mythologiques-1

vers accueil vers ouvroir-de-pataphysique

geste des opinions du docteur lothaire liogieri
Mythologiques 1…par le ‘pataphysicien inexistant

Zeus enlevant Ganymède
Acrotère, Trésor de Géla, -470

< L’existence, qui est une fable, serait elle acceptable, sans les fables ?… >
Dämon Sir, De l’incertitude.


Table des thèmes légendaires

-Entrée-
Atê ou l’Egarement. 2. Accouchement ( Oresthée ). 3. Devin ( Mélampe et l’âge d’or ). 4. Amour pour un mannequin ( Laodomie ). 5. Anthropophagie ( Camblès ). 6. Applaudissements ( Crotos ). 7. Le dieu, l’architecte et la mort ( Agamède et Trophonios ). 8. Métempsycose et arithmétique ( Syros ). 9. Les armes d’Héraclès. 10. Ploutos l’aveugle. 11. Banquet ( Achille et Ulysse ). 12. Bateau enchanté ( Méliboea ). 13. Blessure inguérissable ( Chiron ). 14. Beauté, fuyante et masque de l’horreur ( Psyché ). 15. Odin, le dieu borgne. 16. Fétichisme du Chaos. 17. La vue ruinée ( Tirésias ). 18. Du sang, de la chasse et de la vengeance ( Actéon ). 19. Performance et course de char ( Hippodamie ). 20. Abeille ( Pérycliménos ). 21. Du chien et du Cynique ( Maera ). 22.Communion par la chair humaine ( Lycaon ). 23. Complot ( Phinée ). 24. Courtisanes / prostitution ( Propoetides ). 25. Déguisement ( Alphée ). 26. Déluge ( Nannacos ). 27. Ogre ( Lamia ). 28. Désir amoureux ( Eos ). 29. Démons, Diable, Satan ( Alybas et Euthymos ). 30. Héros jouant aux dés ( Palamède ). 31. Leurre des dieux, la guerre ( Hélène et son double ). 32. Drogue ( Métis ). 33. Eau changée en vin ( Dionysos et Nicaea ). 34. Amour et Beauté ( Poros et Pénia ). 35. Dîme, impôt et Recours aux forêts, E. Jünger ( Récanarus ). 36. Ecriture, Ecritures saintes, Kabbale ( Palamède / Cadmos ). 37. Justice des Anciens et des modernes ( Thémis, Diké et… droit naturel ). 38. Cadavre allaitant un enfant ( Aéropé ). 39. La jalousie inutile et sans objet ( Héra ).
Note : sur le polythéisme des Grecs ( J.P. Vernant )
( juin 2004… )

MYTHOLOGIE (mi-to-lo-jie), s. f.
1° Histoire des personnages divins du polythéisme.
La mythologie des Grecs est un chaos d’idées et non pas un système, DIDER. Opin. des anc. philos. (Grecs).
2° Connaissance, explication des mystères et des récits du paganisme.
3° Récit fabuleux émanant des temps et des idées du polythéisme.
Cette intéressante mythologie [le chant du cygne] dont les fictions, trop blâmées par les esprits froids,
répandaient au gré des âmes sensibles tant de grâce, de vie et de charme dans la nature, BUFF. Ois. XVII, p. 466.
Littré


ENTREE

Selon Alain, le conte serait < notre première littérature > ( les Dieux )…
Prose de l’enfance, écrits du premier âge…
La mythologie est la seconde, qui ne répugne pas à voiler l’expression des pensées de quelques images.
-Certains, esprits rassis et positifs, n’y discernent encore que l’enfance de la Littérature et les lointaines prémices de la Pensée rationnelle…
-D’autres, en quête de leçons, rabattant la mythologie sur l’enseignement des fables, pensent y déceler des Morales.
-Le ‘pataphysicien, dégagé de toute prétention positiviste ou d’ intérêt anagogique, jette, quant à lui, un regard plus singulier sur ces récits suggestifs et colorés qu’il ramène arbitrairement à quelques unes de ses rêveries autorisant une libre divagation.
Sans souci d’érudition, sans égard aux pesantes et méthodologiques querelles opposant depuis Evhéméros les champions des différentes écoles et autres sectes en gésine d’ interprétation…
Ce voyage au pays de Légende et de Mythe, n’est que prétexte à évocation de thèmes inducteurs où il se plaît à rencontrer, pour en mieux jouir, ses propres songes.
Dans l’échappée indéfinie du sens.
*
Les récits sont généralement pris à Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, P.U.F.
 


< Pour que les dieux s’amusent beaucoup, il importe que leurs victimes tombent de haut >
Jean Cocteau, La machine infernale

ATÊ OU L’EGAREMENT

Récit.
Personnification de l’ Erreur, divinité légère dont les pieds ne se posent que sur la tête des mortels, et à leur insu.
Elle trompa Zeus lors du serment par lequel il s’engagea à donner la suprématie au premier descendant de Persée qui allait naître et qui soumit ainsi Héraclès à Eurysthée.
Zeus se vengea en la précipitant du haut de l’Olympe dont il lui interdit à jamais le séjour.
Elle tomba sur une colline qui prit le nom de l’Erreur où Ilos construisit la citadelle d’Ilion, Troie.
C’est pourquoi l’Erreur est le triste partage de l’humanité.
Divagation.
Ainsi que le note Jean Métayer, à la différence de l’homme moderne, le héros homérique ne se considère pas comme < la source de ses actes >, notamment de ceux qui lui apparaissent comme anormaux.
L’ égarement est un état d’âme, un obscurcissement, une perturbation momentanée de la vie psychologique normale, attribué à un agent extérieur, démonique ( cf E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel ).
Un afflux soudain et inattendu d’énergie est dû à l’intervention d’ une divinité.
Ainsi, au chant 13 de l’Iliade, le poète montre comment Poséidon fait pénétrer le ménos, l’Ardeur, dans le corps des deux Ajax :
< Il dit et de son bâton, lui, le dieu qui porte et ébranle la terre, en les touchant, il les remplit d’ardeur et de force… >.
Conscients du phénomène, les héros l’attribuent à l’action d’un dieu :
< Ils sont aisés à reconnaître, les dieux, je sens mon coeur dans ma poitrine, plus ardent pour guerroyer et combattre… >
-Plus généralement, l’acte du héros ne possède aucune dimension morale au sens ultérieur de la tradition religieuse judéo-chrétienne, du rationalisme éthique kantien, ou encore du personnalisme contemporain, dans la mesure où il se donnerait la < Loi > à lui-même.
Il n’est aucunement un < sujet > auto-fondateur, < autonome >, dont la décision exprimerait < la volonté de faire le bien >.
Il n’est pas une < personne, digne et respectable > jugeant dans l’intimité d’ un < for intérieur >.
La décision se vit dans la tension entre les valeurs individuelles et les normes sociales, la nature et l’institution. L’agent ne saurait se détacher du sentiment d’appartenance au groupe.
Le héros n’existe pas en dehors de son acte qui se réduit à la pondération d’une situation sociale, sous le regard de l’autre, des autres ( cf trois monologues à l’appui, pris à l’Iliade : Ulysse, chant 11, 403; Ménélas, chant 17, 90-107; Hector, chant 22, 98-130 ).

< Le plus grand bien de l’homme homérique n’est pas la jouissance d’une conscience tranquille, c’est la jouissance de la timê, l’estime publique. > ( Dodds, Les excuses d’Agamemnon )
Quant à la psychologie moderne, notamment la psychanalyse, dans son explication des comportements qualifiés de < pathologiques >, elle reproduit, par ses modèles explicatifs de la vie mentale et sous couvert de < libération du sujet >, la relation de pouvoir imposée par la société de contrôle, ainsi que le montra naguère Michel Foucault.
Rendre apte à la vie sociale le sujet conventionnel…
Le libérer de ses < problèmes > signifie alors dans cette perspective : le conformer à la banalité dans l’aplatissement des singularités.
A noter, à cet égard, le rôle décisif joué par le concept particulièrement flou de < pulsion > dans le discours des sciences humaines contemporaines pour rendre compte des < perversions >, ainsi que la portée juridique de cette notion, notamment dans l’économie du procès pénal et des imputations.

Aussi, à la question < qu’en est-il de la source de nos défaillances, de nos égarements ? >, nous disposons de trois réponses :

  1. les dieux ; 2. la séquence < inclination-penchant-désir >, corruption du jugement et du devoir, de la conscience de la Loi ; 3. la pulsion…
    Mais y a-t-il quelque chose comme une intelligibilité à saisir, une < cohérence >, au coeur du < sujet >, au sein de < sa > supposée < décision > ?
    -Quoiqu’il en soit, l’égarement, selon les diverses modalités de l’erreur, de l’illusion, de l’hallucination et de la sottise, est bien la part commune de l’humanité.

< Celui qui respectera les filles de Zeus ( les Prières ) quand elles s’approchent, elles l’assistent fort, et écoutent ses voeux ; celui qui les repousse et les refuse durement, elles demandent à Zeus, fils de Cronos, qu’elles vont trouver, que l’Egarement accompagne cet homme pour lui faire du mal, afin qu’il expie. > Homère, Iliade, 9.
Quelle est donc cette faute que l’humanité doit ainsi expier ?
L’indifférence aux < Prières >, dans le langage du Poète… et aussi la Démesure :
< Nul mortel ne doit nourrir de pensée au-dessus de sa condition de mortel. Car la Démesure, quand elle vient à fleurir, produit l’épi de l’Egarement et l’on en tirera une moisson de larmes > , Eschyle, Les Perses.

