mythologiques-4

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geste des opinions du docteur lothaire liogieri
Mythologiques-4 par le ‘pataphysicien inexistant

Dionysos, Pella, Macédoine

< Les mythes ne sont pas des fables, mais des témoins de la rencontre avec le sublime > Walter F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, 1. 

Table des thèmes légendaires :
 84. De l’existence et du jeu… Roger Caillois ( Palamède ). 85. Mythe fondateur. L’Europe et ses Fantasmes ( L’enlèvement d’Europe par Zeus ). 86. La démence de l’être. Walter F. Otto ( Dionysos ). 87. Ruse et intelligence ( Mètis). 88. Amitié ou complicité ? ( Pirithoos et Thésée ). 89. Fonction du mythe, Platon ( le mythe des cigales ). 90. Mystère ( Eleusis ). 91. Querelle… Hobbes ( Méléagre, Eris ). 92. < Un rire inextinguible s’éleva parmi les dieux >. Injustice du réel ( Héphaïstos, Aphrodite, Arès ). 93. Odyssée, Rabelais ( Sirènes ). 94. Dispensation, Moires. Martin Heidegger ( Moîra ).

( clôture juillet 2005 )

DE L’EXISTENCE ET DU JEU… Roger Caillois ( Palamède )

Récit.
Palamède est célèbre pour son différend avec Ulysse.
On attribue au fils de Nauplios et de Clyméné l’invention des nombres, l’usage de la monnaie, le calcul de la durée des mois d’après le cours des astres.
Palamède aurait aussi imaginé le jeu de dames, celui des dés et celui des osselets…
Divagation.
Pourquoi joue-t-on ?
Pour se mesurer à autrui ; pour fuir l’ennui ; par goût du déguisement ; afin de se donner le bonheur du vertige…
*
Jouer est une conduite apparemment paradoxale puisqu’elle substitue aux contraintes de la vie ordinaire d’autres contraintes, bien que choisies celles-ci.
Il s’agit d’ une action libre, fictive, générant un espace-temps spécifique, réglée, incertaine dans son déroulement et résolument improductive.
Dans Les jeux et les hommes, ouvrage qui fait toujours référence, Roger Caillois ramenait l’inépuisable variété des jeux à un petit nombre d’attitudes existentielles, à de < puissants instincts > qui en seraient comme les sources dissimulées.
Se fondant sur les analyses de Johan Huizinga ( Homo ludens ) pour qui le jeu génère la culture, le cofondateur du Collège de Sociologie proposait une typologie des intérêts psychologiques poussant l’homme à adopter telle ou telle activité ludique de préférence à telle autre :
-l’ambition de triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée ( agôn ) ;
-la démission de la volonté au profit d’une attente anxieuse et passive d’un arrêt du sort (alea);
-le goût de revêtir une personnalité étrangère ( mimicry );
-la poursuite du vertige ( ilinx).
D’où la lutte et les échecs, l’esprit de combinaison, les dés, le goût du travestissement et du théâtre, la volupté du manège…
D’où également la réprobation du métaphysicien rationaliste qui ne voit là qu’énergie dissipée, temps perdu, transgression du « sérieux de l’existence »; qui ne tolère le jeu qu’à la manière d’un complément de l’activité socialement utile et laborieuse, comme loisir et distraction, comme appoint de l’éducation ; et qui méprise habituellement ces grandes constantes de la conduite humaine.
A la différence d’un Héraclite et d’un Nietzsche considérant le ludus comme essence de l’existence…

