu’est-ce qui veut enfin ?… quand je pense que c’est nous qu’on entretient ces animaux-là avec nos impôts !… ça alors !… en voilà encore un !…
Bonimenteur -Je n’ai pas besoin de vous présenter le Professeur éditorialiste Jocrissimus French-Cancan le grand Imprécateur… le célèbre Pamphlétaire… le fer de lance du journalisme d’information, du journalisme d’investigation, du journalisme d’opinion… C’est avec une joie empressée qu’il a accepté de participer à notre rencontre avec le petit peuple du Salon…
Père Ubu ( ébahi…) : -Qui c’est celui-là.?..
French-Cancan : -Je vais te dire qui je suis… Un énhaurme professionnel de la plume et du caquet… qui a le souci, Lui, du Bien commun, de l’ Intérêt général, des Valeurs de la République…
Une voix ( farce, vulgaire et dans un gros rire) : – … des voleurs de la raie publique… oui !
French-Cancan ( imperturbable et pénétré ) : -du Vrai… de la Vérité vraie…
Mère Ubu -pourquoi ? y en a une fausse ?
French-Cancan ( très cabot et gesticulant ) : -Je suis brasseur de Nouvelles mes bons… et faiseur d’opinion publique… mon job c’est l’expression… j’aime m’exprimer et je m’exprime… je me montre, j’excrète, j’éjacule… à pleines colonnes, à longueur de pages, au fil des numéros de mes publications… moa le grandissime.. moa l’illustre… moa l’auto-proclamé cogitopenseur reconnu, encensé, célébré de la Poldavie… Les simples achètent ma presse… je leur permets de s’y défouler… ils ont confiance… ils réclament des têtes… je les leur donne… ( un clin d’oeil) enfin pas toutes, évidemment…Voyez ma popularité !… moa le grand Tribun de cette fin de siècle poldave… (bas) Les braves bêtes… ils croient ce qu’ils lisent… peuple soumis, peuple énervé, peuple d’idiots… Ah! Popu…!
Bonimenteur ( en a-parté ) : -Quel histrion… il se croit malin… mais ça le démange… il pousse la vanité si loin qu’il ne peut s’empêcher de dévoiler ses trucs…
Mère Ubu. -Si t’es si intelligent, dis-nous comment qu’on fait pour payer moins d’ TVA sur not’ lait… et nos cochons…
French-Cancan -brave femme… n’as-tu jamais entendu parler du vote-citoyen et de la Réforme morale de Poldavie ?
Mère Ubu -De quoi ? que je rote citoyen… encore un qui se fiche de nous… tous les mêmes… c’te galère!… qu’est-ce qu’on est venu foutre ici… allez Père Ubu… on va voir les ch’vaux… on s’en va !… >
*
 Voilà cher Louis Ferdinand une partie fort abrégée de la représentation … aristophanesque et un peu grasse j’en conviens… à laquelle il m’a été accordé d’assister…
Tu me concèderas néanmoins que c’est là une scène assez divertissante et imprévue…
Ah !… la tête des Importants, des Engagés et des Enragés… des docteurs de la Loi…
A ce propos il me revient que, dernièrement , un naturel du pays m’a fait part de sa perplexité quant à l’évolution récente des moeurs des idées et des clichés en Poldavie.
Il prétendait y avoir observé une regrettable <régression de la vie intellectuelle>.
Ainsi remarquait-il qu’ il n’y a pas si longtemps, le dogmatisme idéologique tant religieux que politiste avait cédé la place à l’ironie, à l’humour, voire à l’ hypercritique. Chacun pouvait naguère exprimer les paradoxes les plus impertinents, développer les thèses les plus insolentes, proposer les hypothèses les plus stupéfiantes -on avait même pu créer, rends-toi compte, une section locale du Collège de ‘Patagonie !… et sans que personne ou presque ne s’en offusque.
Une agréable atmosphère de frivolité avait, semble-t-il, gagné la plupart des esprits…
Aujourd’ hui les choses auraient bien changé…et < une petite horde d’ idéologues patentés, ombrageux et sectaires > -qui s’entrelardent, s’entrecélèbrent continuellement et se baptisent eux-mêmes < Nouvelle Compagnie du Saint Sacrement >, organiseraient une véritable police de la pensée.
Celle-ci imposerait sans vergogne, notamment dans les milieux de la  » culture et de l’éducation  » par le biais des médias de l’état poldave, un ordre moral curieusement baptisé « citoyen » (sic) à un peuple désormais en voie de crétinisation avancée.
Une partie de ce ce peuple se laisserait ainsi « éduquer » par ces nouveaux < Amis du Genre Humain> , par leurs acolytes et leurs relais, par leurs « sociétés de pensée », par leurs réseaux et leurs agents…
Il est vrai qu’à fréquenter les lieux-dits  » de la culture et de la communication » poldaves, on a parfois le sentiment de subir la pesanteur d’une espèce de totalitarisme mou et insinuant -ce qu’on appelle ici habituellement et d’une manière euphémisée < le néo-conformisme de la bien-pensance >.
La Poldavie qui se targait, il n’y a pas si longtemps, d’être -excuse du peu, une « République des Esprits « -, serait devenue maintenant une espèce d’ invraisemblable patchwork, ahurissante démocratie de rustiques cultures primitivistes et de ghettos ethniques, religieux et sexuels, où chacun -dans un climat bruyant et délétère de rivalité qui l’opposerait à tous les autres et où tous se haïraient-, s’efforcerait par la pression et le lobbying de passer de l’état de minorité agissante à celui de minorité hégémonique.
Tous se recommandant -sans rire comme il se doit, du < Respect de l’ Autre…>.
Et pour arriver à leur fin -mécanisme qui dans ces matières ne saurait étonner une personne aussi avertie que toi, il leur faudrait évidemment imposer par la gesticulation et l’invective leurs marottes et leur certitudes respectives dans la Presse et sur les Ondes…. Je te laisse imaginer la bousculade, l’énergie, le papier et la salive dépensés par tous ces énergumènes…
Décidément mon ami, la frivolité est ici fort mal portée…
Cela dit, et c’est pour nous une évidence…rien là de bien nouveau sous le soleil… car comme tu le sais -suivant en cela l’ Ecclésiaste et notre Maître Lucrèce :
< Eadem mutata resurgo…>
Je dois cependant avouer avoir été bien diverti par la bouffonnerie de tous ces furieux…
Mais je m’aperçois que mes < rogatons> , comme disait Scarron, excèdent la mesure ; et je ne me permettrai pas plus longtemps d’ abuser de ta patience. J’espère avoir prochainement des nouvelles de ton lointain, navrant et définitif exil…Tu nous manques…
Sois certain de mes meilleurs sentiments. Ton, toujours fidèle, Bardamu.
( 30.11.99 )
 
AUPRES DE LA MORT ( de la ‘pat / agonie ).

Le galop du Bai brun résonna tout le jour.
Le soleil se coucha, la nuit envahissait l’ Ardenne.
Il parvint aux confins du profond cours de Meuse.
Là sont la ville et le pays haïs des Chimériens,
Couverts d’ un voile de brume.
Il mit pied à terre, soulagea le coursier,
Alifan à la belle robe,
Et se dirigea vers les ruines
Promises par Sandomir.
Il attendit longtemps.
Puis l’ Ombre survint…
 
L’Ombre : – Tu as fait long voyage Patadelphe
Et ton cheval est épuisé
Si j’ en juge à l’ humide encolure…
Parle, quel est ton voeu ?
Patadelphe : -Ombre tutélaire,
Je suis venu consulter ta sagesse
Et calmer ma perplexité.
Depuis bien longtemps je m’ interroge…
Les études furent vaines, les efforts décevants.
Partout je ne rencontrai qu’ esbroufe et faux-fuyants.
Propos oiseux, et vaticinations,
Assurances infondées, sèches dissertations…
Réponds je t’ en conjure, satisfais ma demande :
Dis-moi pourquoi, ainsi que le Frondeur l’ écrit :
< Ni le soleil ni la mort ne se peuvent En face regarder > ?
Peut-on de la mort triompher ?…
 
L’Ombre : -Tu es bien téméraire Patadelphe
A désirer percer les secrets des Nornes.
Ainsi tu désires pénétrer le Livre des Destinées…
Mais sais-tu seulement ce que tu dis,
Sais-tu même de quoi tu parles ?
Et pourras-tu jamais concevoir l’ inconcevable
Et accepter l’ insupportable ?…
Serais-tu prêt tel Odin le Dieu magicien
A donner ton oeil à la connaissance ?
Patadelphe : -Tel Odin suspendu au Frêne du monde,
Non loin de la fontaine Mimir,
Je suis prêt.
 
L’Ombre : -Ta témérité m’ émeut mon fils…
Soit… écoute-moi…
Pour prétendre < de la mort triompher >,
Il faudrait tout d’ abord qu’ elle existât…
 
Patadelphe : – … qu’ elle existât !… Quel est ce paradoxe ?
< Il n’ y eut jamais d’ homme qui échappât à la Moire >,
Déclama le Poète…
 
L’ Ombre : -Certes l’ Aveugle ne saurait nous décevoir…
Cependant il n’ en va pas ici du vulgaire décés…
Mais de la mort…
Gardes-tu en l’oreille la parole de votre Montaigne,
Le très sage ?
 
Patadelphe : -Il me semble…
 
L ‘Ombre :
< -la mort est moins à craindre que rien, s’ il y avait quelque chose de moins… elle ne nous concerne ni mort ni vif ; vif parce que vous êtes ; mort parce que vous n’ êtes plus >.
 