Mais sans doute, plus banalement, plus prosaïquement, la conséquence du simple fait d’exister…

ACCOUCHEMENT

Gustave Courbet, l’origine du monde

Récit.
Oresthée, roi d’Etolie, fils de Deucalion posssèdait des chiens.
Une de ses femelles mit bas un morceau de bois. Oresthée l’enterra.
Un plant de vigne en sortit qui portait des grappes opulentes aux lourds raisins.
Emerveillé par ce prodige, il donna à son fils le nom de Phytios.
Divagation.
Au dire de Platon ( Banquet ), à l’instar de Socrate inspiré par la beauté de Phèdre, le philosophe a pour vocation d’enfanter de beaux discours.
Il délivre l’homme de ses erreurs, il le purge des illusions du sens commun, il plante en leur âme les graines de la pensée et récolte des… Idées.
-De même qu’Ilithye -fille d’Héra qui présidait à l’enfantement- le ‘pataphysicien recueille lui aussi d’autres merveilles.
D’autres « idées »…
Mais à la différence de ce génie féminin -instrument des jalousies et de la malveillance de la déesse ( elle empêchait la délivrance de ses rivales )- à sa manière il honore les Nixes, ces divinités qui figuraient les efforts des femmes en travail.
Il ne méprise ni ses Létos ni ses Alcmènes ; il se délecte des vendanges d’un inépuisable doctrinal de Sapience.
< Patasophos > serait un nom acceptable pour sa progéniture.
Voir accoucher le monde est sa plus grande joie…

DEVIN ( MELAMPE ET L’ÂGE D’OR )

Récit.
Issu de la race de Créthée et de Tyro, Mélampe avait acquis dans son enfance le don de divination.
Il avait trouvé un serpent mort auquel il fit des funérailles sur un bûcher.
Les enfants du petit animal, reconnaissants, « purifièrent » ses oreilles avec leur langue, si bien qu’il entendit le « langage des oiseaux ».
Mélampe était devin et médecin. Il connaissait les herbes magiques et médicinales.
Divagation.
Mélampous est moins connu que ses confrères en divination, Calchas et Tirésias, omniprésents dans la littérature légendaire et le drame tragique, ou encore Chiron, le Centaure, l’éducateur des héros, l’être d’un savoir immédiat, non réfléchi, doté d’une force mantique de voyance terrestre.
Il représente néanmoins une figure dont on peut retrouver des exemplaires dans d’autres traditions.
Ainsi dans la Genèse ou encore dans un épisode de la deuxième journée de la Tétralogie de Richard Wagner où Siegfried, après avoir « vaincu le Dragon », comprend, lui aussi, « le langage des oiseaux ».
Dans toutes ces occurrences, le conte décrit l’expérience précédant le divorce de l’humanité d’avec la nature, le bonheur de l’homme non séparé de l’ensemble universel.
< Animaux, plantes, objets, lui parlent encore immédiatement… Là rayonne une grande plénitude, une grande joie de vivre >, écrit Jünger dans son Mur du temps.
Récits de l’âge d’or avant la théologie, avant la philosophie, avant la science… Décrivant néanmoins des niveaux de conscience distincts.
< Le héros du conte a le sens de la terre, possède la clairvoyance, même s’il l’est et parce qu’il est un sot… … Le héros mythique, d’origine solaire, ou à demi solaire, est souvent fils des dieux. Il a une généalogie… Il ne vit plus dans la pleine et entière jouissance de la terre et de son abondance, il doit la lui ravir par la force. Des fleuves sont détournés de leur lit, des marais desséchés, et les monstres qui y vivaient sont mis à mort… … Le Centaure de Maurice de Guérin raconte sa vie au sage Mélampe… Un jour, comme il parcourait une vallée solitaire, il découvre sur l’autre rive d’une rivière, le premier homme qu’il méprise aussitôt. Son aspect l’attriste ; il voit en lui une moitié d’être, un être mutilé. Cet être < de l’autre côté > du fleuve de la vie lui annonce aussi son propre déclin, la fin de l’âge d’or .> ( Le mur du temps, tr. Henri Thomas )
Et Jünger -à l’instar du Rousseau du Discours sur l’origine des langues prenant à rebours la vision académique de < l’état de nature > des philosophes- , de dégager une interrogation essentielle pour l’intelligence de l’humanité et de sa destinée :
Ce monde « originaire », premier, est étranger aux villes, ce qui veut dire surtout à l’Etat.

La question de savoir si l’homme -en devenant un être formateur d’Etat, un < zoon politikon > asservi à l’économie, au monde du travail et à la technique, ainsi que l’avait diagnostiqué Martin Heidegger-, ne s’est pas engagé dans une manière d’impasse, cette question mérite au moins d’être posée.
Ne serait-ce que pour mieux appréhender la condition contemporaine de l’ Anarque.

AMOUR POUR UN MANNEQUIN

Hans Bellemer, composition

Récit.
Laodomie, épouse de Protésilas, premier héros grec à périr devant Troie, supplia les dieux de le lui rendre trois heures seulement.
A l’irrémédiable départ de son mari pour l’Hadès, elle se suicida.
Telle est la première version.
Une seconde version relate que la fille d’Acaste avait fait façonner un mannequin de cire à l’image du défunt qu’elle avait coutume d’enlacer discrètement.
Le scandale découvert, le mannequin fut jeté au feu.
Laodomie se précipita dans le brasier.
Cette histoire aurait composé le thème d’un ouvrage perdu d’Euripide.
Divagation.
La poupée est jouet, substitut.
Métaphore et métonymie, en lieu et place de la chose en question, de l’hypothétique évanescent fantasmé référent.
Toujours plus ou moins prise dans le jeu de ses représentations, la chose a pour destin d’être transposée par son représentant, son exposant, son signe.
Et le désir est désir du fantasme autant que de la chose en elle-même.
-Chose qui, cependant, est rarement à la hauteur de son équivalent…
Ainsi n’aime-t-on fréquemment qu’un mannequin, moule docile et support de nos rêveries, nos vraies, nos seules, nos fidèles amies.
Nos catins…
Là est le scandale ; et il n’y a pas de résurrection.
La prudence commande donc -pour s’en bien divertir- de ne pas jeter les poupées au feu.

ANTHROPOPHAGIE

Récit.
Camblès, roi de Lydie, fut victime des maléfices du magicien Iardanos, son ennemi.
Il devint si avide de nourriture qu’il dévora sa propre femme.
De regret il se donna ensuite la mort.
Divagation.
L’homme se nourrit de l’homme qui constitue sa chair spirituelle, son essentielle nourriture psychique.
L’indiscrétion, le commérage, la curiosité pathologique, l’appétit glouton de rumeurs, l’avidité d’érudition, l’insatiable fringale de savoir, le poussent à satisfaire l’utopie cannibale et toujours différée de l’encyclopédisme.
Se succèdent ainsi les déclinaisons de l’absorber : le nigaud qui avale, le disciple qui s’imprègne, les dégustations de l’amateur, le plagiaire qui dérobe, le curieux nareux, le thésard rongeur, le critique vétilleux, l’herméneute à système, le fanatique qui dévore…
Et jusqu’à l’indigestion… Mais apparemment sans regrets.
Se nourrir de l’homme… Peut-être est-ce là une manière assez commune de se suicider…
Encore une petite cuillère ?

APPLAUDISSEMENTS

Récit.
Crotos, fils de Pan et d’Euphèmé, la nourrice des Muses dont il était le frère de lait, habitait sur l’Hélicon.
Pour leur exprimer son admiration, il inventa les applaudissements. Les Muses obtinrent de Zeus qu’il fût transformé en constellation.
Divagation.
La Bruyère à Chantilly…
Après l’étonnement, l’admiration est la seconde de nos passions, écrit Descartes ( Traité des passions de l’âme ).
C’est aussi une assez rare vertu. Elle témoigne de la capacité à reconnaître, en toute objectivité, la valeur d’un ouvrage, la noblesse d’une attitude, le bien-fondé d’un propos.
Admiration a Ignorance pour obstacle et Envie pour secrète ennemie. Cependant que l’applaudissement n’est pas nécessaire à sa manifestation.
Elle louange avec mesure, salue sans ovationner, approuve sans acclamer, félicite sans vanter ; elle ne bisse qu’à bon escient.
Elle laisse la glorification aux dévots et la claque aux gens de parti.
Elle ne flatte jamais.
Aussi est-ce habituellement dans un sourire que cette grande Dame réserve ses compliments.

LE DIEU, L’ARCHITECTE ET LA MORT

Récit.
Architectes, sujets de plusieurs légendes, Agamède et Trophonios avaient construit un temple consacré à Apollon.
Comme ils demandaient au dieu leur salaire, celui-ci leur promit de le leur faire remettre après huit jours.
Il leur conseilla de mener en attendant joyeuse vie.
La huitième nuit, les deux architectes moururent d’une mort douce.
C’était le meilleur salaire que pouvait leur donner le dieu.
Divagation.
On ne sait ce qu’il convient d’apprécier dans cette histoire au motif ambigu : la rouerie d’Apollon ou sa sollicitude… D’un côté, la sophistique et l’escroquerie ; d’un autre côté, la bienveillance.
Peut-être, pour notre gouverne, devrions-nous retenir la sagesse de cette recommandation : < mener joyeuse vie >.
Précieuse maxime à graver sur le marbre eléctronique de nos portables…
-Dégagé du désir de salut, notre lot est de vivre ici et maintenant.
Pas de tâche plus judicieuse que d’exister dans la gaieté, ce ressort d’ hygiène intellectuelle, cette diététique existentielle, en fuyant comme la peste les importuns cogito-penseurs, les chevaliers du concept à face de carême, les innombrables variés ressentimenteux prêcheurs de mauvaise conscience…
En attendant, sereinement et comme il se doit, l’échéance.
Car,
-<quand l’ombre menacera de sa fatale loi… >-,
qui, parmi les mortels, dans le climat contemporain d’acharnement thérapeutique et de ses succédanés compassionnels, refuserait l’opportunité de la < mort douce > que… nous saurons, à nous-mêmes, nous donner ?

METEMPSYCOSE ET ARITHMETIQUE

Récit.
On attribue à Syros, éponyme des Syriens et petit-fils d’Apollon, l’invention de l’arithmétique et l’introduction de la doctrine de la métempsycose…
Divagation.
La croyance selon laquelle une même âme peut revivre successivement dans plusieurs corps, croyance venue d’Asie, s’adjoint presque nécessairement cette autre croyance en la réalité -réalité noétique, purement intellectuelle- des êtres mathématiques et notamment des nombres.
Platon, suivant les Pythagoriciens, accréditait l’hypothèse du savoir gnostique des défunts aux Enfers. Ceux-ci devaient boire à la source d’Oubli, le Léthé, du nom de la mère des Charites, avant leur retour à la vie.
Pour le mysticisme, le nombre est chose, Idée, Paradigme ; le rapport, Arcane…
Savoir est Souvenir, effort contre Oubli. Le mathématicien est l’homme de la grande Mémoire…
Et Vérité est anamnèse, aléthèia.
-Le réalisme arithmétique des idéalités exerce toujours sa séduction sur les esprits épris d’Essences et de Logique.
Que peut la construction modeste du symbole ( Piaget ) contre la pensée grandiloquente de l’Hypostase ( Platon, Augustin, Malebranche, Cantor… )?