A la différence du ‘pataphysicien.
Ou encore d’ un Béroalde de Verville.
Ainsi :
< N ‘est-ce point au jeu où l’âme se dilate pour faire voir ses conceptions ? Si un diable jouait avec vous, il ne se pourrait feindre, il vous ferait voir ses cornes. Mais qu’est-ce que jouer ? C ‘est se délecter sans penser en mal >
Le Moyen de parvenir, Question 1
*
La lutte, le risque, le simulacre, le frisson… remarquable séquence qui réfute toute prétention à enfermer la plante humaine dans les serres d’une vaine et impossible raison.
Car peut-on éradiquer en l’homme le… < démon de la perversité > ?
**
< Déjà ils sont en ligne. Le divin Epéios prend le disque il le fait tournoyer, il le lance et tous les Achéens d’éclater de rire. Après lui, Léontée, rejeton d’Arès, le lance également. Le troisième à son tour, voici que le jette, de sa main vigoureuse, le grand Ajax, le fils de Télamon : il dépasse les marques des autres… … Alors ce n’est qu’un cri; les amis de Polypoetès le Fort se lèvent, et ils emportent aux nefs creuses le prix gagné par le roi. >
Homère, Iliade, chant 23, passim, tr. Paul Mazon

MYTHE FONDATEUR. L’EUROPE ET SES FANTASMES ( Europé / Zeus )

L’enlèvement d’Europe par Félix Vallotton

Récit.
Fille d’Agénor et de Téléphassa, Europé fut aimée de Zeus.
Le dieu la vit alors qu’elle jouait avec ses compagnes sur la plage de Sidon ou de Tyr dont son père était roi.
Enflammé d’amour pour sa beauté, il prit l’apparence d’un taureau d’une blancheur éclatante et se coucha aux pieds de la jeune fille.
Imprudemment elle le caressa et s’assit sur son dos.
Aussitôt, s’élançant vers la mer, il gagna la Crète où il s’unit à elle.
Elle eut de lui trois fils, Minos, Sarpédon et Rhadamante.
Ce dernier, renommé pour sa sagesse et sa justice, fut appelé aux enfers pour juger les morts.
 
Divagation.
Le dieu n’est pas seul pour avoir poursuivi la jeune fille de ses assiduités…
Les patriciens et les empereurs romains, les Carlovingiens, les princes de l’Eglise, les Habsbourg, la Porte, Bonaparte, un petit peintre viennois enfin… importunèrent successivement l’enfant de leur indiscrétion.
Pour l’heure, la démocratie chrétienne à la suite des « pères fondateurs » -Robert Schuman, Conrad Adenauer, De Gaspari-, la social-démocratie libérale et… la « Phynance » internationale se disputent ses charmes, traînant à leurs basques une légion de politologues, d’enthousiastes et d’opportunistes.
Oligarques, Idéalistes, démagogues, Rastignacs et crédules dansent la farandole de passions médiatiquement débridées où le messianisme éthique ne dissimule guère une volonté de puissance impériale par élargissement indéfini….
Nul doute qu’ à l’occasion certains de ces esprits exaltés ne finissent par exiger du » citoyen européen  » ( sic ) qu’il sacrifie sa vie à… un pur fantasme ; personne n’étant en mesure de donner la définition exacte d’une fiction -l’ Europe- cette solution imaginaire à un pseudo-problème à connotation d’utopie : faire avancer l’Histoire en promouvant le < développement durable > et < les immortels principes > ( cf la Charte des droits fondamentaux de l’Union ).
Soit : l’anthropologie travailliste et son fondement philosophique, la métaphysique des moeurs kantienne…

Le fils de Cronos, quant à lui, résolument dépourvu d’ « idéal », nullement atteint du syndrome d’ un quelconque conformisme progressiste, ne guignait aucune chimère ; avisé, il se satisfaisait de suivre la pente de son désir.
Il en fut récompensé.
*
 < Le dieu amoureux est tout joyeux et, en attendant la volupté qu’il espère, il couvre ses mains de baisers… et peu à peu… il offre son poitrail aux caresses de la main virginale… > Ovide, Métamorphoses, 2.
 