Patadelphe : -Du Jardin le vigoureux Sceptique suit la leçon :
< La mort n’ est rien pour nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensation ; or la mort est la privation complète de cette dernière… >
 
L’Ombre : – Peut-on dire les choses plus simplement ?…
Qu’ est-ce donc que la mort… si ce n’est pur fantasme
Aussi puéril que dérisoire…
Chaînes, squelettes, faux… sabliers et gémeaux…
Anticipation de l’ impossible état
D’ une conscience inconsciente…
Effet d’ illusion… simple complaisance à soi…
 
Patadelphe : -Que ma mort ne soit rien
Que la peur anticipée d’ un état sans pensée,
Je puis certes l’admettre…
Mais cela m’empêchera-t-il de désespérer
De perdre la vie ?
 
L’ Ombre : -Je reconnais à l’ Epicurien l’ objection adressée …
Bayle le premier la formula…
Mais peut-être s’ est-il égaré en un aventureux propos…
< Ces philosophes (…) supposent que l’ homme ne craint la mort que parce qu’ il se figure qu’ elle est suivie d’ un grand et positif malheur. Ils se trompent, et ils n’ apportent aucun remède à ceux qui regardent comme un grand mal la simple perte de la vie. >
 
L’objection touche-t-elle au but ?
Je te montrerai qu’ il n’en est rien…
 
Patadelphe : -Mais la disparition des autres,
De tous les autres ?
 
L’Ombre : -Des anonymes ?
Sauf à donner dans la nécrophilie
Et à partager de la Chambre verte le truffaldien syndrome,
-Sois franc !
As-tu jamais interrompu ton aimable déjeuner
D’ apprendre les effets dévastateurs
D’un cyclone, d’une émeute ou d’une épidémie,
Qui massacrèrent une cité ?
Qu’est-ce donc là sinon image et représentation ?
De ces nombreux défunts la perte n’ est rien
Pour vous, les mortels…
 
Patadelphe : -Ombre irréfragable, tu dis vrai…
Il me faut te l’accorder…
Reste de mes proches, de ceux que j’aime,
Le néantissement affreux…
 
L’Ombre : -Certes tu souffriras le deuil
De leur définitif oubli.
Mais cette disparition ultime
Est-elle si différente
De leur disparition continuée ?…
 
Patadelphe : -Tu parles en énigme… Je ne saisis pas ta pensée…
 
L’Ombre : -C’est que vous, les mortels,
Vous vivez dans l’ illusion
De la permanence
Et de la substantielle réalité des choses…
Or tout ce qui est ne cesse de mourir
< Apparaître, paraître, disparaître >
Telle est la Loi.
Par l’ écart et la perturbation…
Et contrairement au bergsonien propos,
La continuité n’ est que la discontinuité même.
Tout passe et rien ne demeure…
Ainsi que l’affirme Vladimir le subtil,
L’être se réduit à un < Je ne sais quoi >,
Et < à un presque rien >.
La primitive, apparence d’une existence,
N’est que dérivée de dérivées…
Rythme de rythmes qui s’engendrent,
S’enchaînent et s’évanouissent,
Jusqu’à l’ ultime borne de la brève odyssée
De votre vie.
Marc-Aurèle jadis le souligna :
< Le temps de la vie de l’homme, un point ; sa substance, un flux ; ses sensations, ténèbres ; tout l’ assemblage de son corps, une proie pour la corruption ; son âme, un tourbillon ; son sort, une énigme ; sa réputation, une opinion aveugle ; en un mot, tout, dans son corps, écoulement, dans son âme, sonde et fumée… >
 
 Patadelphe : -Parole d’ Empereur, de Guerrier… d’ Aristocrate, de Cavalier…
 L’Ombre : -Comprends-tu à présent ?…
 Patadelphe : -Il me semble…
 
L’Ombre : -La mort n’est donc rien pour vous…
Mais est-elle si différente de cette vie à laquelle vous tenez tant ?…
Si craindre la mort est un leurre,
Ne pas craindre la vie en est un pire encore !
Car si exister c’ est ne jamais cesser de mourir.
C’est, des choses, des autres et de soi
Faire le deuil continué.
Et -dit l’Ephésien : < Jamais tu ne te baigneras deux fois dans le même fleuve>
Sentence cent fois discutée par votre philosophie,
Jamais réfutée.
Comment dans ces conditions pourriez-vous prétendre
A < triompher de la mort > ?
A supposer que vous puissiez jamais < la regarder en face >…
Ce qui est, tu le sais désormais, impossible…
L’ inquiétante Maxime telle un vain prestige,
T’auras donc égaré, Patadelphe…
*
Patadelphe : -Maintenant que je sais, et qu’ il me faut partir,
Dis-moi Oracle ce qui m’attend.
Enseigne-moi sans rien dissimuler.
Dis-moi ce que les Moires auront filé.
 
L’Ombre : -Tu désires un doux retour, Patadelphe.
Les hommes vont te l’aigrir.
Grand est leur ressentiment et fielleuse leur mémoire.
Car je ne pense pas qu’ ils oublient.
Leur âme est pleine de rancune.
Malheur à celui qui a percé à jour les secrets des Nornes.
Que la vie soit plus à craindre que la mort,
Que le deuil accompagne chaque instant
De leur misérable existence,
Que hasard, écart et perturbation soient la Loi du monde,
Ils ne sauraient l’ accepter.
Ils ne sauraient le laisser dire…
Médite la parole de Lucrèce :
< Si les hommes pouvaient, de même qu’ ils semblent sentir au fond du coeur le poids dont la lourdeur les accable, apprendre à connaître d’ où vient le mal, et pourquoi ce lourd fardeau de misère séjourne dans leur coeur, ils ne vivraient pas comme nous les voyons pour la plupart… >
Si tu suis mon conseil tu pourras néanmoins aboutir.
Lors donc que tu auras débouté les Prétendants au réel ,
Et vaincu par la ruse et l’argumentation
Leurs vaniteux sophismes, leurs pauvres balivernes,
Tu devras repartir sur le Net en emportant ta bonne rame.
Et après mille détours,
Sur les méandres du fleuve électronique
Tu parviendras enfin au séjour des Patagons.
Là tu pourras jouir en paix de l’ Ascience.
Là s’ouvriront pour toi les Trésors de la Vidéothéque :
Fables, Systèmes, Utopies, doctes Spéculations,
Délires et Vaticinations,
Visions…
Les saintes hécatombes de la folie humaine.
Puis la mort viendra te chercher.
Une mort très douce qui
Dans un dernier sourire
S’ abattra sur toi.
Et tu seras heureux…
Va !… Séparons-nous, je n’ ai que trop parlé.
 

 LA MORT D’UHLAN
< Il se retourna vers Milady. Elle vint se frotter contre sa joue. Il flatta une dernière fois ces flancs, ce coeur qui avait battu si souvent entre ses jambes, il l’ embrassa sur les naseaux et lui caressa les yeux. >
Paul Morand, Milady
 
C’était en juillet. Les Grandes Ecuries étaient désertées et Charmante concourait à Fontainebleau. Au National des Sociétés. Elle montait Wilmer, l’Hanovrien que le Cadre Noir lui avait prêté en urgence et pour l’ occasion.
Car l’avant-veille de la première épreuve Lemaitre s’était aperçu d’une anomalie à l’examen des fientes douteuses de son cheval.
La chaleur était torride et on redoutait des coliques toujours possibles qui pouvaient enlever les équidés en quelques heures.
Par sécurité Philopata était donc resté aux Ecuries pour veiller Uhlan.
C’était un petit cheval bai brun de robe, sec et vif, sans grandes allures, plus très jeune mais parfaitement dressé et qui convenait à une novice selon l’ antique adage équestre < A jeune cavalier, vieille monture >.
Charmante avait fait ses premières armes avec ce Selle-Français qu’elle travaillait quotidiennement et qui lui avait permis d’enlever ses premiers trophés.
Un soir, veille de la Fête-Dieu, le palefrenier de la cour du Piquet de compétition téléphona à Philopata pour l’ avertir du comportement anormal du Hongre. Il se roulait dans son box comme pour se débarrasser d’ une gène intolérable.
< -Il semble beaucoup souffrir, avait dit Gérard. J’ai fait prévenir le Véto… >
Quand Philopata entra aux Ecuries il trouva Dolorès, la monitrice du Poney-Club et Lemaitre en discussion. A leur côté un homme au visage très juvénile regardait le cheval qui soufflait, avec le calme et la distance propres à l’indifférence apparente.
C’était l’expression du sang-froid de l’ homme de l’art.
Capet était un vétérinaire stagiaire dont Philopata apprit par la suite qu’il était sur le point de soutenir sa thèse. Dolorès l’avait en profonde estime. < C’est sérieux, dit-il , après avoir salué l’administrateur. Votre cheval fait une torsion intestinale… >.
Philopata, cavalier d’expérience, avait immédiatement saisi la portée du diagnostic. Il était synonyme de condamnation. Il put cependant apprécier la détermination et la compétence du jeune homme qui mit un point d’ honneur à sauver Uhlan.
< -Prenez lui l’ antérieur et tenez-le fermement ! Vous mademoiselle… au licol… >
Et il le perça.
Il l’ avait trocardé à gauche pour soulager un ventre devenu énorme sous l’effet des gazs accumulés par l’obstruction de la torsion. Un sifflement spectaculaire se fit entendre qui libérait les intestins des émanations mortelles.
Puis, l’ayant tiré à grand peine hors du box et endormi, il lui avait lié les pattes, et le corps fut soulevé par le Manitou. Après quoi, réunis de part et d’ autre autour du malade, ils lui donnèrent des poussées de genoux sur les flancs et le remuèrent sans ménagement jusqu’ à ce qu’il reprenne conscience, dans l’ espoir de dénouer le noeud des viscères à l’ origine du ballonnement.
Les soins d’accompagnement donnés, le jeune Véto avait risqué un pronostic. Il ne cacha pas ses réserves sur le succès de son intervention : < -Surtout pas de nourriture… Vous pouvez le rafraîchir…Ce qu’ il faut, c’est le transporter dans un Van… Allez sur les chemins de campagne… Plus il y aura de cahots, mieux ce sera… il faut absolument que ça bouge et que la torsion se dénoue… >.
Philopata avait donc pris son Van et après quarante-huit heures de tape-cul dans les ornières des environs, le miracle eut lieu… les intestins se dégagèrent et le cheval parut soulagé.
C’était un animal courageux. Et il était visible qu’il savait lutter contre la mort. Le père de Charmante avait remarqué son manège quand -après avoir été baigné au jet-, il prenait de lui-même une diagonale dans la carrière olympique en reculant avec précaution pour revenir lentement mais en allongeant le pas, comme s’il avait adopté en toute connaissance de cause une gymnastique adaptée à sa souffrance.
La lutte de cet animal taciturne était poignante. Philopata l’aidait ; il était évident qu’Uhlan avait compris l’ intention de l’ homme.
Le troisième jour, on crut avoir gagné…
Ce n’était qu’une rémission. Vers midi le palefrenier s’aperçut avec horreur que le cheval « perdait ses sabots »…
C’était la fourbure !
Bloqué sur ses quatre membres, les pieds congestionnés et pris comme dans un étau, leur corne déchaussée, Uhlan, en proie à l’intolérable souffrance qu’on pouvait lire dans l’ expression de ses yeux, se raidissait dans un dernier effort contre le mal.
Philopata avait alors consacré les dernières heures de la journée à le rafraîchir, essayant mais sans doute en vain, de le soulager. Il lui parlait très doucement comme à un agonisant qu’on veut accompagner amicalement vers sa fin.
Reconnaissant mais conscient de l’impuissance de l’ homme, le cheval était exténué.
Il aspirait à la mort.
Vers la sixième heure, après qu’on lui eut donné l’ultime friandise d’une pomme, le Véto avait euthanasié Uhlan…
( 20.12.99 )