LES ARMES D’HERACLES

Récit.
Sa massue exceptée, les armes d’Hercule ont une origine divine.
Hermès lui donna son épée ; Apollon lui offrit son arc et ses flèches ; Héphaïstos le gratifia d’ une cuirasse dorée ; Athéna y ajouta un péplos. Ses chevaux étaient un cadeau de Poséidon.
Divagation.
Quelles sont pour ses travaux les armes du ‘pataphysicien ?
La santé, mère de tous ses vices ; la retraite, qui protège de l’affairement ; la curiosité, qui suffit à tout ; l’ étude silencieuse, source de son équilibre mental ; la logique, qui évite les pièges du sens ; du Caquet enfin, la Corne d’abondance, cette grâce précieuse de Sa Magnificence, notre chèvre Amalthée…

PLOUTOS L’ AVEUGLE

Récit.
Né en Crète, fils de Déméter et d’Iason, Ploutos, la Richesse, figure dans le cortège de Perséphone, sous les traits d’un éphèbe portant une corne d’Abondance.
Les comiques le représente aveugle, au motif qu’il visite indifféremment les bons et les méchants.
D’après Aristophane, Zeus aurait aveuglé Ploutos pour le forcer à favoriser aussi les méchants…
Divagation.
Que l’arbitraire du dieu accorde ses faveurs ou que Richesse soit fille de Hasard plutôt que de Mérite… la réussite est étrangère à la morale.
C’est l’un des aspect de ce monde tragique, livré aux chaos des intérêts, des passions et des idées, où, de fait, nous ne pouvons nous appuyer sur rien.
Il n’est pas de nécessaire rétribution.
Vérité bonne à savoir, mais qu’il faut habituellement dissimuler afin de ne pas désespérer les postulants au succès…
Quant aux raisons du mythe, selon l’auteur des Guêpes, on voit qu’elles sont bien étrangères aux mythes philosophiques -de Platon à John Rawls- de la Justice, de l’Equité et… de la Raison.
*
L’Argent :
< C’est à Zeus que je dois ça, dans sa hargne envers les hommes. Quand j’étais encore gamin, je l’ai menacé de n’aller que chez les gens honnêtes, sages et de conduite rangée. Alors il m’a rendu aveugle, pour que je ne puisse plus en reconnaître aucun : tant il a de hargne pour les braves gens ! >
Aristophane, Ploutos, tr. Debidour.

BANQUET

Récit.
Au témoignage de l’Odyssée, pendant l’escale à Lemnos, au banquet des chefs, Ulysse et Achille se querellèrent.
L’un exaltait la bravoure, l’autre vanta la prudence.
Agamemnon, à qui Apollon avait prédit que les grecs prendraient Troie lorsque la discorde se mettrait parmi les assaillants, vit dans cette discussion le présage d’une prompte victoire.
Divagation.
Le banquet philosophique est l’occasion de régaler les convives de brillants arguments. La dialectique y tient lieu de service, et les thèses en discussion, de nourritures spirituelles.
Platon est l’initiateur de toute une tradition qui fait de la convivialité du dialogue le lieu d’excellence de l’optimisme rationaliste.
Le discours y effacerait la violence et engendrerait, vertu du logos, la société des amis.
-Alors que la joute oratoire ou encore la dispute, révèlent plutôt le caractère irréductible des différends.
Quand il ne s’agit pas, plus prosaïquement, du choc des vanités.
Le dialogue, genre littéraire, est dans le meilleur des cas un chef d’oeuvre rhétorique ( Platon, Kierkegaard, Jünger, Héliopolis ).
Comme tel, il relève non de la logique mais de l’esthétique.
Et la Vérité ne sort certainement pas de la bouche des Prétendants…
Car, ainsi que persiflait Condillac : se payer de mots est l’ordinaire des philosophes.

BATEAU ENCHANTE

Récit.
Méliboea avait promis le mariage à un jeune homme dont elle était éprise. Ses parents l’ayant destinée à un autre fiancé, il s’exila.
Le jour des noces, elle s’enfuit vers le port et monta dans un bateau dont les voiles se déployèrent d’elles-mêmes.
Le navire l’emporta vers son amant. Ils se marièrent et élevèrent un temple à Artémis sous le nom d’Automatè…
Divagation.
< Mener les hommes en bateau > est le petit mot de trivialité pour le procédé idéologique. Ce que l’analyse refuse, le merveilleux le présente, -soit le sens, dans le climat de la féérie.
L’enchantement du Verbe satisfait la passion de Conviction et la poésie du savoir nourrit l’exigence gnostique.
Le montreur de marionnettes se dissimule derrière l’écran de fumée des idées et des systèmes.
Quant aux dupes, ravis, ils élèvent leur temple à Certitude et à Vérité.

BLESSURE INGUERISSABLE

Récit.
Lors du massacre des Centaures par Héraclès, Chiron, qui accompagnait le héros, fut blessé accidentellement par lui.
L’onguent appliqué sur la plaie ne fut pas efficace, les plaies faites par les flèches d’Héraclès étant inguérissables.
Chiron se retira dans une grotte pour mourir ; mais, immortel, le trépas lui était refusé.
Prométhée, né mortel, offrit alors de lui céder son droit à la mort. Il put enfin trouver le repos.
Divagation.
L’éternelle jeunesse, la puissance et la beauté sont privilèges des dieux.
Tandis que la souffrance, le travail et la mort sont le lot des humains, nés de l’humus, les enfants du limon.
Le désir d’ immortalité est un piège, la sempiternité, une fonction d’ennui.
Tous le savent ou le devinent.
La nostalgie d’éternité est malgré tout inguérissable ; la plaie ne se referme jamais.
La sagesse de Chiron, le plus sage, le plus savant des Centaures, précepteur d’Achille, de Jason, d’Asclépios, vaut pour les Héros, non pour les mortels, obstinés, aveugles et sourds à certaines nécessités.
Il faut cependant s’ y résoudre : il y aura un jour où plus aucune oreille ne se prêtera à l’ écoute des mélodies de Mozart.
 

BEAUTE : FUYANTE ET MASQUE DE L’HORREUR

Récit.
Le livre des Métamorphoses d’Apulée conte l’ histoire de Psyché, fille de roi, dont la beauté plus qu’humaine écartait ses fiancés. Aussi désespérait-elle de se marier.
Obéissant à l’oracle, son père la para et l’exposa sur un rocher où, endormie, elle fut enlevée par le vent puis déposée sur le gazon au fond d’une vallée.
Elle s’éveilla dans le jardin d’un palais magnifique. Guidée par des voix, elle attendit le soir où elle sentit la présence de l’époux évoqué par l’oracle.
Il l’avertit qu’il la rejoindrait pour l’aimer chaque nuit mais qu’il était impossible qu’elle le vît sous peine de le perdre à jamais.
Un soir pourtant, elle dissimula une lampe sous sa couche et découvrit, après le plaisir, pendant son sommeil, un bel adolescent.
L’Amour – car c’était lui- s’éveilla, pour disparaître, à jamais.
Divagation.
Il ne faut jamais regarder de trop près ce que l’on aime…
La connaissance est toujours plus ou moins indiscrète et effarouche la pudeur.
Si tu désires aimer durablement ce que tu aimes, garde toi de dévisager l’objet de tes attentions et de tes complaisances…
-Plus profondément, la connaissance est aussi reconnaissance, anagnorisis…
Le voile de Maya dissipé, les choses, toutes choses, apparaissent telles qu’elles sont, sous leur jour véritable.
Dieu, Eros, le sacré ou encore la simple banalité, dévoilés, mis à nu, sont alors proches de l’horreur, cette expérience de l’absolu, cette vision du Sans-nom, ce dont la présence, massive et masquée, est au-delà ou en-deçà des mots.
Dissipés les mirages du kitsch et du cliché, commence alors la descente aux Enfers.
Voyage de découverte, éducation sentimentale…
La monstruosité effective du réel, mais aussi la corruption, la maladie, le souci, la misère morale, la mort enfin, apparaissent, inscrits au plus intime des êtres, comme écrits à l’encre sympathique, indélébiles.
Irréductibles.
Et pour leur définitif chagrin, à la différence du conte, nul Zeus pour secourir les humains et rattraper, par sa bienveillance, leur habituelle et inconsolable maladresse.

ODIN, LE DIEU BORGNE

Récit.
Odin, dieu guerrier, protecteur des héros, portait la responsabilité de retarder le plus possible le jour fatal, le Ragnarok.
Dieu de la souveraineté magique, il avait donné un oeil pour obtenir la vision de l’Invisible.
Divagation.
Borgne se dit d’un lieu mal famé, sordide, suspect.
Hôtel de passe fréquenté par une humanité clandestine, louche ; univers glauque, monde nocturne dissimulant des trafics honteux, inavouables, qui ne peuvent s’exposer à la claire lumière du jour.
Borgne signifie pour quiconque a perdu un oeil, ne voit que d’un seul oeil.
L’infirmité et le jugement de valeur semblent ainsi converger dans une même dépréciation.
Encore que, d’un autre côté, la mythologie affecte des pouvoirs particuliers à ceux qui ont accepté l’invalidité contre la connaissance : boiteux, Héphaïstos, le dieu forgeron, maître de l’élément igné et de la métallurgie, est capable de tous les miracles techniques ; Odin, seigneur des runes, sacrifie l’un de ses yeux et obtient en contrepartie une aptitude extraordinaire à la Vision.
A la différence des Cyclopes dont l’oeil unique au milieu du front illustre la stupidité serve de tâcherons affectés à la fabrication des armes des dieux.
-Celui qui, par contre, a percé le secret, à savoir qu’il n’y a pas de Secret parce que le réel est étranger au sens, au Sens et à la logique, celui-ci perd l’usage de la seconde vue.
Sa manière très singulière d’être voyant ne le porte paradoxalement ni à la prophétie ni à la révélation qu’il considère comme de dérisoires mystifications.
Auxquelles il substitue… l’aveugle lucidité, sa lampe obscure.
Lucidité pour lui synonyme d’impuissance autant que d’ignorance.
Elle lui interdit en effet la simonie, le commerce des biens spirituels et notamment les élans de l’engagement et les facilités de l’idéologie -soit la pose de l’intellectuel.
Excepté sur le mode parodique. Ce dont il ne se prive pas…
Pour voir justement, il ne faut donc voir que d’un oeil, le propre du niais étant d’écarquiller les yeux dont l’ouverture est en raison directe de sa candeur.

Les amants ferment les yeux, la dupe fait les yeux ronds, l’ami de l’Ascience qui jauge et estime les choses, cligne de l’oeil.

FETICHISME DU CHAOS

Récit.
Chaos est la personnification du Vide primordial, l’Obscurité préexistant au monde, au Temps, avant l’ apparition des choses, puis le désordre de ces choses avant la naissance du Cosmos.
Chaos engendra l’Erèbe, puis la Nuit, Nyx, puis le Jour, Héméra et enfin l’Aether.
Divagation.
< Hésiode dit que ce qui a existé en premier, c’est le chaos et ensuite la Terre à l’ample poitrine, fondement de toutes choses à jamais assuré et l’ Amour >, écrit Platon, Banquet, 178c.
Synonyme de désordre, de perturbation, de confusion, d’entassement sans principe, ou encore d’imbroglio, de gâchis, Chaos est l’adversaire de la pensée toujours en recherche d’Intelligibilité.
Source du discours philosophique en quête de Raison des choses, il inspira également les mathématiciens, inventeurs de la < théorie du chaos >.
D’où la métaphore célèbre selon laquelle le battement d’ailes d’un papillon dans une partie du monde peut, à des distances considérables, provoquer un ouragan…
Comprendre par là que des causalités complexes sont à l’oeuvre dans la nature où des objets apparemment négligeables en eux-mêmes peuvent susciter, dans certaines circonstances, des effets sans commune mesure avec leur valeur initiale.
D’où l’emploi des concepts de < chaos > et d’ < antichaos > par les physiciens contemporains orientant leur lecture dialectique de la complexité et des phénomènes émergents dans les domaines les plus variés de l’expérience.
La littérature para ou post théologique fait du < Vide > et de ses succédanés, l'< Absence > et le < Tout Autre >, des figures de l'< Absolu > alimentant une récurrente et romantique nostalgie ( Blanchot / Lévinas ).
Le nihiliste quant à lui, prend appui sur < Désordre > afin de satisfaire son entreprise de destruction ou de déconstruction.
Mais le chaos peut aussi être investi d’une charge esthétique : < un beau désordre est un effet de l’art >, écrivait Goethe.
Depuis Mallarmé, le vide, le blanc, la marge, le trou… reçoivent une promotion inattendue et constituent un des ressorts de la poétique post-moderne.
Tel quel, auto-suffisant, le chaos devient alors source de satisfaction esthétique, suscitant même, chez les épigones, de curieux engouements.
Principe cosmologique d’explication universelle, idée de la raison pure, idole politique, routine esthétique, le Chaos devient ainsi et assez paradoxalement, le Critère des critères, une manière de Graal et de Poncif contemporain.