LA DEMENCE DE L’ÊTRE ( Dionysos)

Dionysos et ses Ménades

Récit.
Dionysos, le fils de Zeus et de Sémélé, introduisit les Bacchanales en Grèce, à Cadmos où le peuple entier, et surtout les femmes, était saisi d’un désir mystique.
Penthée, le roi, s’opposa à l’introduction de rites dangereux pour la paix civile.
Il en fut puni.
Agavé, sa mère, le déchira pendant son délire…
Divagation.
< Le monde familier, le monde où l’homme s’était installé avec tant de sécurité et de confort, ce monde n’est plus ! Tout est métamorphosé. Mais non en un conte de fée charmant, en un paradis pour enfants ingénus. C’est le monde originel qui est venu au premier plan : les profondeurs de l’être se sont ouvertes, les formes premières de tout ce qui est créateur et destructeur ont surgi avec la joie infinie et la terreur infinie qui sont leurs. Elles ont fait voler en éclats l’image paisible d’un monde bien ordonné et sans surprise. Elles n’ont apporté avec elles ni illusions, ni chimères, elles ont apporté la vérité -une vérité qui mène à la folie >
Walter F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, 1933

Au chaos et à la métamorphose continue du réel répondent la frénésie des Ménades, leur délire, le vacarme…
Le mythe donne l’intelligibilité de l’être.
Et Dionysos, dieu dément, dieu de la vigne et de l’inspiration, en est l’épiphanie.
Si, comme l’affirmait Walter Otto, loin d’exprimer des intentions psychologiques ou de traduire des exigences utilitaires, le culte est né d’une expérience primordiale, originaire, l’ adoration du dieu au masque vaut dans l’ effusion pour acceptation mystique du réel.
En son caractère tragique, sa crudité, sa cruauté.
D’où la férocité des Bacchantes qui reproduisent le sacrifice de Dionysos par les Titans ; d’où l’omophagie qui implique de se conduire, ainsi que le dieu au thyrse, jusqu’ à manger la chair crue.
Et l’ < horreur > -à l’instar de l’ < angoisse > heideggerienne accompagnant la prise de conscience du devenir universel ( Qu’est-ce que la métaphysique ? )-, exprime le < sentiment ontologique > ( et non pas psycho-affectif ) éprouvé par quiconque a pris l’exacte mesure de sa situation dans le monde.
Celui qui a vu le dieu en face, c’est-à-dire la < chose-en-soi >.
Car :
< un dieu dément ne peut exister que s’il existe un monde dément qui s’ouvre à travers lui >
Aux antipodes des illusions lyriques, des fables du Livre monothéiste, des ratiocinations éthiques, du bavardage politique et pédagogique, des conventions de la vie socialisée, le kitsch existentiel.
Dans la stupéfaction, ce sentiment religieux élémentaire, ce mélange de respect et de crainte devant ce qui paraît, ce qui relève d’une force surhumaine.
Dans l’effroi, l’appréhension directe de la présence divine à même les métamorphoses de la nature.
Dans l’exaltation du retour à l’ < indistinction > antérieure à la civilisation, à l’institution.
Dans la confusion de l’humanité et de l’animalité.
*
Tel fut et… tel demeure le dionysisme… révélation, dévoilement de la < face cachée > de l’ < être >.
Vision terrifiante de la réalité, crue -au sens propre, indigeste-, et pour beaucoup… insupportable.

Le Choeur :
< … O bienheureux celui qui par une faveur du Destin est initié aux mystères des dieux : il sanctifie sa vie ; le thiase exalte son âme, sur les montagnes où il célèbre Bacchos, par de saintes purifications. Heureux qui célèbre les Orgies de la Grande Mère, de Cybèle, suivant la loi divine et, brandissant le thyrse, couronné de lierre, sert Dionysos ! Allez Bacchantes. Allez Bacchantes. Bromios, dieu, fils de dieu, Dionysos, emmenez-le des montagnes de Phrygie aux villes florissantes de la Grèce… >
Euripide, Les Baccchantes, 71 sq. tr. H. Berguin et G. Duclos.