DU <QUOTIDIEN > CET ETRANGE OBJET DU DELIRE
 

< La perception d’ une petite ville du sud de la Poldavie est plastiquée. L’ attentat est revendiqué par une vague organisation de  » libération régionaliste « . Commentaire d’ un Ministre Premier de la République poldave : « Cette action est lâche car elle atteint des braves gens qui vivent paisiblement leur quotidien  » > ( Dépêche de l’A.F.P.)

 Patadelphe : – On ne saurait exprimer plus ingénument l’arrogance et la fatuité du clerc en fonction. Autant comparer les  » braves gens  » à des bovins qui broutent leur pré et qu’on ne doit distraire sous aucun prétexte… sinon pour les divertir… les amener au < Voiturin à Phynances > ou… sur les lieux de < l’ équarissage pour tous >…
Ubudore : -Il est vrai… Comme disait il n’y a pas si longtemps, l’ habituel mépris au coin des lèvres, un sauveur de la nation : < ils vont veauter…> !
Patadelphe : -Peut-être peut-on aller plus loin… Et d’abord comment comprendre cette expression condescendante : < leur quotidien > ?…
Ubudore : – … au sens de la platitude, de la banalité, du caractère prosaïque d’une routine sans grand relief…
Patadelphe : – … donc par contraste avec un autre type d’ existence -valorisée celle-là, et entendue comme originale, extraordinaire… voire romanesque…
Ubudore : – … sans doute…
Patadelphe : -Mais peut-on réellement échapper au quotidien, peut-on s’ évader du quotidien ? A quoi prétend donc cet ambitieux projet ?…
Ubudore : -… il s’agit du voeu de se dégager de l’ornière des habitudes… du désir de sortir des sentiers battus…
Patadelphe : -… extra-vaguer ?…
Ubudore : -Certainement…
Patadelphe : -Peut-on alors mieux signifier que par ce terme la rodomontade de ces politiciens à idées qui prétendent, eux, vivre quotidiennement hors du quotidien afin de… maîtriser plus « rationnellement  » le quotidien des autres ?
Ubudore : -Fantasme ordinaire des visionnaires de la chose politique, mon ami…
Attitude fort banale et fort… quotidienne de la cléricature en situation d’imposer aux manants ses « analyses », ses « bilans », ses « perspectives », ses… »vues ».
Patadelphe : -Certes. Mais il y a plus… et certainement ceci : derrière le délire des professions de foi et le tohu-bohu de l’engagement perce le désir obscur d’ échapper à la répétition, à l’ ennui… cette funeste mais irréductible passion des hommes…
Ubudore : – … mettre un peu de sel dans ce plat de nouilles, en jouant un rôle, en passant de la salle à la scène… le procédé est vieux comme le monde….
La politique serait-elle une affaire de vanité ?…
Patadelphe : – … et selon les deux acceptions du mot ; car elle est -dans la succession de ses divagations, une tentative impossible bien qu’ indéfiniment réitérée… d’ échapper à la mort, dans la fuite en avant et l’ étourdissement procurés par l’ « action », le choc des « programmes », l’opposition des « valeurs » et l’ affrontement des  » idées « …
Ubudore : – … l’ agitation pour l’ agitation… Ne s’agit-il pas somme toute de se donner des sensations ?… ivresse d’ « événements » qu’on espère « historiques », frénésie de rencontres, de rendez-vous, de contraintes de calendriers, d’ interviews… le tourbillon…
Patadelphe :- Bref, derrière la présentation édifiante, pieuse et moralisante de la chose, la pénible réalité des faits… Il faut délirer pour vivre … et par le délire tenter de s évader…
Ubudore : – … de la platitude et de l’ horreur du quotidien…
 
DANS LE SILLAGE DE MARTIN H. 

DE LA PERTURBATION ( A penmarch )
Ubudore: -Quelle tempête !…
Patadelphe : -Quelle souffle !… cramponnez-vous !… nous allons être emportés…
Ubudore : -Emportés, portés, déportés… N’ est-ce pas là le sort habituel des choses et le lot commun des hommes ?
Patadelphe : -Il est vrai.. Les Nornes ne nous font pas de cadeaux…
Ubudore : -Quand passera la perturbation ?…
Patadelphe : -… celle-ci … dans quelques heures… attendons le front froid.
Ubudore : -Celle-ci ?…
Patadelphe : -On n’échappe pas aux perturbations… Elles sont le régime général du monde… de notre monde… D’autres ont précédé, d’ autres suivront… Au moins sommes-nous prévenus… et à nous d’ en tirer les conséquences… Gagnons le couvert…
Ubudore : – Le spectacle est magnifique…
Patadelphe : -Supérieur à tout ce qu’ un Joseph Vernet eût pu imaginer… On dit qu’ à l’instar du valeureux héros d’ Homère, ce peintre de marines avait coutume de se faire attacher au mat des navires de la Royale où il embarquait, afin de ne rien manquer des magnifiques désordres de la nature…
… afin d’ assister au commencement… avant le commencement…
Ubudore : -La belle expression… dans la manière des premières mesures de la Neuvième Symphonie…
Patadelphe : – … les fameux sextolets … analogie vertigineuse mon ami… selon la vision grandiose de Furtwängler…
Ubudore : -Nous disposons d’ un peu de temps… Et si nous pénétrions nous aussi… dans < l’ origine du monde >…
Patadelphe :- métaphore hardie… Il me semble entendre les rires et le babil de quelques Freudiens…
Ubudore : -Laissons ces doctes à leurs fantasmes… mon propos n’a d’autre prétention qu’ à la bluette ou à la sornette < ‘pataphysique >…
… non pas à la trop facile dérision mais… au dérisoire…
Patadelphe : -< Cosmogonie > et < ontologie > seraient donc à notre programme… cela est bien ambitieux…
*
Ubudore : -Par où commencerions-nous ?
Patadelphe : -Par l’ étymologie…
Ubudore :-Il nous faudrait un Magnien-Lacroix, un Grandsaignes, un Benveniste… tout ce qui nous fait défaut…
Patadelphe :-… rassemblons donc nos humanités… et donnons-nous le plaisir de pasticher la méthode de Heidegger…
Ubudore : -Pastichons… je vous suis…
Patadelphe : -…< Perturbation > … le mot a pour pivot la racine indo-européenne : < twer >… du sanskrit < tvârati >, il se hâte.
Ubudore : -D’ où le grec < otrunô >, exciter ; puis le substantif < turbê >, tumulte…
Patadelphe : -… et le latin < turba >, désordre , foule en mouvement. D’ où < turbare >, troubler ; puis enfin < perturbare > , bouleverser.
Ubudore : -Passons au préfixe… < per >. En tant qu’ intensif il possède une fonction de renforcement : ( troubler profondément ) . Mais serait-ce trop solliciter l’ étymologie que de le rapprocher d’ une seconde racine indo-européenne, < per >, qui enveloppe l’ archaïque idée générale de < procurer >, de < mettre au monde > ?…
Patadelphe : -Sollicitons…
Ubudore : -De là l’ aoriste grec < poreîn >, procurer; et le latin < parere >, enfanter.
Patadelphe : -Comme à l’ordinaire, l’ étymologie éclairerait tout et nous tiendrions l’ idée…
< Per-turbation >, signifierait alors selon cette voie : < ce qui enfante dans le tumulte, ce qui naît du trouble et du bouleversement >…
Serait-il en outre excessif de rapporter cette lointaine « étymologie  » au concept contemporain de < chaos déterministe > ?…
Ubudore : -Rapprochement fort audacieux, anachronique certes mais fondé parce que suggestif…
Qu’ en aurait néanmoins pensé le < Grand Forestier > en sa hutte, le vieux Maître de la Forêt Noire ?…
Patadelphe :- Je ne sais… Mais laissons ses mânes en paix… bien à l’ abri des rôdeurs, les vigilants calomniateurs et  » redresseurs de torts « … qui n’ aspirent qu’ à la cendre de ses livres…
Notons cependant que l’ idée est déjà évoquée par Platon en son Banquet lorsque Phèdre, premier intervenant du dialogue, appelle à la rescousse Hésiode, sa Théogonie, Acousilaos et sa Geneseis…
Ubudore : -Les < Mâtinaux >, selon la belle expression de René Char, placeraient donc la perturbation non seulement au coeur de l’ être mais à l’ origine du monde…
Antique cosmogonie…
Patadelphe : -Il s’agirait plutôt du < chaos >, notion voisine certes mais quelque peu décalée…Concept clef de la Cosmogonie en effet… du moins de ce côté de la Méditerranée… Passons maintenant à la métaphysique, à la < nature > de la chose..
 