LA VUE RUINEE

Récit.
Tirésias fut frappé de cécité par Héra pour avoir osé révéler le secret de son sexe.
Dans l’amour, le plaisir féminin serait incomparablement plus intense que la jouissance masculine.
Zeus, en dédommagement, lui accorda le don de double vue.
Divagation.
La cécité est le châtiment divin par excellence.
Elle désigne également, d’après le régime figuré, le manque de discernement, l’humaine sottise.
Défaut de perception, aveuglement dû à l’illusion, effet de la passion, de la prétention excessive, de la mythomanie, de l’ idéologique intoxication, elle est la chose du monde la mieux partagée.
Chacun subit sa propre alexie et la mise au point du regard ne s’acquiert qu’avec le temps.
Quant à la prise de conscience, espèce d’opération de la cataracte, elle est le grand ressort, toujours plus ou moins pathétique, de la tragédie.
Jusqu’à la révélation finale, l’homme croit voir mais il ne voit pas, notent Paul Demont et Anne Lebeau ( Introduction au théâtre grec antique ).
< Hélas, tu vois clair, mais trop tard, je crois bien > Sophocle, Antigone, v.1270
Connaître soudainement son identité ou son destin, avoir la révélation de la portée de ses actes, apprendre dans la stupéfaction la réputation dont nous sommes costumés, saisir les implications d’une parole malheureuse, estimer brusquement la vanité de l’idée qui réglait notre vie… autant de situations bouleversantes où la conscience disperse les fausses certitudes, où se dissipent les mirages de la convention et de la conviction.
L’ < anagnorisis >, la reconnaissance, est non seulement, ainsi que l’affirmait Aristote, le point d’inflexion décisif du spectacle tragique, mais plus généralement le moment critique de toute existence.
-Le perspectivisme, l’aptitude nietzschéenne à multiplier les points de vue, est par contre la clef de l’intelligence des phénomènes ainsi que la méthode adéquate à l’exacte compréhension des jugements de valeurs.

DU SANG, DE LA CHASSE ET DE LA VENGEANCE

Récit.
Actéon fils d’Aristée et d’Autonoé fut initié par Chiron à l’art de la chasse.
Il fut mis en pièces sur le Cithéron par ses propres chiens.
Artémis, surprise au bain, l’aurait métamorphosé en cerf ; sa meute le dévora sans le reconnaître.
Divagation.
< Je suis né avec tous les instincts et les sens de l’homme primitif tempérés par des émotions et des raisonnements d’homme civilisé. J’aime la chasse avec passion ; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le coeur à le faire défaillir >, confesse le narrateur d’Amour, nouvelle de Maupassant.
La chasse est le divertissement humain par excellence.
Incompréhensible et insupportable à quiconque déteste de vivre dans le climat naturel de l’affrontement où il faut donner la mort et, parfois, la recevoir.
Le plaisir procuré par les péripéties de la battue et de la poursuite, valent aussi bien pour la vénerie que pour la recherche scientifique, la quête mystique, ou encore le dialogue platonicien, joute mortelle, agonale, -ce jeu de mots, aristocratique et intellectuel, où il en va de nos raisons de vivre.
Bonheur inavouable de débusquer, de traquer, de cerner, d’isoler, de forcer le gibier ou… le concept.
Voire, par la simple photo, de dérober l’intimité…
Approche des < mystères plus profonds, plus graves, le mystère même de la création… des pays de rêve, des pays cachant un secret inconnaissable et dangereux >, la chasse est à sa manière, voie, chemin, passage, exaspération.
Et quel sentiment de plénitude, quelle incomparable amorale satisfaction, à tenir enfin la chose, éclaboussée d’ horreur, exposée, entre nos mains !…
-Quant à la jouissance insurpassable procurée par la vengeance cruelle :

< -J’ai droit de tirer de toi, tout vivant, l’offrande vermeille que je sucerai du fond de tes moelles ! A moi de trouver sur toi victuaille et de m’abreuver du breuvage atroce ! >
Eschyle, Euménides, 260-266 ( Tr . V-H Debidour )

PERFORMANCE ET COURSE DE CHAR

Récit.
D’une grande beauté, Hippodamie était fort courtisée. Mais Oenomaos, son père, ne voulait pas marier sa fille.
Il usa d’un stratagème pour écarter les soupirants.
La main de sa fille devint l’enjeu d’une course de char. Chaque prétendant devait prendre la jeune fille sur son char et lui-même devait s’efforcer de les rejoindre.
Mais il possédait des chevaux à la vélocité extrême et, une fois vainqueur, il coupait la tête de son concurrent et la clouait sur la porte de sa maison.
Divagation.
La performance est devenue la fin de la compétition. La course est occasion de record où l’exploit s’exténue dans l’amélioration du résultat précédent, chiffré et homologué.
Idolâtrie du nombre, < Règne de la quantité > ( René Guénon ).
Loin, très loin de l’esprit des premiers jeux attestés, à l’occasion des funérailles de Patrocle par Achille et ses Myrmidons…
Le monde agonal de la Joute et de la Trêve entre les cités a fait place à l’univers mercantile des sponsors et des organisateurs de manifestations, où le public, avide d’émotions, aussi agnostique que chauvin, assiste, dans le vacarme, la presse et l’effervescence publicitaire, à la rencontre d’athlètes sous perfusion.
Du sanctuaire, le dieu s’est retiré…
-Renversement des valeurs : le sportif s’est substitué au Héros ; le spectacle au culte.
Apollon ne dépose plus le laurier du triomphe sur les boucles blondes des éphèbes.
< Tous alors, sur les chevaux levèrent le fouet, les frappèrent de leurs lanières, les excitèrent de la voix, d’un élan ; et eux, vite, parcouraient la plaine, loin des vaisseaux, rapidement. Sous leur poitrail, la poussière se dressait, soulevée, comme un nuage ou un tourbillon ; et leurs crinières flottaient au souffle du vent. Les chars, tantôt s’abaissaient vers la terre nourricière, tantôt bondissaient en l’air. Leurs conducteurs étaient debout dans la caisse et le coeur de chacun palpitait du désir de victoire… >
Homère, Iliade, chant 23, tr. Eugène Lasserre

ABEILLES

Récit.
Episode de la guerre d’Héraclès et de Nélée.
Pérycliménos avait pour père divin Poséidon. Le frère de Zeus lui avait donné la capacité de se transformer à volonté en serpent, aigle, etc.
Afin d’attaquer Héraclès, il choisit de prendre la forme d’une abeille et se posa sur le joug de ses chevaux.
Mais Athéna, la déesse aux yeux pers, veillait.
Elle avertit le héros que son ennemi était près de lui sous la forme d’une abeille.
Héraclès l’écrasa entre ses doigts.
 
Divagation.
Insecte social, hyménoptère, l’abeille produit le miel et la cire.
La mouche à miel, petit rouage docile, engluée dans la division du travail, ne naît que pour le labeur.
Satisfaire à son rôle est sa vocation ; en suite de quoi, sa tâche accomplie, épuisée de devoir et de sacrifice à la communauté, elle s’efface et meurt.
Symbole d’abnégation, toute discipline, productive, soumise à l’Ordre et à l’Ogre social, elle ne s’évade de la ruche républicaine que pour fleurir les manteaux des Princes et des Puissants.
Corvéable et disponible, ouvrière vampirisée, elle assure leur gloire et leur prospérité.
-Jünger constitue ses petites « abeilles de verre » en orchidées vénéneuses du nihilisme.
-< Les vrais croyants ressemblent à des abeilles qui se choisissent les meilleurs fleurs >, affirment, de leur côté, les Nosaïris, hérésiarques musulmans de Syrie.
Dans une veine proche, Ali, lion d’Allah, est dit < prince de l’abeille >, représentant le Derviche alors que le miel est censé figurer le Principe divin…
-A mille lieues de l’utilitarisme et de l’enthousiasme mystique, Héraclès, la gloire d’Héra, saisit l’automate social comme il dédaignerait l’automate de Dieu, et l’écrase entre ses doigts…

DU CHIEN ET DU CYNIQUE

Récit.
Maera est le nom du chien d’Icarios, le héros, introducteur de la vigne en Attique, tué par des paysans qui s’étaient enivrés.
Par ses aboiements, il mena Erigoné, la fille d’Icarios, sur la tombe de son père.
Après son suicide il demeura sur sa tombe et se laissa mourir de désespoir.
Dionysos transforma Maera, le chien fidèle, en une constellation : le Chien.
Divagation.
Fréquentant le Kunosargues, < chien sans maître >, selon Diogène Laërce, le philosophe cynique n’est certes pas esclave d’une passion ni dépendant d’une affection.
Il cultive la liberté sous la forme extrême de l’autosuffisance.
Cocasse, anticonformiste, critique des conventions et des valeurs établies, il méprise la gloire, la richesse ; il moque l’existence politique.
Il est volontiers goujat, provocateur.
Eubulide de Milet prétend que Diogène, l’un des sept disciples de Socrate et dont l’existence nous est connue au travers de maintes anecdotes, fabriquait de la fausse monnaie.
Méfiant à l’égard du plaisir, il se donna la mort, à quatre-vingt dix ans en retenant sa respiration…
Cratès allait, quant à lui, insulter chaque nuit les prostituées ; il en tira, paraît-il, une rare aisance rhétorique… Surnommé < l’ouvreur de portes >, autoclète, il s’introduisait chez des hôtes de rencontre sans avoir été invité ; bon prince, il leur proposait libéralement ses sentences.
Métroclès est passé à la postérité pour une remarquable pétomanie qui le fit, semble-t-il, renoncer au suicide… Il vécut jusqu’à un âge fort avancé et mit fin à ses jours en s’étranglant de ses propres mains.
-Les Cyniques se définissaient comme citoyens du monde, sans cité, sans patrie. Il ne travaillaient pas.
Certains furent cependant honorés par leurs concitoyens. Ainsi Demonax, l’Athénien, qui vécut au Deuxième siècle P.C. et qui plaisait par sa coutumière bonne humeur.
Ils lui rendirent les honneurs funèbres aux frais de l’Etat…
 