Lucrèce, par Tristan Bastit


 Ubudore : -La < perturbation >, fille de déviation -dans la langue d’ Epicure, de < Clinamen >, se présente comme instabilité créatrice au coeur du changement, au plus profond comme à la surface du  » réel « … et en dehors de tout dessein, de toute intention.
Thèse ahurissante où l’ insensé fait sens, où le <  » hasard  » > opère proprement à l’aveugle et génère les choses, leurs états et leurs mélanges dans l’ émergence aléatoire, la pure contingence des répétitions phénoménales et l’ absence de finalité.
Thèse la plus radicalement irreligieuse qui soit ; et notoirement odieuse à la Théologie, à ses branches et à ses succédanés.
Patadelphe : -C’est pourtant là une des propositions cardinales de la < ‘pataphysique > , jadis développée par < O. Votka > en un génial et … saisissant raccourci.
Il y met en effet en perspective ( Cahiers 22/23 ) d’une part l’ idée de < déviation >, -le fameux, scandaleux et assez généralement incompris < clinamen> des matérialistes de l’ Antiquité, sa fonction perturbatrice, et d’ autre part les contemporains théoriciens de la < turbulence>…
Ubudore : … précédant ainsi les développements les plus récents de la <  » théorie du chaos  » >.
Patadelphe : Je cite :
< …( Epicure ) a saisi qu’ au centre de toute pensée comme de toute réalité ( qui n’est jamais pour quiconque qu’ une pensée de la réalité ), il y a une aberrance infinitésimale, une inflexion impensable, qui cependant oriente ou désoriente tout. Le clinamen est bien autre chose qu’ un < hasard > ou qu’ une < chance> comme on le dit souvent. C’est une notion dérisoire qu’ Epicure a l’audace de placer au principe, alors que tous les autres ne l’ accueillent , par concession à l’ humaine fragilité, que sur les marges de la connaissance…>
Et encore : < Car c’ est ce clinamen principiorum, si faible qu’ on peut le tenir pour négligeable (diraient les modernes ), si incertain qu’ on en peut rien dire, si limité qu’ il ne change pratiquement rien au mouvement linéaire, -c’est cependant lui qui, s’ additionnant à lui même, permet d’ être à tout, -et par dessus le marché à l’ homme d’être libre ! Sans lui en effet les atomes ne se rencontreraient jamais, dont les chocs, les rebondissements, agrégations et mutations sont la réalité. >
Ubudore : -le < clinamen > , instrument de rencontres… cela laisse rêveur…
Patadelphe : -Il faudra -si je ne m’ abuse, attendre Michel Serres et sa récente étude sur < La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce>, pour que l’ idée épicurienne de < perturbation > reprenne tout son sens, sa portée, sa fécondité et sa valeur -non seulement < dans le texte de Lucrèce >, en lui même, – ce qui ne présenterait qu’ un médiocre intérêt historique, mais -et c’ est là le point important, au sein même de la cosmologie, de l’ ontologie, de l’ éthique voire… de l’esthétique… du chaos.
Ubudore : -Mais qu’est-ce que le < chaos > ?…
Patadelphe : -Une catégorie spéculative de type poétique ou métaphysique qui désigne la matière de notre expérience et par une audacieuse extension la totalité de l’être… C’est < l’ indifférencié >, le < bruit de fond >, l’ impensable, l’ innommable, le  » réel  » avant l’ information, avant le sens et avant l’ordre…
Ubudore : -Et la < perturbation > ?…
Patadelphe : – … c’est l’ autre catégorie du drame onto-cosmo-gono-logique. Elle signifie l’ < événement >, la singularité qui fait relief au sein de ce chaos… puissance de différenciation et d’émergence qui génère – » arbitrairement  » si l’on peut dire, l’ordre, la forme, la structure… instabilité d’où naissent les ilots de stabilité éphémères que sont les êtres et les choses, les vivants et les  » dieux  » , les intérêts les sentiments et les idées, les institutions, les sociétés, les cultures… les figures du cosmos…
Ubudore : -…il s’agit donc d’ une expression ou encore -dans la terminologie de Spinoza, d’ un mode de l’ être, et non pas seulement d’ une < pensée de la réalité >, ainsi que l’affirmait dans son nominalisme le Prince de la ‘pataphysique…
Patadelphe :- … qui versait comme quiconque son tribut à l’ époque… L’ idée est en effet -pour parler la langue de Leibniz, bien fondée …. et la ‘pataphysique n’est pas une variété d’idéalisme ni une expression de la < philosophie de l’ expérience >, comme on a pu naguère le suggérer.
(—)
Ubudore : -Autre chose…Les notions de < Chaos > et de < perturbation > ne désignent-elles que des intuitions métaphysiques ?… Que disent les scientifiques ?…
Patadelphe : -Il faudrait entrer dans le détail de leur réseau conceptuel…et convoquer en queue leu leu chacune des disciplines empiriques pour mesurer la portée exacte de la nouvelle phénoménologie mathématique du chaos et de l’ antichaos…
… celle qui naît aux Etats-Unis à la fin des années soixante-dix…
Ubudore : -Notre perturbation semble se calmer… nous disposons d’ un peu de temps… Mais poursuivez…
Patadelphe : -< système dynamique > , < oscillateur > , < sensibilité aux conditions initiales >,< catastrophe >, < non linéarité >, < attracteur étrange >, < mutation >, < discontinuité >, voilà quelques uns des opérateurs fonctionnels par lesquels se modélise la nouvelle image du « réel « , et quelles qu’en soient les échelles d’approche…

arrêtons-nous par exemple au concept de < catastrophe >…
Ubudore : -Vieille intuition de Cuvier… les cataclysmes ponctueraient l’évolution des espèces et rythmeraient le cours des choses… De ses études portant sur certains fossiles de vertébrés il en avait déduit l’ élimination par une série de brusques bouleversements …
Patadelphe : -Cette idée que < les catastrophes puissent rythmer l’ histoire du monde vivant >, n’est pas dépourvue de fondement contrairement à la répudiation rapide dont elle fut l’objet à l’époque du Lamarckisme puis du Darwinisme…
Nous savons depuis peu que cinq grands cataclysmes ont ponctué l’ évolution des espèces et que si la disparition des grands Sauriens il y a 65 millions d’années est bien connue, quatre autres extinctions, conséquences de cataclysmes naturels l’ont précédée…. » crises  » violentes qui ont modelé le monde terrestre… La < crise majeure >, -si l’on peut employer cette anthropomorphique expression, la plus importante pour la vie sur terre, serait selon de nombreux paléontologues, celle qui a frappé le globe à la fin du Permien, il y a 250 millions d’années…
Depuis l’apparition de la vie sur terre la pression du milieu a été si importante qu’ à différentes reprises elle s’est ainsi traduite par des hécatombes….des manières de < déluges >…
Ubudore : -C’est donc la < « catastrophe  » > d’origine environnementale, associée au mécanisme de la < pression de sélection >, liée elle même à ces microperturbations que sont les < mutations génétiques >, qui constituerait – à défaut d’intelligibilité, du moins la trame de l’évolution des espèces…
Patadelphe : -Cette idée de < catastrophe >, est donc un opérateur explicatif d’ inintelligibilité. Ce qui n’est pas sans me rappeler dans un tout autre contexte, Rousseau…
Ubudore : – … je crois saisir votre rapprochement… le problème de < l ‘ origine des Langues > ?…
Patadelphe : -En effet … pour tenter d’ expliquer – longtemps après Lucrèce, l’ émergence des sociétés humaines et le passage, la brutale discontinuité de la nature à la culture…
Ubudore : -Selon les réminiscences de ma lointaine Khâgne il me reste en l’esprit quelques bribes d’une page à juste titre fameuse que les contemporains Structuralistes -dans leur dégoût de l’ histoire et de la < problématique des origines >, se sont appliqués à recouvrir du voile pudique de l’oubli :
< Celui qui voulut que l’ homme fût sociable toucha du doigt l’ axe du globe et l’ inclina sur l’ axe de l’univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain : j’ entends au loin les cris de joie d’une multitude insensée ; je vois édifier les palais et les villes ; je vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les peuples se former, s’ étendre, se dissoudre, se succéder comme les ilots de la mer ; je vois les hommes rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s’ y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l’union sociale et de l’utilité des arts. >
Patadelphe : -Extraordinaire, poétique mais tout à fait plausible Vision où la perturbation, où l’ accident autorisent dans la discontinuité et par la catastrophe l’ émergence de l’ humanité civilisée.
Et si Rousseau, chrétien, substitue dans l’ Essai sur l’ origine des langues la < volonté providentielle > au lucrétien < hasard >, le mécanisme à l’oeuvre repéré est bien semblable : perturbation infime, clinamen, singularité catastrophique ou condition initiale dont l’ amplification amène le monde à l’ être… par où le chaos se fait déterministe et créateur.
Ubudore : -Il ne faudrait cependant pas oublier mon cher Patadelphe que la < théorie des catastrophes >, demeure cependant et avant tout une théorie mathématique… qui s’applique à la manière d’ un modèle à toute une classe de phénomènes empiriques… météorologiques, évolution de espèces, géologie, flux financiers, devenir des civilisations…
Patadelphe : -Certes… mais est-ce bien le moment et le lieu d’entrer dans ces détails ?… Nous aurons sans doute l’occasion d’ y revenir d’ une manière plus circonstanciée.. Plus intéressant pour nous ‘pataphysiciens serait -me semble-t-il, le rapprochement à opérer de l’idée de < perturbation > avec la catégorie religieuse de < miracle >.
 

DU MIRACLE

Ubudore : -De miracle ?… et par quel biais ?
Patadelphe : – Celui de la < singularité >, de l’ < exception >…
Notez le caractère véritablement stupéfiant, insolite, du réel… tout y est unique, y compris les répétitions et les répétitions de répétitions, et d’ un certain point de vue, -celui de la probabilité, « miraculeux « … Le ‘pataphysicien  » rejoint  » ici paradoxalement le mystique et sa louange du réel pour lequel si « tout est grâce « , don, il est des événements qui échappent aussi bien aux  » lois naturelles « , à la raison humaine, et qui relèvent d’un autre ordre… qui relèvent d’une autre dimension.
Mais là s’arrête aussi l’analogie…
Ubudore : -… Cependant pour le mystique le miracle est une singularité providentielle, un événement hyperphysique, surnaturel.. un prodige, une merveille…
Patadelphe : -C’est en effet le sens du terme de < miracle > selon l’ étymologie : < événement ou fait inexplicable par les lois de la nature >. Ou encore : < effet qui ne dépend d’ aucune loi ni connue ni inconnue>, écrit Malebranche.
Et par suite événement qui prend une signification religieuse et qu’on attribuera à l’action directe du dieu. C’est la définition classique de Thomas :< les choses faites par Dieu en dehors des causes connues de nous sont appelées miracles >.
C’est aussi le sens des propositions de Pascal ( Pensées : article 13) pour qui le miracle est par ailleurs fondement de la doctrine et de la foi… Mais c’est Descartes qui lui assigne une fonction ontologique décisive : car en dernier ressort tout existant reçoit son être de la < création continuée> , et du bon vouloir du dieu judéo-chrétien… La philosophie rencontre alors son point aveugle… son religieux et irrationnel  » fondement « , l’ arbitraire divin…
Ubudore : -D’où la critique de la libre pensée fixée sur l’ exigence de la preuve démonstrative mais aussi crispée sur son fétichisme de l’ universel et de la loi… D’où aussi l’ agressivité militante d’un rationalisme scandalisé par l’ hypothèse de l’ intervention intempestive d’ un créateur omniprésent et jugé trop indiscret…
Patadelphe : -Attitude bien distincte de celle de la ‘pataphysique qui n’ hésite pas, elle, à revendiquer le caractère absolument irrationnel de l’ être, à poser la perturbation comme levier de la génération continuée -pour pasticher maintenant Descartes, et à hisser enfin les idées de < singularité > et d’ < exception >, au niveau d’ opérateurs explicatifs de l’ inintelligibité du réel.
Le critérium de distinction des deux attitudes propositionnelles est donc celui-ci : alors que pour l’expérience religieuse l’ exceptionnel -le < miracle >, fait sens, alorsqu ‘il apparaît tel un signe providentiel à valeur de preuve pour la croyance et pour la foi, la ‘pataphysique étend la qualité d’exception à la totalité indéfinie des faits et des événements… et elle renchérit de surcroît sur la religion en substituant l’ extraordinaire à l’ ordinaire tout en lui déniant la capacité à faire sens.
Ubudore : -L’extraordinaire se fond dans l’ordinaire et l’ordinaire devient le lieu de l’extraordinaire…
Patadelphe : -L’ exception est donc la règle -elle même exceptionnelle, ou exception de soi, dans la totale inintelligibilité du réel.
< Tout est miracle >, affirme le mystique… tout est exceptionnel et prodigieux.
< Il y a de l’ exceptionnel et des miracles >, accorde plus prudemment le théologien.
< Le miracle n’ est que mystification à l’ usage des prêtres et à destination des simples >, conteste le libre penseur voltairien. La science le dissipera en révélant les lois du monde.
< Il n’ y a que de l’ exceptionnel… et que de l’ insignifiant >, propose le libre esprit.
Il n’ y a donc ni miracle ni loi universelle… Voyez l’  » incrédulité  » du Dom Juan de Molière et celle d’un Latis …
Ubudore : – … la ‘pataphysique apparaît donc comme une critique de la critique irreligieuse de la pertinence de l’ idée de < miracle>, et le concept de < nature > désigne selon elle la classe de toutes les classes de phénomènes singuliers, ordinairement extraordinaires, effets de perturbations, en leur linéarité, leur non linéarité, leur complexité ou leur apparente simplicité.
Patadelphe : -Il faut donc conclure et se rendre à l’évidence : merveille ou démon la perturbation est bien le centre et l’ origine du monde, de notre monde… la succession exceptionnelle des exceptions.
Ubudore : – A nous donc d’ en dégager la portée et d’en tirer toutes les conséquences…
 

UNE REMARQUE DE DAVID HUME

 Patadelphe : – Soit. Cependant avant que de nous risquer à affronter la tempête, me revient subitement à l’esprit un bref passage de l’ Histoire naturelle de la religion.
Je vous le donne pour son humour et… sa saveur toute écossaise :
 < Sextus empiricus rapporte que dans son enfance, Epicure lut avec son précepteur les vers suivants d’Hésiode : D’abord naquit le chaos, le plus ancien des êtres, puis la terre aux vastes étendues, siège de toutes choses. Le jeune étudiant manifesta pour la première fois son génie inquisiteur en demandant : < et d’où naquit le chaos ? > Mais son précepteur lui répondit qu’il devait s’adresser aux philosophes pour obtenir une réponse à de telles questions… >
 Ubudore : -Il n’a pas été déçu…
 ( 15.01.2000 )
 

 CHAOSMOS ET PATAPHYSIQUE. ‘PATAPHYSIQUE DU <BIG BANG>
 

< Cela ressemble bien aux Américains d’imaginer un big bang à l’origine de nos univers > Julien Green ( Journal 15.02.1956 )

< Le problème de la totalité des choses, et celui de la provenance de ce tout procèdent de l’ intention la plus naïve. Nous désirons de voir ce qui aurait précédé la lumière…>
Paul Valéry ( Variété )


 
Ubudore à Charmante,
Ma chère enfant,
( 1 ). Tu me demandes – ainsi que l’ élève Töerless en ses désarrois, ce que la ‘pataphysique peut dire du < problème > baptisé d’ordinaire et assez pompeusement : < problème cosmologique >…
C’est là une question bien épineuse et bien… considérable… et j’ ai grand peur de te décevoir…
Sans doute me contenterai-je plus modestement de te détromper.
Tu connais notre méthode, chez nous passée en proverbe : une bonne définition vaut plus que maintes Visions…quelle que soit la valeur esthétique voire heuristique qu’on peut par ailleurs leur attribuer.
Aussi te proposerai-je non pas une  » réponse », mais l’ élucidation de quelques termes qui -mis bout à bout contribueront, je l’ espère, à une certaine clarification à l’ usage de tes perplexités…

DU PROBLEME COSMOLOGIQUE
Et tout d’abord l’ expression. < problème cosmologique >…
En quoi le < cosmos > constituerait-t-il ou suggèrerait-t-il quelque chose comme un  » problème  » ?
C’est, dit-on, qu’ il s’ agit ou plutôt qu’ il s’ agirait de…  » penser  » l’ Univers…Tel est le projet.
Rien de moins !…
Hé bien soit ! allons y voir de plus près…
( 2 ). Un problème est une question posée qui porte sur des rapports entre des éléments symboliques de type mathématique ou physico-chimique susceptibles de recevoir une solution rationnelle à partir d’ informations données dans un énoncé.
Par extension le terme désigne des interrogations concernant une < théorie >, c’est-à-dire un ensemble de faits ou de lois ramenés à une synthèse unificatrice.
Quant à l’ < Univers >… qui fait -paraît-il,  » problème « , il serait possible de le décrire, de le concevoir, de le penser… en sa globalité !
< Cosmos, Univers > … tels seraient donc les référents nominaux et réels du  » problème  » …cosmologique.
Mais que comprend-on par là ?
Le terme d’ < univers >, signifie pour une notion qui possède elle même tout un passé. Il renvoie selon l’ étymologie au latin < universum >, le neutre substantivé de l’adjectif < universus >, tourné (versus ) de manière à constituer un tout, un ensemble ( unus).
Avec majuscule et précédé de l’article défini ( l’ Univers ) le terme désigne donc la  » totalité des choses créees  » selon les théologiens et l’  » ensemble de tout ce qui est « , pour la plupart des philosophes et quelques audacieux astrophysiciens contemporains.
En toute majesté…
< Unité, totalité, systématicité, origine , émergence et création >, telles sont les catégories qui constituent traditionnellement le discours de la < cosmologie>, cette discipline qui prétend s’ assurer de l’  » intelligibilité  » du cosmos.
Précisons maintenant la notion selon ses espèces.
Cette < cosmologie > se présente soit comme la science des lois physiques de l’ Univers, de sa formation et de son devenir, soit selon la perspective de l’ étude métaphysique du monde physique, comme la doctrine fondamentale de la Nature.
Elle se partage ainsi entre le positivisme scientifique, la docte spéculation et encore un discours mixte mêlant la méthodologie de l’ un aux broderies poétiques plus ou moins inspirées de l’ autre.