COMMUNION PAR LA CHAIRE HUMAINE

Récit.
Lycaon et ses fils sont habituellement représentés comme des impies.
Désirant s’assurer par lui-même de leur impiété, Zeus, sous le costume d’un paysan, leur demanda l’hospitalité.
Méfiant, voulant savoir si son hôte était réellement un dieu, Lycaon lui fit servir, pour l’éprouver, la chair d’un enfant.
Indigné, Zeus renversa la table et, selon certaines légendes, Lycaon fit changé en un loup.
Divagation.
Le mythe raconte qu’il était d’usage en Arcadie de pratiquer des sacrifices humains en l’honneur de Zeus Lycien. Une victime humaine était immolée et l’assistance communiait en dévorant ses entrailles.
Les convives étaient alors changés en loup pendant huit années…
L’anthropophagie rituelle pratiquée dans l’Antiquité ou chez les prétendus sauvages suscite habituellement incompréhension, dégoût et condamnation.
Le christianisme lui a pourtant substitué le cannibalisme mystique à propos duquel de nombreuses querelles d’ordre théologique se sont développées -à la portée et aux conséquences historiques considérables.
C’était assurément là, on en conviendra, un grand progrès dans l’histoire du développement moral de l’humanité…
On imagine cependant la surprise d’un Grec de l’époque archaïque qui aurait appris de la bouche d’un anachronique missionnaire la pratique rituelle de l’anthropophagie symbolique, l’eucharistie…
Lorsqu’ à Corinthe, Paul de Tarse, l’universaliste ombrageux sectaire, redoutable bricoleur de dogmes, rencontra les représentants des quatre grandes écoles philosophiques pour leur vendre sa marchandise spirituelle, on rapporte que ses propos furent tout d’abord accueillis poliment dans l’incrédulité, puis, devant son insistance et son absence résolue d’humour, qu’ils déclenchèrent une franche hilarité.
Ainsi que l’écrit Nietzsche, les dieux grecs sont morts, certes, mais ils sont morts de rire à l’écoute des fables de la création, de l’incarnation, de la résurrection, de la passion et… de la communion.
A la chimère du < salut > par le < partage > dans la < communion des saints >, il était possible, en ces temps lointains, de préférer les contes, plus divertissants et plus légers, de la lycanthropie.
 

COMPLOT

Récit.
Après avoir mutilé Méduse, passant par l’Ethiopie, Persée rencontra Andromède, exposée sur un rocher en expiation de paroles imprudentes et impies de sa mère, Cassiopée.
Il promit à Céphée, son père, de la délivrer contre la promesse du mariage.
Le fils de Danaé tua le monstre marin qui allait dévorer le jeune fille.
Cependant, Phinée, oncle d’Andromède, amoureux et jaloux, ourdit un complot contre le jeune homme ; celui-ci, montrant la tête de Gorgone à Céphée et à ses complices, les changea en statues de pierre.
Divagation.
Figures métahistoriques de la dialectique du Pouvoir et de sa contestation, les intrigues de conjurés et les machinations des ligues constituent, selon Machiavel, l’une des grandes menaces dont le Prince doit absolument se prémunir.
Le complot est une forme classique de la rebèlion. Projet dont le principal ressort est le secret qui couvre de sa discrétion et de sa pénombre les menées factieuses d’un parti.
L’histoire humaine, considérée à même l’événementiel, n’est, de fait, que succession de complots.
Associations, clubs, réseaux d’influence, sociétés secrètes, Fraternités, lobbies… riche est la sémantique des acteurs de la cabale et de la brigue.
-La théorie du Complot est par contre l’une des grandes naïvetés d’une certaine historiographie moderne. Elle recherche une Intelligibilité, une manière de raison suffisante dissimulée derrière l’événement.
Négation du hasard et de la contingence, elle soupçonne, puis enquête, et rencontre inévitablement les signes correspondant à la grille interprétative qu’elle projette sur les phénomènes historiques qu’elle s’efforce de décrypter.
A l’opposé, l’historien critique et positiviste, avec son parti pris de… prudence méthodologique, ne convainc pas. Du fait même de cette prudence.
La modestie ne persuade pas.
Incapables d’accepter la banalité du réel, les hommes désirent le rêve et l’occulte sur lesquels ils peuvent fantasmer à loisir. Ici comme ailleurs, leur appétit de sens est insatiable.
La théorie du Complot -et son expression contemporaine, le conspirationnisme-, sont d’assez divertissantes visions religieuses et totalitaires de l’histoire.

COURTISANES

Récit.
Les Propoetides, jeunes filles originaires d’Amathonte, avaient contesté la divinité d’Aphrodite.
Pour les punir la déesse les soumit à des désirs qu’elles ne pouvaient assouvir.
Ce furent, d’après le mythe, les premières femmes qui se prostituèrent.
Divagation.
La < pro/stitution >, le fait de se mettre ou d’être < mis en avant >, relève habituellement du jugement moral et de considérations socioéconomiques.
Pour la condamner ; pour la déplorer ; pour la ramener à la misère et à l’exploitation sordide.
Une ligne explicative plus sereine, à prétention moins scientifique mais complémentaire, ferait intervenir des mobiles plus dissimulés : la nymphomanie, la curiosité, la contestation, l’ennui, le goût du changement…
-Ainsi Luis Bunuel mit il naguère en scène une bourgeoise frigide, déçue par un époux lugubre et conventionnel, et qui, dégagée de tout souci matériel, trouvait dans les passes discrètes de l’après-déjeuner de quoi satisfaire son pressant besoin d’évasion.
Le film suscita dans certains milieux une manière de scandale, tant il prenait à contrepied les clichés convenus ; soit le point de vue des militants de la bonne cause, la naïveté des bas-bleus, les certitudes des mamans.
Qui sait… Il se peut que parmi nos Belles de jour, certaines, ne pratiquant que l’art pour l’art, ne soient pas insensibles aux plaisirs de Vénus…
Espérons qu’elles ne seront pas changées en statues de pierre…

DEGUISEMENT
Récit.
Pour séduire Artémis qui résistait à ses avances, Alphée voulut s’en emparer par la force.
Alors qu’elle célébrait une fête avec ses nymphes, au moment où il s’approcha d’elle, la déesse se barbouilla le visage avec de la vase et Alphée ne la reconnut pas.
Divagation.
Pourquoi se déguise-t-on ?
Pour se cacher, par caprice et par coquetterie, par jeu, par nécessité.
Le déguisement est habituellement condamné par la morale au motif qu’il vaudrait pour hypocrisie, tartufferie.
Tout juste est-il accepté comme momerie, plaisanterie qui renvoie au théâtre, au monôme, aux jeux des enfants.
Mais le carnaval, la mascarade, la parodie nous ramènent à la fête et au bal, à l’art, au plaisir de société, à l’amusement.
Le déguisement est frivole, d’une frivolité délibérée qui procure la gaieté, le bonheur d’exister dans l’éphémère, dans l’instant.
Pour notre agrément et notre récréation.
Très loin du sérieux et de l’esprit de sérieux…
Plus graves, transfiguration et transubstanciation, Christ en gloire et Eucharistie, en sont les modes théologiques.
La métaphysique thématise la métamorphose et la constitue en attribut de l’être.
Sous le signe de Protée…
Tout est masque, masque de masque et… masque de rien.
Car il n’y a dans le réel -en l’absence d’Intimité ou de Profondeur, ces métaphores vides- rien d’autre que le fait pour le masque, de… se masquer.
Enfin, si < larvatus prodeo > était la devise de Descartes, le sectateur de Sandomir -génie malfaisant, au dire de plusieurs-, fait, quant à lui, du déguisement le ressort essentiel de sa révoltante, bien qu’innocente, activité.
 

DELUGE

Récit.
Nannacos était un roi de Phrygie.
Il vivait dans des temps très anciens, avant le déluge de Deucalion.
Comme il l’avait prévu, il organisa des prières publiques pour détourner cette catastrophe.
Divagation.
Déluge est un terme ambigu qui désigne tantôt la catastrophe et tantôt l’abondance.
Evénement soudain, effroyable, péripétie sinistre de l’histoire universelle, tel le débordement des eaux ordonné par Zeus pour punir les hommes de l’âge du bronze dont ne furent épargnés que Deucalion et Pyrrha, sa compagne.
D’un autre côté, le déluge est affluence, foisonnement.
Il est également purification.
Ainsi la prolifération du Verbe -et sa régénération périodique- assurent-elles notamment la prospérité du ‘pataphysicien dont Il est la richesse et la bénédiction.
C’est pourquoi, chaque matin, pénétré de la fécondité de Sa magnificence, il convient d’ exprimer ce voeu pieux :
Qu’il pleuve des grâces !… qu’il neige des anges!…
Que les Eaux visionnaires abondent et surabondent !
Que le Déluge soit !…

OGRE

Récit.
Lamia, fille de Lybie, avait été aimée de Zeus.
Comme Héra, jalouse, faisait périr ses enfants, de désespoir Lamia se retira dans une caverne, devint un monstre envieux des mères plus heureuses qu’elle dont elle ravissait et dévorait les enfants.
Pour la mieux persécuter, Héra l’avait privée de sommeil ; mais Zeus lui accorda le don de déposer ses yeux et de les reprendre quand elle le voudrait.
On avait donc rien à craindre d’elle quand Lamia dormait ; mais quand elle errait sans dormir, nuit et jour, elle guettait les enfants pour les dévorer.
Divagation.
Vision signifie perception par le sens de la vue ; mais aussi représentation en esprit.
La perception est compréhension ou effort vers la compréhension, ajustement du regard.
Le visionnaire, quant à lui, homme à idées, homme… d’esprit, tout illuminé des mirages de ses révélations, n’ a de cesse de proposer à autrui les fantômes de son imagination.
-La conscience hallucinée est toujours plus ou moins altruiste…
Méprisant la perception, doué du don de seconde vue, hanté par ses chimères, insomniaque, l’intellectuel idéologue est cet Ogre constamment en quête de proies -par ailleurs assez généralement consentantes.
Pour le malheur des hommes, Zeus n’ a pas accordé à ce Voyant le don de déposer ses yeux…
Il n’ y a pas d’intermittents de la folie.

DESIR AMOUREUX

Récit.
Eos, l’Aurore, est représentée comme une déesse dont les doigts ouvrent les portes du ciel au char du soleil.
Elle engendra les vents, Zéphyr, Borée et Notos, ainsi que les astres et l’Etoile du matin (Eosphoros).
Couverte d’amours et d’amants, elle fut cependant punie par Aphrodite pour s’être unie à Arès.
Elle devint ainsi une éternelle amoureuse.
Divagation.
Le désir amoureux est fréquemment interprété comme une malédiction.
La morale, la religion ( le Christianisme, le Bouddhisme notamment … ), la philosophie ( Platon, Lucrèce, Pascal, Kant, Schopenhauer… ), la médecine parfois, se rencontrent dans une même condamnation identifiant désir et insatisfaction, désir et maladie.
Il est néanmoins possible de renverser ce jugement de valeur en se fondant sur le mythe.
Rien ne serait plus beau que l’aurore… aux doigts de safran.
Rien de plus charmant que les prémices et de moins décevant que le renouvellement indéfini des commencements…
Aussi la sagesse commanderait de vivre pour désirer ; ce qui envelopperait moins une réflexion épicurienne sur l’art de vivre qu’une bonne fortune et une heureuse disposition.