(3) DE L’ < INTELLIGIBILITE > DE L’ UNIVERS ET DE SES CATEGORIES
 
Passons maintenant, si tu le veux bien, aux instruments catégoriels nécessaires à la compréhension de la… soi-disant  » intelligibilité  » du-dit < Univers >.
Puisque  » intelligibilité  » il devrait y avoir…
< Causalité, finalité et hasard, nécessité et contingence, sens, vérité, fini / infini, espace / temps >, … voici la liste des outils requis pour satisfaire au projet.
Précisons-les.
( 3.1). La < causalité > est un principe explicatif de portée métaphysique, une  » nécessité  » subjective engendrée dans notre esprit par la succession régulière des phénomènes dans l’expérience. Ce que Hume a définitivement montré.
Quant à l’ idée de < cause >, c’en est une particulièrement ambiguë si ce n’est obscure comme l’a remarqué Alain. Elle mêle en effet à la perception d’ une liaison entre un antécédent constant et le phénomène appelé ( le conséquent ), l’ idée d’ < agent provocateur > qui produit l’effet et se prolonge en lui, pour s’épanouir enfin dans la théologie de la < Cause première >, -celle qu’ aucune autre cause ne précède et qui aurait donc en elle même sa raison d’être…
Tels seraient dans le registre de la métaphore l’ < Origine >, la < Source >, l’ < Inconditionné conditionnant >…
Embrayeurs des discours du créationnisme ( Religion du Livre ), mais aussi de l’ émanantisme (Brahmanisme, Néoplatonisme, Cabale )
(3.2 ). La < finalité > et son contraire le < hasard > sont eux-aussi des outils explicatifs de semblable et assez souvent métaphysique portée. Ils ressortissent -pour ce qui est du hasard, à la mathématique ( la probabilité et la théorie des jeux ), -en ce qui concerne la finalité, à la psychologie ( intentionnalité ), mais nullement à l’ ontologie ( théorie de la substance).
(3.2.1 ).< Finalité >, désigne ce qui tend vers un but de manière consciente et qui procède en conséquence à l’ agencement des moyens.
Le < principe de finalité> , peut par ailleurs  » fonder  » la doctrine qui affirme l’action ou l’ intervention des < causes finales > notamment dans l’ ensemble de l’ Univers. Il s’agit alors du et de ses nombreuses variétés.
Soit -comme tu t’ en doutes, l’ affirmation du < miracle > continué…
( 3.2 .2 ). L’idée de < hasard >, elle, est plus difficile à cerner.
D’ un côté elle renvoie à la théorie de la complexité en rapportant l’ inexpliqué ou l’ inexplicable à l’ indétermination des conditions d’un phénomène ; d’un autre côté elle constitue l’ envers du principe de finalité, en tant que concept négatif s’appliquant à la rencontre de phénomènes dépourvus de signification ou ne manifestant aucune intention.
Dans les deux cas l ‘effet est cependant identique : la regrettable, inconfortable et parfois tragique imprévisibilité… l’ horreur est voisine de hasard .
Incertitude aléatoire de certains événements ( sensibilité aux conditions initiales ) , cause insignifiante produisant des effets incalculables (selon Pascal ), événements dépourvus de finalité d’après A.Cournot , < mécanisme se comportant comme s’ il avait une raison > selon Bergson, l’ idée de < Hasard >, connotée par le concept de < chance > a pu, notamment dans l’ Antiquité, devenir elle aussi objet de culte, fétiche et fondement de toute une métaphysique spéculative de l’ être et de l’ < Univers >…
( 4 ). Mais laissons, mon Ange, les principes explicatifs, leur portée métaphysique et hyperphysique et passons aux modaux, les  » garants  » du fondement et de la certitude.
La < nécessité > -ce qui ne peut pas ne pas être, est une modalité du jugement à l’instar de la , ce qui peut être, de l’ < impossibilité >, ce qui ne peut pas être, et de la , ce qui peut ne pas être.
En conséquence de quoi : se demander si cet  » être  » qu’est < l’ Univers > est  » nécessaire ou contingent,  » s’ il exprime une  » finalité » ou manifeste le pur  » hasard « , traduit une confusion de domaines : mêler des principes explicatifs ( conditions de la pensée en son exercice ) et la psychologie ( dont le centre est l’ idée d’ intentionnalité ) à l’ existence factuelle des choses, à l’  » in-signifiance  » du réel.
Ce qui revient tout innocemment à  » réaliser  » catégories et principes , c’est-à-dire à leur donner une valeur et une portée ontologique…
Sainte Hypostase…
( 5 ). Il en est de même des idées de < signification > et de < vérité > …
Tu n’es pas sans te rappeler que si l’ idée de < sens > est une catégorie grammaticale qui vaut pour les propositions plus ou moins bien formées d’après les règles , elle exprime également une notion psychologique dans la mesure où elle vaut pour les intentions et les projets.
Elle n’a donc qu’ une validité anthropologique.
Et les significations ne s’appliquent jamais par définition aux êtres qui composent l’  » univers  » dont tout ce qu’on peut en dire c’est… qu’ ils sont, mais aux mots et aux énoncés qui servent à les désigner et les décrire.
Car le  » réel  » ne signifie pas, il n’ a rien a nous dire… à moins -hypothèse magique, animiste, ou… husserlienne ( le monde en tant que < sens constitué > ), qu’ il ne soit ventriloque ou oraculaire…
Mais quittons la phénoménologie et ses illusions.
L’ idée de < vérité >, elle, est une notion logique. Elle concerne la cohérence et la non contradiction des propositions du discours; et elle s’applique non pas aux choses mais à la relation des propositions au  » réel « , à leur correspondance symbolique.
Aussi le  » réel  » en son  » être « , et dans sa dimension cosmologique en sa  » totalité « , tout autant qu’en sa  » genèse « , échappe-t-il par définition au sens et à la vérité. Ces catégories qui s’affirment, répétons-le, non pas < des choses > mais des énoncés relatifs aux < choses > , à leurs < états> et à leurs < mélanges >.
Ainsi parler du < sens > ou de la < vérité de l’ Univers >, c’ est parler de rien, c’est donner une émotion ou un fantasme pour une pensée.
Tu remarqueras donc que la confusion relative à la portée des concepts suscite l’ équivoque, égare l’esprit mais autorise… la Vision.
Par exemple l’ ambiguïté des idées d’ < infini > et d’ < indéfini > dont la < cosmologie > fait si grand usage…
Dans la tradition de l’ Ecole et chez Descartes, l’ idée d’ < infini > est une notion métaphysique qui désigne l’ un des attributs de l’ < être souverainement parfait >. Ainsi : < Il n’ y a rien que je nomme plus proprement infini , sinon ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel cas Dieu seul est infini > ( Réponses aux Premières Objections)
Il s’agit donc là d’ un concept spéculatif.
L’ < indéfini > est au contraire un concept mathématique qui s’applique à tout être arithmétique, géométrique, mécanique ou… astronomique auquel on ne peut assigner de limites.
Le même Descartes précise un peu plus loin :<… Mais les choses auxquelles sous quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme l’ étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties, et autres choses semblables, je les appelle , et non pas infinies… >
Donc < Que l’ univers empirique connu soit indéfini >, cette proposition a un sens.
S’ interroger sur son infinitude, cette question – sur le plan empirique, en est complétement dépourvue. C’est une proposition interrogative hyperphysique.
( 6 ). Voilà pourquoi… ma belle enfant, faute de comprendre ces distinctions on s’ égarera dans une succession de pseudo-problèmes.
Reprenons-les :
-Qu’ est-ce que < l’ > Univers comme chose-en-soi, en son être ?
-Est-il un ou multiple, fini ou infini, créé ou incréé, originé, pérenne ou éternel ; -est-il le lieu du sens ou échappe-t-il à la finalité ; -est-il rationnel, nécessaire ou contingent…
Pseudo-problèmes relevés comme tels et en leur temps par E. Kant à la fin du 18° siècle dans sa Critique de la Raison pure et définis comme des considérations fondées sur une illusion transcendantale de la raison qui prétend apporter une conception globale de l’ Univers en soi et sombre piteusement dans des antinomies inextricables.
Pseudo-problèmes reconnus par Frédéric Nietzsche dès la dissertation Sur la vérité et le mensonge envisagés du point de vue extra-moral, par Carnap et les Viennois dans les années 1930, par Michel Alexandre en ses leçons à l’ occasion de ses commentaires de la Dialectique transcendantale…
… et en ce qui nous concerne nous ‘pataphysiciens, par… Diotime ( l’ honorée de Zeus ) Mélanie le Plumet et ses avatars dans des textes malicieux de ‘pataphysique théorique que tu as – j’ en suis certain, en mémoire…
Et on nourrira la < cosmologie >, cette branche de la littérature fantastique à prétention « scientifique « , ses fables positivistes et universalistes, ses grandioses modèles mathématiques, de magnifiques solutions imaginaires, de somptueuses divagations -qu’ on espère pour le moins plausibles… tout en sacrifiant bien entendu au fétichisme bien-pensant de la cohérence… cette idole de la toujours inquiète spéculation…
… alors que le plus souvent on s’engage bravement et en toute illusion sur le sentier épineux du fétichisme mathématique et de l’ ironique .. errance…
Mais la < Raison pure, la raison dialectique >, si parfaitement décrite par Kant, est-elle autre chose que le petit nom de gentillesse philosophique accordé à… l’ angoisse dissimulée ?
 