DEMONS

Récit.
Chaque année, Alybas, âme du compagnon d’Ulysse, Politès, exigeait des habitants de Témésa qu’ils lui fassent tribut de la plus belle jeune fille du pays.
Euthymos de Locres, pugiliste fameux, défia le démon, le battit et le contraignit à quitter le pays.
Divagation.
Déclinaisons…
Est dit, selon l’étymologie, < diabolique >, la conduite ou le propos qui < fait trébucher >.
Ce qui est jeté en travers de…
Le diable est « la pensée de traverse », prolonge Alain ; il est en effet l’Incrédule, le doute, le sel de l’esprit…
-Les Anciens attachaient un génie, bon ou mauvais, à la destinée d’un homme ou d’une collectivité.
L’exemple le plus célèbre est celui du < démon de Socrate >, ce génie censé, selon Platon et Xénophon, inspirer la verve dialectique du philosophe.
-Le renversement judéo-chrétien des valeurs, par Babylone, la Chaldée et la Perse mazdéenne, fit du < Diable > un < Ange déchu > à la suite de sa révolte contre le Dieu oriental et despotique de la Bible.
La prose et la pose romantique situèrent le Dandy dans le sillage de < Satan >, cette fonction essentielle du jansénisme ultérieur, romanesque et exalté, de Bernanos.
Barbey d’Aurèvilly met en scène des < diaboliques > criminels, vivant < loin du monde auquel ils n’ont rien à demander, se souciant aussi peu de son estime que de son mépris >.
Tandis qu’Umberto Eco, dans une perspective critique, les indexe à l’enthousiasme et à la folie du Sens ( Le Pendule de Foucault ).
Mais les < démons > incarnent aussi la représentation dostoïevskienne d’un type moderne de la rébellion, le Nihiliste, l’Intellectuel < possédé > par l’Idée fixe du salut collectif, par la refonte violente des institutions politiques.
Quant à la littérature fantastique, elle fait parallèlement grand usage de la figure du < Vampire >, surgissement infernal du < Mort-Vivant > au sein d’un monde candide de victimes innocentes.
-La ‘pataphysique, enfin, bien plus espiègle, fut originairement et demeure quelque peu inspirée par < Lucifer >, le porteur de lumière…
Encore qu’aux antipodes du thème néognostique cathare, repris ultérieurement par l’Allemand Otto Rahn, elle en fasse plutôt un maître d’Obscurité.
Et qu’elle accepte bien volontiers, pour son divertissement, de lui payer son quotidien tribut …

HEROS JOUANT AUX DES ( cf TROIE, PALAMEDE ET LA PATAPHYSIQUE )

LEURRE DES DIEUX : HELENE ET SON DOUBLE

Récit.
Héra, mécontente de s’être vu préférer Aphrodite lors du débat sur la beauté, décida d’ôter à Pâris l’amour d’Hélène.
Elle façonna une nuée semblable à l’épouse de Ménélas, qu’elle donna au fils de Priam, cependant que la véritable Hélène était transportée en Egypte par Hermès et confié au roi Protée.
Ou, variante, Zeus, lui-même, aurait envoyé à Troie une Hélène fantôme pour provoquer une guerre.
Divagation.
Euripide se fonde sur cette légende pour composer sa tragédie ( Hélène ).
Tragédie, proche de la comédie, voire du vaudeville, où Ménélas joue le rôle peut enviable du mari cocu par… le simulacre de son épouse légitime.
Episode qui n’est pas sans rappeler l’avatar cocasse d’un Amphitryon berné par son sosie, c’est-à-dire par lui même, dans l’échange d’identité opéré par Zeus pour séduire Alcmène.
Les dieux grecs, facétieux, sont coutumiers du procédé. Leurrer les mortels est manifestement une source inépuisable de satisfaction pour une malice toujours en quête d’objet.
Mais dans l’hypothèse où cette variante de la légende était retenue, c’est la légitimité de l’expédition contre Ilion qui était elle-même remise en cause.
La guerre pour une affaire de coeur passait déjà pour légèreté aux yeux des Grecs ; l’expédition enclenchée pour un fantôme devenait injustifiable…
D’où l’étonnement du public à la réception de l’oeuvre ; et les quolibets adressés à Euripide par Aristophane dans ses Thesmophories à propos de cette < Hélène d’un nouveau style >.
*
Mais, plus généralement, demandons-nous si toute guerre n’obéit pas peu ou prou à ce schéma d’une déclaration fondée sur un simulacre, ou encore fondée sur… rien.
Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? Pour quels motifs, si l’on met de côté l’éternelle caution de l’honneur bafoué ?
Pour le Roi, la Nation, l’Empire, pour la Race, pour la Classe, pour le Peuple, la Démocratie, le Marché… au nom de la Tradition, de la Terre des Ancêtres…
Séquence inépuisable d’idées fétiches, d’idées-rôles qui, le plus souvent, privées de référent objectif, ne sont guère que des manières d’allégories, pas même des gros mots.
< Si Ménélas, se voit lavé du ridicule de son infortune conjugale, écrit Victor-Henri Debidour, ce n’est que pour en endosser d’autres : celui du cocu imaginaire qui a mobilisé tout l’univers pour venger un affront qu’il n’avait pas reçu… >.
Simulacre ou Presque-rien certes, mais dont la portée est cependant très réelle : fournir une raison suffisante, un fondement à une entreprise qui en est dépourvue.
Reste, à défaut de fondement, la source toujours plus ou moins cachée, soigneusement tue celle-ci, la licence donnée par des circonstances extraordinaires à tous les débordements, le goût du massacre consacré, le désir de persécution dégagé de toute réprobation.

Quant à l’ordinaire stupéfaction du benêt désabusé ( Euripide, Hélène, 700 sq ):
Ménélas -… nous étions dupes des Dieux ; nous n’avions dans les mains qu’un nuage, un double qui a causé bien des deuils.
Le Soldat – Tu dis ? C’est pour un nuage, pour rien du tout qu’on en voyait de si dures ?
Mourir… pour un nuage serait donc, comme dit la chanson, < le sort le plus beau >…
La guerre ou… pérennité du fantôme d’Hélène…

DROGUE

Récit.
Métis est fille d’Océan et de Thétys.
Elle aurait été la première femme ou la première amante de Zeus.
Elle lui donna la drogue grâce à laquelle Cronos dut restituer tous les enfants qu’il avait avalés.
Plus tard, pour se protéger d’une prédiction funeste, Zeus lui-même avala Métis et donna le jour à Athéna.
Divagation.
Métis est Prudence et Perfidie. Ruse.
La drogue qu’elle propose à Zeus est Remède, répulsif, nullement intoxication.
Drogue désigne toute substance modifiant l’état de conscience de celui ou de celle qui l’absorbe.
-Médicament, elle a valeur de panacée.
-Voie pour qui recherche les « paradis artificiels », son abus conduit à la toxicomanie.
D’un côté elle ouvre « les portes de la perception » ( Huxley, Merleau-Ponty ) à qui désire étudier certaines possibilités habituellement cachées du psychisme humain.
D’un autre côté, « connaissance par les gouffres » ( Michaux ), elle tutoie le délire, l’horreur et la mort.
Ernst Jünger a dressé le répertoire peut-être le plus complet des vertus respectives des drogues, haschich, cocaïne, héroïne, éther, morphine… ( cf Approches, drogues et ivresse ).
Mais avec distance, en prenant bien soin de ne pas se laisser submerger par les facilités apparentes de supposés adjuvants à l’inspiration.
Dangereuses et trompeuses commodités qui ne sauraient suppléer aux carences du talent.
Et assez fréquemment méphitiques, vénéneuses, délétères.
-L’ami de ‘Pataphysique, qui cultive plutôt l’hyperconscience qu’il ne côtoie les abîmes du déficelage mental, n’ y a nullement recours, si ce n’est dans le contexte médical, par curiosité, et avec la plus extrême circonspection.
Perplexe, sinon dubitatif quant aux vertus supposées des prétendues « révélations » qu’on leur prête, aucunement mystique, à cent lieues de l’effusion, de la fusion et de la confusion, nullement « surréaliste », il refuse les vertiges de l’hallucination ordinairement assimilée à la « vision ».
Comme il se garde de l’effondrement mental où il décèle l’unique effective menace susceptible de troubler sa capacité de perception, sa lucidité et sa sérénité, ses plus grands biens.

< Sengle, le plus lucide parce que l’état de haschisch est le plus semblable à son état normal, puisque c’est un état supérieur, par une réciproque simple est devenu presqu’un homme normal, et a pris des notes… >
< … Les propos se répliquaient avec une vitesse exagérée, coupés de silences inévaluables, les haschischins n’ayant pas la notion du temps, sans doute à cause du nombre des images, et payant sans pose, riches d’années à milliards, par trois cents ans les minutes et les secondes. Ils n’ont pas plus la notion de distance, l’accommodation ne se faisant plus qu’avec un tremblement de cinématographe, et il leur faut un périple pour débarquer leur main au bras de leur fauteuil…. Les quatre étaient encore presque lucides, Sengle dans son coin plus à l’abri des parfums écoutait et notait… >
Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, Les propos des Assassins, passim.

EAU CHANGEE EN VIN

Récit.
Nicaea était insensible à l’amour.
Elle n’aimait que la chasse.
Eros inspira une passion pour la Naïade à Dionysos qui l’avait surprise, nue, au bain.
Comme elle ne cédait pas au dieu, celui-ci usa d’un stratagème : il changea en vin l’eau de la source où elle buvait, et quand elle fut ivre, il put la posséder.
Divagation.
Parallèle.
-Le légendaire chrétien relate un événement comparable, lors des Noces de Cana.
Pour remédier au défaut de boisson et satisfaire les convives altérés, le Christ obtempère à la demande de sa mère, et l’extraordinaire s’accomplit.
Le récit de la fête est l’occasion pour l’Evangéliste de montrer la puissance du < Fils de Dieu >, puissance supérieure à l’ordre naturel des choses créées par le < Père > -dans le climat d’un impensable mystère.
C’est qu’ il faut berner le simple et séduire l’incrédule.
Et la fable – au-delà de la poésie et aussi incroyable qu’elle paraisse à l’esprit positif-, se veut édifiante et convaincante.
-Le récit mythologique ne contient, lui, aucune signification anagogique.
Sinon par un anachronisme artificiel et réducteur qui le ramènerait à un motif de l’interprétation spirituelle de l’Ecriture.
Car la tradition issue d’Hésiode et l’aède placent presque candidement l’auditeur qui reçoit le conte dans l’atmosphère du merveilleux.
Monde où les dieux ne recherchent que leur plaisir et où l’ amour est dégagé de tout ce qui constituera ultérieurement le pathos pythagoricien, platonicien puis enfin chrétien : l’idéalisation, la renonciation, la sublimation.
Univers de désir, de séduction, de courses et de poursuites, de traquenards, de malice et de jeu ; parfois cruel et sans autre alternative que le dépit ou la satisfaction.
On relèvera, incidemment, le souci ordinaire et galant des dieux grecs de récompenser les jolies mortelles après qu’ils les ont séduites et qu’ils en ont joui.
Par exemple en les transformant en étoile, en constellation ou encore en source….

Ainsi, dans les deux cas, l’eau est-elle changée en vin…
En référence à ces deux fables, la numismatique, aux premiers siècles, révèle la confusion volontaire des deux figures -Christ/ Sauveur et Dionysos/ séducteur-, gravées recto-verso sur quelques médailles à l’effigie des dieux.
Il ne s’agit pourtant ni du même terroir ni du même cru..

AMOUR ET BEAUTE

Récit.
Poros, Expédient, est fils de Métis, la Ruse.
Uni à Pénia, la Pauvreté, il engendra l’Amour.
Divagation.
Le Banquet développe le mythe à l’appui de l’Idéalisme philosophique.
Platon y fait intervenir un personnage féminin, Diotime, < l’honorée des dieux >, pour initier Socrate aux Mystères de l’Amour.
Après qu’ont été réfutées successivement les thèses de Phèdre, Eros est élan vers la Valeur et inspiration vers la Transcendance jusqu’au sacrifice ; de Pausanias, l’ Aphrodite céleste, toute idéaliste, « courtoise », doit être préférée à l’Aphrodite vulgaire, séductrice, matérialiste et stérilisante ; d’ Eryximaque, l’ Amour, accord et harmonie, est principe d’ intelligibilité du Cosmos et fondement métaphysique de tout être ; d’Aristophane, les amants, victimes de la punition infligée par les dieux aux premiers humains n’aspirent qu’à la fusion et au retour à l’Unité ; d’Agathon enfin, qui, excessif, attribue au dieu toutes les perfections.
Socrate, quant à lui, définit paradoxalement l’amour comme simple désir ; il n’est pas beau, il ne possède pas ce qu’il convoite, les biens ou le Bien ; d’où sa pauvreté. Mais d’où aussi son intelligence, ses ruses, son opportunisme, son habile et persuasive rhétorique. Roméo est bavard…
Cependant qu’ élan, générosité, enthousiasme… Eros, né de Chaos, est aussi puissance génératrice dans la Beauté.
La séduction de l’objet ensorcelle l’amant qui produit de beaux enfants, de beaux discours, de belles constitutions, enfin des Idées -selon la hiérarchie des valeurs platoniciennes, qui, toutes, participent de l’Etre et de l’Unité.
*
Ramener l’amour au désir, à la manière des Epicuriens, signifia libérer la passion des fables mythologiques mais aussi des illusions spéculatives.
C’était penser le désir au sein d’une conception « médicale », toute diététique, de l’existence, où l’ ataraxie, par la discipline de soi et la tempérance, évacuait la confusion et les troubles de l’âme.
Ramener l’Amour à l’amitié, c’était aussi substituer la litote à l’hyperbole.
Et ainsi, refusant la grandiloquence pythagoricienne, purger la Vision romantique, les fantômes du désir impossible et leur corrélat : de la conscience passionnée, les inévitables tourments.
 

DÎME

Récit.
Doublon romain d’Hercule, Récanarus traversa le site de Rome au temps du roi Evandre.
Un mauvais plaisant lui déroba ses boeufs.
Evandre contraignit son esclave à les lui rendre.
Reconnaisant, Récanarus aurait élevé un autel à Jupiter Découvreur. Il y aurait sacrifié le dixième de ses animaux.
On lui attribue l’origine de la dîme que l’on offrait à Hercule de toutes les victimes sacrifiées à l’Ara Maxima.
Divagation.
< Si tu veux éviter les méfaits des pillards, Cache ton or, et ta croyance et ton départ. >
*
La dîme est l’ impôt jadis levé par l’Eglise sur la paysannerie. Il correspondait à une fraction de la récolte de l’année.
Contribution, charge, cote, taille, taxe, capitation, prélèvement, redevance, TVA… le vocabulaire et l’ histoire sont riches d’ ingénieux procédés, de subtiles astuces ou d’expédients plus grossiers visant à rançonner le plus légalement du monde des populations livrées à l’arbitraire des despotes, au caprice de ministres et au savoir-faire de contrôleurs, de percepteurs, d’inspecteurs et autres < gens de Phynance >…
Voir par exemple la tyrannie exercée par les Fermiers Généraux d’ Ancien Régime ou plus anecdotiquement la brutalité des méthodes de recouvrement du père de Pascal, Etienne, Intendant pour les tailles de la Généralité de Normandie, si bon dévot par ailleurs…
L’imposition n’est en fait, dans les rapports de castes et de classes, que l’expression euphémisée -autorisée par la force ou fondée par le droit positif- de l’archaïque tribut levé par le vainqueur sur le vaincu, par le puissant sur le faible.
Vae Victis…
Les parasitismes ecclésiastique, nobiliaire, administratif -l’entretien de nomenclatures et de fonctions publiques pléthoriques et budgètivores-, sont de toutes les époques et manifestent l’art de pressurer son prochain – assez humoristiquement d’ailleurs, puisqu’ au nom de la prétendue < solidarité > et du fameux… < intérêt général >.
Aimables mystifications…
Dans la plupart des cas cependant, la contre-valeur sous forme de services rendus est loin, très loin, de correspondre à l’amputation effective du patrimoine ou du revenu extorqués par la puissance publique sur des populations dénuées de moyens de résistance, bernées par des sophistes patentés, et qui ont généralement perdu le goût, le courage et le réflexe de l’autodéfense.

-L’Anarque, l’homme du < recours aux forêts… > ( Jünger ), s’efforce d’échapper à la nasse < phynancière >.
Ni disponible, ni taillable, ni corvéable, refusant la servitude d’Etat dévoreur de peuples alors qu’il prétend parler et agir en leur nom, pour leur bonheur et pour leur bien, réfractaire, l’ Anarque protège son corps, son âme et… son patrimoine.
Autant que faire se peut…
< Arracher l’or à l’individu, le dépouiller de ses prétentions, c’est à cela qu’ils aspirent, tandis qu’il cherche à le leur cacher. Ils < ne veulent que son bien>… et c’est pour cela qu’ils le lui prennent.
Ils thésaurisent son or au fond de coffres et le paient de papier qui perd quotidiennement de sa valeur.
Plus l’homme est domestiqué, et plus il se laisse gruger de bonne grâce… >
Ernst Jünger, Eumeswil, tr. Henri Plard.

ECRITURE, ECRITURE SAINTE, KABBALE

Récit.
Palamède figure parmi les élèves du centaure Chiron comme Ajax, Achille, Héraclès…
Il dévoile une ruse d’Ulysse qui tentait, en simulant la folie, de se soustraire à l’obligation de partir pour Troie reconquérir Hélène.
Il participe aux préparatifs de l’expédition contre Ilion et il relève, à plusieurs reprises, le moral des soldats inquiétés par des présages défavorables.
On lui attribue nombre d’inventions parmi lesquelles plusieurs caractères de l’alphabet, l’ordre des lettres de l’alphabet grec, les lettres elles-mêmes ayant été inventées par Cadmos…
Divagation.

  1. Au sens banal, l’écriture est la représentation graphique de la pensée.
    Pictographique, idéographique ou phonétique, elle matérialise et figure le langage.
    -L’écriture est aussi représentation graphique de la parole à l’aide de signes conventionnels.
    Mais le signe est une image ; et l’image, puissant symbole, se pose, s’oppose et s’impose à son créateur.
    Face à son auteur, elle devient elle-même bientôt un dieu…
    < L’esprit dans la chose, voilà le dieu… >, écrit Alain, saisissant à sa source l’émergence de l’idolâtrie ( Propos sur l’esthétique )… Quand le sauvage eut ébauché des tronçons basaltiques selon la forme humaine, il ne put juger son oeuvre ; mais au contraire, c’est lui qui fut jugé. Ces yeux de pierre furent plus forts que lui… Ainsi la statue fut un dieu. Je dois appeler prière cette méditation devant le signe… >.
  2. Remonter de l’ écriture à la Parole, c’est faire surgir la Parabole, l’ Ecriture < sainte >, épiphanie du sacré.
    Et l’Evangile est moins l’enseignement prétendu de l’hypothétique < Jésus-Christ > que la fable composée… à quatre mains, par quelques enthousiastes, Luc, Jean, Matthieu, Marc, les éditeurs lointains de la merveilleuse « Bonne Nouvelle »….
  3. La Kabbale -la Tradition- reproduit de son côté l’illusion du Signe contenu dans la chose.
    Avec le < Sefer Yetsira >, le Livre de la Création, c’est la lettre et le nombre qui sont désormais adorés.
    Ils reflètent les mystères de Dieu dont il faut trouver les clefs…
    La Bible, le Livre, devient ce dictionnaire de symboles donnant un aperçu de la sagesse déposée à même les mots et cependant < au-delà > des mots…
    Ainsi la < Gematria > établit-elle les équivalences où chaque lettre de l’alphabet hébreu possède une valeur numérique ; lire, c’est calculer la valeur des termes et des phrases d’un Texte devenu Source inépuisable d’ interprétations et de déductions.

Dieu a créé l’univers, désirant contempler son propre visage.
Il a révélé, ce faisant, les trente-deux voies de la Sagesse : les dix sephiroth, émanation de la puissance divine et les vingt-deux chemins les reliant les unes aux autres, associés aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Les éléments et relations figurés par l’Arbre sephirothique représentent la structure de toute existence. Correctement interprétés, ils permettent de comprendre et d’expliquer tous les phénomènes cosmiques et humains…
Tel est le Dogme.
Le Dieu caché, le dévot, inquiet et méthodique, devient donc < herméneute >.
L’ « Ancien Testament  » est alors interprété sur un plan mystique.
La lettre s’est faite Chair ; mais inversement la chair se fait Lettre ; et l’homme, livre…
Le Mot est l’occasion d’un Jeu où la cryptographie donne la clef du Royaume à l’Initié, lui-même purifié, rompu à toutes les disciplines, à toutes les ascèses.

  1. L’Ecriture automatique est un procédé employé par quelques écrivains surréalistes consistant à se laisser aller à la spontanéité sans réflexion ni critique.
    Elle est censée < libérer et exprimer les profondeurs de l’inconscient >…
  2. Le ‘pataphysicien, quant à lui, aux prétentions plus limitées, ramène le Chiffre et la Lettre à une manipulation prosaïque de purs symboles conventionnels… < sans rien derrière… >.
    Agnostique et érudit, incrédule, il relève la manie du Sens et recense les différentes herméneutiques. Il ne les méprise pas ; il en jouit. Elles lui procurent parfois quelques satisfactions esthétiques.
    Toutefois le Texte n’est plus une tombe ; ce n’est qu’un cénotaphe…
    Vide, vide par tout le vide des mots…
    -Enfin, ludique mais non hermétique, dégagé, il lui arrive de concevoir d’autres énigmes, d’autres rébus…
    La démystification serait-elle en elle-même, plaisante baudruche, une nouvelle… mystification ?