DU GENRE ET DE LA LITTERATURE COSMOLOGIQUES
Afin d’ illustrer le propos passons aux exemples.
Et commençons -si tu le veux bien, par la littérature au sens strict.
Aussi loin que l’on remonte nous rencontrons cette préoccupation, ce genre littéraire spécifique qu’ est la < cosmogonie >.
Conter l’origine et le devenir du monde semble être un souci de toutes les époques et de toutes les cultures.
< Au commencement était la fable >, écrit P. Valéry…
Aux cosmogonies mythiques d’ Egypte, de Mésopotamie, d’ Israël et de la Grèce archaïque succèdent le discours philosophique des Milésiens, des Pythagoriciens, des Eléates et des Abdéritains. Puis apparaissent de vastes systèmes visant à une explication rationnelle du monde. L’Académie, le Lycée, le Portique et le Jardin luttent alors de rivalité afin d’ imposer leurs visions respectives…
Comme mon propos n’est pas de rédiger un article d’ encyclopédie, tu t’ orienteras pour en savoir davantage vers les ouvrages d’ érudition spécialisés.
(8). Plus intéressante pour nous est la cosmologie contemporaine.
Elle se développe autour d’un certain nombre de concepts spécifiques : < modèle standard >, , < expansion / inflation >…, mais l’ inspiration général du projet n’est guère différente tant perdurent les passions des hommes en leur essentielle monotonie.
Il semble par ailleurs que la  » science moderne  » préfère le terme de < cosmologie >, à celui de , pour désigner le discours et les modèles qui prétendent à rendre compte de l’ < Univers > dans sa totalité, son origine, son passé et son devenir.
Ainsi celui, fort célèbre, et fort « dialectique » au sens de Kant, de Georges Lemaître.
La < cosmogonie> est alors renvoyée aux récits de type mythique.
Cette cosmologie envisage elle aussi l’ < Univers >, dans sa totalité mais elle se veut observationnelle et expérimentale et non plus uniquement a-priorique et spéculative. Son discours totalitaire s’appuie donc sur des faits vérifiés. Cependant la  » théorie  » – terme certes plus présentable que celui de spéculation, fait toujours une large place à des postulats indémontrés quoique choisis parmi les moins arbitraires possible.
Ainsi le postulat selon lequel la terre n’occuperait aucune position privilégiée dans l’ < Univers >, en raison de l’ isotropie de la matière et du rayonnement.
Enoncé très vraisemblable, indéfiniment plausible, mais … concrètement invérifiable.
Traitant de cet objet nommé < Univers >, cette cosmologie est guettée constamment par l’ « imaginaire ». Elle demeure aux frontières de la métaphysique spéculative notamment lorsqu’elle se hasarde à envisager la question de l’ < origine >.
Relativement à ce sensible et délicat sujet plusieurs modèles ont été proposés au cours du dernier siècle par d’ éminents esprits -je te cite pour exemple la cosmologie sans  » big bang  » , < d’ un univers à état stationnaire en expansion et à création continue de matière >, d’ Hermann Bondi et Thomas Gold présenté en 1948.
Idée reprise par Fred Hoyle.
Il semble qu’ aucune preuve observationnelle ne l’ ait pour le moment confirmée.
Par contre, parmi les scénarios en présence, ce qu’on appelle le < modèle standard > fait provisoirement l’ unanimité. Mais pour combien de temps ?…
En suivant quelques initiés essayons de le résumer à grands traits.
Discours scientifique et récit des origines, récit historique susceptible comme toute histoire de contestation et de refonte conceptuelles, il s’appuie sur les connaissances actuelles de la physique (physique des particules, physique nucléaire, physique des fluides et des plasmas, gravitation… ).
Il s’ affirme également d’ après un certain nombre d’ observations astronomiques empiriques incontestables d’ importance cosmologique :
-Ainsi du fait de l’ obscurité nocturne, on déduit que l’ espace ou le temps ne sont pas  » infinis « , car dans le cas contraire le ciel nocturne serait aussi brillant que la surface du Soleil; ce qu’on nomme le < paradoxe d’ Olbers >.
Ce paradoxe a été complété par le < paradoxe de Seeliger > d’après lequel la force de gravitation locale due à l’ ensemble de masses distribuée dans l’ < Univers >, n’est nulle qu’en cas d’ isotropie parfaite, mais devient gigantesque dès qu’un écart à l’ isotropie doit intervenir, dû aux fluctuations de densité.
-Ensuite une seconde observation met l’ accent sur le  » fait » de l’ homogénéité de l’ univers connu à grande échelle.
-De plus il paraît établi que cet univers connu baigne dans un fond de rayonnement électromagnétique extrêmement isotrope dont la température varie de moins de 0,001% dans toutes les directions du ciel. Cette découverte est due à Penzias et Wilson ( 1965).
L’explication de ce spectre parfait conduirait à de le penser comme le témoin refroidi d’une phase antérieure beaucoup plus chaude de l’ univers.
-On observe enfin que les distances entre les objets cosmiques augmentent d’autant plus vite que ces derniers sont éloignés. Les raies spectrales des galaxies sont en général décalées vers le rouge (Slipher 1920 ). Hubble (de 1920 à 1930 ) a déterminé la distance des galaxies les plus proches, et a dégagé une proportionnalité entre le décalage spectral et la distance. Cette relation est l’argument majeur qui a poussé Edddington à défendre contre Einstein le modèle cosmologique expansionniste et à description explosionniste de Lemaître.
L’univers connu serait donc en expansion, et en < remontant le temps >, on en déduit qu’ il aurait été de plus en plus compact, dense et chaud. Par extrapolation il serait possible de situer la « naissance  » de cet univers, la séquence < matière-lumière–espace-temps >, il y a 15 milliards d’années…
Une remarque en passant. On a parfois mis en relation cette théorie de la naissance conjuguée de l’univers, de l’espace et du temps avec les vieux textes de Guillaume d’ Auvergne ( 1180-1249 ) pour lequel : < De même que le monde n’ a pas de dehors, il n’ a pas d’ au-delà, puisqu’ il contient et embrasse toute chose, de même le temps qui a commencé à la création du monde n ‘ a pas d’ auparavant ni de précédemment, puisqu’ il contient en lui tous les temps qui sont ses parties.>
Le rapprochement est séduisant mais fort contestable.
De ce qu’on pourrait situer l'< émergence > de notre univers observé et connu, – ce qu’on nomme la , il ne s’en suit nullement qu’ il soit légitime de faire le grand saut théologique de la < création >.
Car rien , absolument rien n’ empêche d’ envisager ce moment … singulier ( et dans les deux sens du mot) au sein d’ une autre histoire plus vaste et à jamais indéchiffrable…
 

DE L’ ESPACE / TEMPS
 Tu mesureras par ailleurs le danger ou la hardiesse de la démarche qui consiste à réaliser les concepts d’ < espace et de temps >; à identifier temps et évolution, temps et changement…
… ce qui revient à constituer le temps en substance, en réalité absolue alors qu’il n’est qu’ une condition de la connaissance, de la Recherche en acte, un banal outil de la pensée humaine apte à coordonner les objets sensibles de l’ expérience selon une règle déterminée.
Certes la < relativité générale > en tant que théorie de la gravitation décrit l’ univers… connu comme un < espace-temps empli de matière et de rayonnement >, -contenu matériel qui en constitue la forme.
Mais par l’ idée de < temporalisation > , il faut entendre une procédure de la physique qui définit l’ < espace/temps >, à chaque fois particulier, à chaque fois singulier, comme l’ ensemble des événements dans un champ donné et déterminé par un certain type local de masse gravitationnelle qui génère un certain type local de temporalité mesurable par un observateur et les horloges qui lui sont attachées.
Ou pour employer la langue de Leibniz, il s’agit de penser par cet artifice à chaque fois et dans l’ ici et le maintenant < l’ ordre des juxtapositions et l’ ordre des successions des choses >…
Et certes pas < l’ Espace / Temps >… cette notion… purement hyperphysique.
< Relativité générale > donc, mais dans la mesure où la portée de cette théorie est généralement locale et non pas  » généralement… générale  » sauf à en faire… un principe cosmologique explicatif à signification spéculative.
Il est clair que pour la représentation ou l’ imaginaire du judéo-christianisme, pathos du « Mystère « , et drame totalitaire, pensée de l’  » Origine  » et de la  » Création ex-nihilo « , il y a confusion volontaire de l’ < Evolution > de la matière, du devenir, de l’ espace et du temps envisagés comme des êtres réels et consubstantiels.
Newton lui même, mathématicien, physicien, astronome mais tout autant …alchimiste et « grand initié  » ( tu devrais parcourir à ce propos ses commentaires de l’ Apocalypse ! ), ne définissait-il point dans ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle < l ‘espace et le temps absolus > comme les organes sensoriels de Dieu !…
Et certes pas comme de triviaux outils intellectuels nécessaires à la perception et à la connaissance des objets de la trop vulgaire expérience humaine…
Or cette tendance à la réalisation métaphysique et spéculative des concepts d ‘espace et de temps n’ est elle pas aussi l’ une des caractéristique de la cosmologie contemporaine devenue de surcroît ?
Quoiqu’ il en soit nous devons à Alexandre Friedmann et à Georges Lemaître le modèle le plus simple décrivant cet univers homogène où < l’ Espace / Temps > n’ est pas statique et où les distances varient en fonction du temps.
Cette théorie rencontre toutefois de l’ aveu même des spécialistes un certain nombre de difficultés.
Sur la foi de quelques avis autorisés je te les énumère.
Il y aurait en premier lieu des problèmes qui ne remettent pas directement en question le principe même de la : l ‘origine de l’ asymétrie observée entre matière et antimatière ; la nature de la < matière noire >, qui n’ émet pratiquement pas de lumière et qui n’ est donc connue que par ses effets indirects sur la matière lumineuse
( Cette  » masse cachée » -qui représenterait, dit-on, plus de 90% de la masse de l’ univers connu, masse aussi narquoise que Salomé dissimulée derrière ses voiles, semble actuellement beaucoup préoccuper nos chercheurs.)
Et encore : le mécanisme de la genèse des galaxies ; l’origine de l’ homogénéité et de l’isotropie…
Deux autres questions plus troublantes menaceraient toutefois le somptueux mais fragile édifice :- La première concerne la topologie de l’ < U/univers > . Les équations de la relativité générale -si elles sont aptes à décrire la relation entre la forme locale de l’ espace / temps et le contenu matériel local, ne disent rien de la forme globale de l’ < Espace / Temps >.
Et d’ où pourrait venir la réponse si ce n’est d’ un postulat indémontrable tel le Principe cosmologique qui affirme la monotonie identitaire de l’ < Univers >…
-Plus énigmatique encore semble être la question de la < singularité initiale > car si la théorie décrit l’ < évolution de l’ Univers > depuis 15 milliards d’année, elle ne nous dit rien de son hypothétique < origine >. Les théories physiques actuelles ne décrivent pas les conditions extrèmes supposées de la < création du temps et de l’ espace >, à un moment où l’ état de densité et de température paraissent avoir été… < infinies >.
Et il semble qu’ à appliquer la mécanique quantique à l’ < Univers > tout entier, les problèmes conceptuels deviennent de plus en plus délicats par exemple : quel est le sens à donner à la fonction d’onde de l’ < Univers > ?
Faut-il supposer une < pluralité d’ Univers > coexistants ou dont un seul serait réel ?
De l’avis des intéressés, les concepts restent flous et une certaine confusion règnerait dans un domaine traversé par une terminologie très métaphorique : < univers-bulles, inflation chaotique… trous de ver…>
Manquerait donc une théorie quantique de la gravitation que certaines théories de la physique ( ) auraient le dessein d’ apporter… Tout cela paraît bien complexe, fragile, fragmentaire voire funambulesque pour prétendre dégager une solution probante au
Là encore il faudra te référer aux ouvrages spécialisés.
 