JUSTICE ( THEMIS, DIKE )

Récit.
Thémis, déesse de la Loi appartient à la race des Titans.
Fille d’Ouranos et de Gaïa, elle règne sur les lois et figure parmi les épouses divines de Zeus, après Métis, la Prudence, la Ruse.
Elle engendre les Heures et les Moires.
Eschyle fait de Thémis la mère de Prométhée ( le prévoyant, celui qui voit avant…).
Elle aurait également inventé les oracles, les rites et les lois…
Divagation.

  1. Thémis indique la justice qui s’exerce à l’intérieur du groupe familial ; c’est l’ordre de la maison et de la famille établi par une volonté divine.
    Diké indique la justice qui règle les rapports entre les tribus et les familles.
  2. D’origine divine, Thémis est l’apanage du basileus, qui est d’origine céleste, et le pluriel thémistes indique l’ensemble de ces prescriptions, code inspiré par les dieux, lois non écrites, recueils de dits, d’ arrêts rendus par les oracles qui fixent dans la conscience du juge ( en l’espèce le chef de famille ) la conduite à tenir toutes les fois que l’ordre du genos est en jeu. ( cf E. Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes ).
    Les thémistes ne sont pas inventées ou arbitrairement fixées. Elles sont d’origine divine.
    Ainsi Agamemnon, basileus, chef des armées dans l’expédition contre Troie, exerce la Thémis qui prescrit la conduite à suivre et les usages à observer.
    Zeus lui a confié le sceptre et les thémistes afin qu’il dirige les délibérations ( Iliade, 9, 97 )
    De la même manière la thémis contraint à l’hospitalité et Eumée à recevoir Ulysse car : < C’est de Zeus que viennent tous les hôtes et tous les pauvres > ( Odyssée, 14. 53 ss. )
    Les Cyclopes ( Homère, Odyssée 9, 106-115 ) sont par contre athémistes ; chez eux ni assemblée, ni délibérations, ni thémistes.
    Chacun dicte sa loi à ses femmes et ses enfants et nul ne se soucie des autres. Au regard du Poète, les cyclopes sont donc des < sauvages >…
  3. Diké, c’est < usage, manière d’être >.
    < Dire la Diké >, acte de parole, c’est montrer. Rendre la justice n’est pas une opération intellectuelle qui exigerait méditation et discussion. Le rôle du juge est de les posséder et de les appliquer.
    Les dikai sont des formules de droit qui se transmettre et que le juge a charge de conserver et d’appliquer.
    En tant que dikas-polos, chez Homère, le juge est < celui qui veille sur les dikai >.

La diké est ainsi la règle impérative qui fixe le sort ( cf dialogue d’Ulysse et de sa mère, Odyssée, 11, 218 ).
-Sur tous ces points, cf Emile Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes.
*
On voit que la notion éthique de < justice > au sens moderne est absolument étrangère à la représentation grecque archaïque.
Le monde d’Homère n’est évidemment pas celui de … Kant ou encore celui du personnalisme contemporain.
Et la simple prise en considération de ce fait suffirait à faire … justice du fantasme universaliste de l’ idéologie anhistorique et sectaire du  » droit naturel ».

CADAVRE ALLAITTANT UN ENFANT

Récit.
D’après Pausanias, Aéropé, fille de Céphée fut aimée d’Arès et mourut en donnant le jour à un fils.
Mais Arès fit que l’enfant pût continuer à boire au sein de la morte.
Divagation.
Propos dépités d’un exalté :
Chaque nuit la morte amoureuse de Théophile Gautier vient de sa présence honorer son amant…
Ici, le mythe grec substitue le visage insolite de la < charogne nourricière > -offrant son sein à un enfant nouveau né.
Thème symétrique à celui de la < Charité romaine >.
-< L’humanité est faite de plus de morts que de vivants >, affirmait, péremptoire et enthousiaste, Auguste Comte.
Il est vrai. Toutefois, cette évidence a de quoi laisser perplexe…
Nous sommes hantés par les fantômes du Passé, par les spectres de Mémoire, de Tradition, de Patrimoine, contemporaines allégories élevées à la dignité du fétiche.
Frénétiques conservateurs, informatisés Egyptiens post-modernes, nous sommes nourris au petit lait rance des humanités ou de ce qu’il en reste -dans leur ultime mouture mercantile et plébéienne.
Le lait aseptisé de la culture pasteurisée, homogénéisée…
La Culture en Maison… fonctionnarisée, subventionnée, syndiquée, commercialisée, dispensant un art conformiste, édifiant et bien-pensant, ordinaire produit de consommation consensuelle, vidé de toute substance.
Culture d’Etat, artistes d’Etat, oeuvres d’Etat, public d’Etat…
Quand il ne s’agit pas -festivals, Comices singeant le ritualisme scolaire à l’usage des pions- de distribuer des prix.
Des prix de vertu. Bien entendu.
Routines, coutumes, clichés, conventions, ornières… autant de dettes, d’hypothèques accumulées et déposées sur le berceau des fées d’une jeunesse accablée, étouffée avant que d’avoir même soupçonné sa propre originalité…
< Asphyxiante culture >, s’écriait Dubuffet reprenant Rimbaud (  » on ne part pas  » ).
Ou encore Torma (  » on n’en sort pas  » ).
Le Passé nous vampirise, nous épuise, nous tue…

La Culture ou < l’école des cadavres > ( Céline ) ?

LA JALOUSIE INUTILE ET / OU SANS OBJET ( HERA )

Récit.
Déesse olympienne, fille de Cronos et de Rhéa, soeur et troisième épouse de Zeus, après Métis et Thémis selon Hésiode.
Protectrice des épouses, elle est jalouse, violente et vindicative, irritée contre Zeus dont les infidélités lui sont comme autant d’offenses.
Elle poursuit de sa haine et persécute les amantes du dieu ainsi que leurs enfants : Io, Sémélè, Callisto, Léto…
Divagation.
La jalousie est un amour possessif et exclusif, poussé à l’extrême, qui génère une crainte permanente d’être trompé ou délaissé.

  1. La jalousie, torture et passion, naît de nos propres investigations.
    Paradoxe : attitude mentale et souffrance physique, elle nous détruit alors que c’est nous-mêmes qui l’entretenons.
    Elle est éveillée par des mots, des silences, des représentations, des images, des fantasmes…
    Prurit obsessionnel, elle fait du jaloux, en quête de certitude, son propre bourreau.
    Elle traque le mensonge, elle guette l’aveu ; dans la conversation, l’incohérence d’un propos, l’invraisemblance d’une situation, le sourire des proches, les allégations d’un ami…
    Un rien alarme le soupçon et mobilise l’imagination.
    Elle suspecte, enquête, recoupe, interroge, impute, incrimine ; elle cherche à reconstituer la réalité de la trahison supposée à partir de souvenirs, de vues fragmentaires plus ou moins disparates.
    Incapable de saisir l’ effectivité particulière d’une situation vécue dans le fantasme comme douloureuse, pseudo-perception, elle se représente l’infidélité aussi redoutée qu’inconnue sur le mode du connu par substitution de scénarii oniriques au perçu, par l’errance d’une imagination qui court de possible en possible .
    < … l’opacité de la personne aimée, l’inaccessibilité du monde auquel elle a part, l’infinité des possibles embusqués derriere la rassurante banalité des apparences, et les tenailles du soupçon qui font de l’imagination l’instrument du plus constant et du plus varié des supplices. >, écrit Nicolas Grimaldi dans son Etude sur la jalousie et l’imaginaire proustien.
    Et le délire est d’autant plus intense qu’il a moins prise sur la tromperie ou l’abandon supposés.
  1. L’imagination, à l’instar de toute vision et de toute spéculation, poursuit la chimère d’un quasi-objet ; à la différence de la perception qui, elle, selon l’intellectualisme ( Alain, Sartre ), se donnerait un objet réel.
    C’est qu’elle est un effet d’angoisse.
    -angoisse psychologique, tristesse, dépit causé par la déloyauté ou l’abandon effectifs et constatés de celui ou de celle qui a trahi la confiance.
    -angoisse ontologique, plus profonde, liée au soupçon de l’infidélité beaucoup plus générale et irremédiable… du réel…
    Traumatisme causée par la reconnaissance du peu de réalité de l’objet aimé, de tout objet aimé, toujours évanescent, fuyant ; objet chéri qui, bien qu’ inconsistant, suscite le désir et finalement -devant l’inévitable déception d’un réel rarement à la hauteur des rêveries et des espérances suscitées-, alimente le soupçon et nourrit indéfiniment la jalousie.
    D’où la série caractérisant ce deuxième type d’angoisse :
  2. -1. inconsistance du réel -2. angoisse -3. soupçon -4. imagination -5. jalousie.
    De fait, y a-t-il jamais « quelque chose » à percevoir et à chérir ? une réalité substantielle ?…
    Si l’être aimé, enrichi de l’imagination de l’amant, est ordinairement assez banal, voire insignifiant ( Proust ), -source d’évocation d’un autre monde, d’ un univers mystérieux auquel il participe, où l’amant souhaite entrer et qu’il désire hanter-, ce < manque-à-être > n’est-il pas aussi le propre de toute réalité et donc de toute… perception ?
    La jalousie serait ainsi la révélation de l’illusion ontologique qui nous amène à ne jamais nous satisfaire d’un réel privé de substance et réduit à ses modes, qualités éphémères, insaisissables et donc angoissantes.
    -Qu’est-ce que le < particulier >, sinon un quelque-chose qui ne cesse de < se dérober >, qui se < néantise >, écrivait Heidegger ( Qu’est-ce que la métaphysique ? )
    Nous sommes abandonnés avant même que de posséder ce que nous désirons posséder…
    Ainsi, dans l’univers solipsiste de nos représentations mentales ( Jarry, Les Jours et les Nuits ), il n’y aurait rien ou presque rien à percevoir et à aimer -et dont on puisse être jaloux-, au motif qu’ il n’y aurait rien de véritablement consistant à découvrir et à désirer, sinon… la projection de nos propres chimères.
    *
    Tel apparaît le paradoxe humoristique de cette angoisse, pur effet d’imagination et qui serait quant à son être -semblable en cela à toute perception-, une représentation sans véritable objet, illusion ontologique et souffrance inutile… mais aussi éducation sentimentale, occasion nous permettant de prendre la mesure de la duplicité des êtres, de l’inconsistance des choses comme… de la folie de la jalousie.
    Car pourquoi se donner la peine d’être jaloux, si la possession est impossible, faute d’objet ?
    ( Juin 2004… )
VENUS chevauchant un satyre Dirck de QUADE VAN RAVESTEYN