DE LA < SOLUTION > DU PROBLEME
 
Cependant demeure pour nous la difficulté à jamais irréductible, la question de fond : peut-on véritablement penser ce que nous nommons l’ < Univers > ?
L’ idée spéculative d’ < Univers >, cette < Idée de la Raison >, pour parler comme Kant, désigne l’ ensemble de ce qui existe. Or < tout ce qui existe >, -si cette expression a un sens, ne nous est nullement connu. Et le seul concept d’ < univers > qui ait une validité vérifiée est celui qu’ expriment notre expérience et la capacité de nos dispositifs expérimentaux à le décrire.
Le reste est pure extrapolation.
Cet univers connu et reconnu comprend donc , comme tu le sais, l’ architecture intime de la matière (particules, atomes, molécules…) son architecture à très grande échelle ( galaxies et amas) et les objets à l’ échelle humaine. Sur celui-ci nous avons des informations. Nous pouvons l’ étudier et le modéliser.
Mais comment le sous-ensemble ( l’ humanité terrestre ) d’ un ensemble de niveau supérieur ( l’ Univers ) pourrait-il jamais percevoir et connaître cet ensemble dont il est le sous-ensemble ?
Percevoir < la pluralité des mondes > est possible à la Marquise de Fontenelle. Mais aller au-delà ?…
Comment la partie ( le cosmologue ) pourrait-il jamais prétendre à connaître  » le tout « … si  » tout  » il y a ? Sauf à adopter pour le besoin de la cause le point de vue… d’ un dieu qui serait extérieur au  » tout  » et qui plus est, d’ un dieu … incarné !…
Le cosmologue qui se fait…dieu !… Tu vois où tout cela nous mène…
L’ < Univers > n’est pas seul à < se dilater > et à souffrir… l’ < inflation >…
On ne sort donc pas et on ne peut sortir du point de vue anthropologique voire… anthroponoïaque et de ses limites si ce n’est par extrapolation hasardeuse et imprudente, ou encore délibéremment volontaire ( cas de la fiction… qui, elle, au moins et en toute conscience, ne donne pas sa méthode pour gage d’ objectivité ).
Car le principe anthropique suppose que la présence même de l’homme comme observateur a contraint notre description de l'< Univers> à être extrêmement sélective ; peut-être une infinité d’ univers existe-t-elle, hors d’ atteinte de nos observations…
Le débat cosmologique n’est pas près d’ être clos. Et dans la mesure où il vit d’extrapolation et parce que ces extrapolations reposent sur le traitement sélectif des informations, le choix des modèles résultera du caractère plus ou moins significatif de tel ou tel type d’ observation privilégiée…
On retrouve là la vieille opposition ( le jeu des < antinomies >) mise à jour par Kant dans le champ de la cosmologie entre le dogmatisme et l’ empirisme. Les uns cherchent un premier moteur du monde, ne pouvant se contenter des causes secondes et prétextant qu’ il faut remonter à une cause première… Les autres répliquent que l’ idée de commencement absolu est absurde car il faut bien que le moment qui a précédé ce commencement en ait contenu les conditions, faute de quoi toute la série des phénomènes serait inintelligible…
Ainsi :
< Supposez que le monde n’ ait pas de commencement, il est alors trop grand pour votre concept ; car celui-ci, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais atteindre l’ éternité écoulée. Supposez au contraire, qu’il ait un commencement il il est alors trop petit pour votre concept de l’ entendement, dans la régression empirique nécessaire. > Critique de la Raison Pure : Dialectique transcendantale
Le concept en effet remonte à travers le temps pour saisir l’ < origine du monde> en vertu de ce principe que chaque instant suit un autre instant. Si le monde est infini, le concept n’arrivera jamais au bout de sa régression, l’ idée est donc trop grande. Si le monde est fini, la régression sera interrompue, c’est à dire le temps arrèté, et l’ idée est alors trop petite.

D’ aucuns -parmi lesquels Paul Valéry et J-H Sainmont, ont clairement exprimé les conséquences de cette antinomie… indéfiniment ressassée et ils ont par ailleurs mis à jour le coup de force permanent propre au dogmatisme :
< La science est entrée dans le rêve. Elle rêve mathématiquement le monde. L’ancienne métaphysique n’avait pas osé telle orgie. > ( Cahiers 2 )
L’ < Univers > et son < Origine > sont donc des rêves et comme tout rêve ils sont des manières d’ hypothèses représentatives. La seule différence résidant dans le fait que les songeries cosmologiques totalitaires sont étayées par la physique et ornées par l’ interprétation… mathématique.
*
(10). Nous étions donc partis de la définition du < problème > et nous nous étions demandé < s ‘ il existait quelque chose comme un problème cosmologique > . Nous pouvons maintenant répondre.
A s’en tenir au plan de l’ expérience le problème existe bien mais il paraît insoluble au motif qu’ il semble à jamais insuffisamment déterminé.
A considérer par contre le plan spéculatif, la question est  » résolue  » mais le problème s’ est évanoui car les données de l’ expérience sont rangées en série explicatives d’ après les postulats indémontrés de la < Théorie > c’est à dire de l’ hyperphysique Vision.
Je peux donc satisfaire à ton interrogation : frivole mais curieuse… en ces matières comme en bien d’ autres, la ‘pataphysique n’ a rien à proposer.
Et certainement pas de  » modèles  » d’ < Univers >…
Cela dit, rien ne saurait t’ empêcher de te livrer à cet excitant exercice portant sur les possibles et personne ne saurait d’ interdire d’enchérir et d’ apporter ta contribution à un genre … en expansion permanente… Après tout les ontologies fantastiques, les étymologies fantaisistes, les géographies parallèles, les grammaires oniriques, les constitutions potentielles, tous ces univers virtuels possèdent déjà leurs auteurs et leurs lecteurs… Et ils ont la vertu sinon le mérite ou la grâce d’exister !
Cependant la ‘pataphysique, elle, plus modestement, te soustraira à certaine idolâtrie regrettable : le culte des mots.
Car les mots sont des abîmes ou beaucoup se précipitent avec la foi de l’ Enthousiasme…
Méfie-toi de l’  » Alchimie du Verbe  » qui transmue la convention en symbole et pétrifie les signes. La charge poétique du symbolisme, si suggestive, n’est le plus souvent qu’ illusion de profondeur et mauvaise poésie du savoir pour le nigaud victime de la technique habituelle du charlatan qui foisonne…
< Infini, Vide, Espace / Temps, Univers, Relativité générale, Chaos, Origine, Expansion…>, ces mots à majuscule font rêver… quand ils ne font pas délirer…

Voilà donc ma chère enfant ce que ne peut pas la ‘pataphysique…
En ce sens et avant que de te quitter je te propose ces quelques lignes d’ un grand Poète de la connaissance, ou plutôt de l’ Ascience, l’ auteur d’ Au sujet d’ Eurêka, dont tu apprécieras, j’ en suis certain, tout le sel :
< Quant à l’ idée d’ un commencement, -elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence; il nous faudrait concevoir je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’ y penser on trouve que tout commencement est conséquence, -tout commencement achève quelque chose. Mais il nous faut principalement l’ idée de ce Tout que nous appelons univers, et que nous désirons de voir commencer…. … Nous pensons obscurément que le Tout est quelque chose, et imaginant quelque chose, nous l’appelons le Tout. Nous croyons que ce tout a commencé comme chaque chose commence, et que ce commencement de l’ ensemble, qui dut être bien plus étrange et bien plus solennel que celui des parties, doit encore être infiniment plus important à connaître. Nous constituons une idole de la totalité, et une idole de son origine, et nous ne pouvons nous empêcher de conclure à la réalité d’ un certain corps de la nature, dont l’unité réponde à la nôtre, de laquelle nous nous sentons assurés. Telle est la forme primitive, et comme enfantine, de notre idée de l’ univers. >
 Je te souhaite des heures plaisantes à te divertir des < modèles d’ Ubunivers >, présents, passés et… à venir, ces < songes des veillants >, comme disait Montaigne, émanant de l’austère, vertueuse, persévérante et opiniâtre société des savants.
Sois certaine de mon affection,
Ton Ubudore.
 

P.S.
J’apprends par la gazette la rencontre à venir de la galaxie d’ Andromède et de la Voie lactée… On prévoit le rendez-vous dans 3 milliards d’années… Les deux coquines fonceraient l’ une vers l’ autre à une vitesse bien déraisonnable. Dans un premier temps l’inertie les ferait -paraît-il, se transpercer l’ une l’ autre, mais l’ attraction gravitationnelle des deux « objets » finirait par entraîner leur réunion… Quant à la Terre… notre cher petit référentiel, si le Soleil n’ est pas devenu une géante rouge et ne l’a pas grillée, ou bien elle sera éjectée avec le système solaire dans la nuit sans astres intergalactique, ou bien elle sera précipitée -avec les mânes de l’ humanité, dans le feu d’artifice de la naissance de nouvelles étoiles…
Quelle fin !…
 Les Stoïciens auraient-ils pu rêver plus belle ekpurôsis …
 Nous avons ainsi quitté le terrain déconcertant de la Vision pour rejoindre celui bien plus inquiétant de la prévision… Ce n’est pas sans raison que le De Rerum Natura s’achève par la description de la peste d’ Athènes !
( 17.01.2000 )

Note : l’oracle cosmologique. ( La Recherche, mars 2004 )