RUSE ET INTELLIGENCE ( Métis )

Récit.
Métis, prudence et perfidie, est fille d’Océan et de Tethis.
Première amante de Zeus, elle lui donna la drogue grâce à laquelle Cronos restitua les enfants qu’il avait avalés.
Alors qu’elle était enceinte, Gaia et Ouranos révélèrent à Zeus qu’elle lui donnerait un enfant qui le détrônerait comme il avait détrôné Cronos.
Il avala Métis et c’est ainsi qu’il donna le jour à Athéna.
Divagation.
A la gnose platonicienne ( épistèmê ), s’oppose l’intelligence pratique qui mêle la dextérité ( euchéria ), la sûreté du coup d’oeil ( eustochia ), la pénétration d’esprit.
Capacités qui définissent une même faculté qui les rassemble : la métis.
Flair, sagacité, souplesse, feinte, prévision, sens de l’opportunité ne sont pas l’apanage du seul Ulysse, le héros aux multiples ruses ainsi que le décrit Athéna lors de son retour en Ithaque.
Elles sont notamment qualités du gouvernant réfléchi selon Thucydide dans sa relation de la guerre du Péloponnèse.
L’empirisme, l’esprit pratique, le sens du particulier et le goût des réalités sont dispositions adaptatives à un monde changeant, multiple, polymorphe et insaisissable, aux chatoyantes facettes, que le Philosophe méprise et dévalorise en lui substituant un univers spectral de Formes et de Valeurs, mais que l’homme avisé étudie et apprécie.
Dès lors qu’on cesse d’opposer l’être au devenir, l’intelligible au sensible, la prudence et l’habileté pratique sont les armes obligées de quiconque, refusant de se payer de grandiloquence et de mots, maîtrise les techniques efficaces.
Soit le < sophos > : entrepreneur, rhéteur, politique, commerçant, artisan, médecin…
*
Le philosophe -l’homme des Idées et des « nuées  » selon Aristophane chargeant Socrate -, serait-il plus… intellectuel qu’intelligent ?
*
< Il parla ainsi et la déesse Athèna aux yeux clairs se mit à rire, et, le caressant de la main, elle prit la figure d’une femme belle et grande et habile aux travaux, et elle lui dit ces paroles ailées : -Ô fourbe, menteur, subtil et insatiable de ruse ! qui te surpasserait en adresse, si ce n’est peut-être un dieu … >
Odyssée, Chant 13, tr. Leconte de Lisle.

AMITIE ( Pirithoos et Thésée )

Récit.
Pirithoos avait entendu parler des exploits de Thésée.
Il résolut de l’éprouver.
Pour ce faire, il lui déroba des troupeaux paissant dans la région de Marathon.
Les deux jeunes gens se rencontrèrent mais furent séduits par leur beauté respective.
Spontanément, Pirithoos offrit réparation pour les animaux dérobés et s’offrit à Thésée comme son esclave.
Thésée refusa l’offre et déclara oublier le passé.
Leur amitié fut scellée par un serment.
Les deux héros accomplirent ensemble tous leurs exploits.
Divagation.

  1. Couple privilégié, dyade, l’amitié est une inclination sélective entre deux personnes présentée habituellement comme dépourvue de caractère sexuel…
    Elle est placée sous le signe de l’égalité de droits et d’obligations.
    *
  2. Les analyses d’Aristote sont à son sujet restées célèbres.
    L’Ethique à Nicomaque développe aux livres 8/9 une série de vues qui en précise la nature, l’origine, les conditions, le développement.
    Employant la méthode diaporématique, le Stagirite relativise la portée de la Phila selon Empédocle qui lui conférait une puissance métaphysique et cosmologique d’attraction universelle.
    Il la distingue d’autres expressions de l’altruisme et de la sociabilité.
    -Mode de l’attachement, l’amitié authentique n’est pas recherche d’autrui pour l’utilité ou pour le plaisir.
    L’amitié des hommes vertueux est  » parfaite » à la différence du commerce intéressé et de la relation visant le plaisir, l’ agréable, qui n’en sont que formes dégradées.
    Bien que toutes trois se fondent sur la réciprocité des sentiments et des échanges, à la différence de la simple et unilatérale bienveillance.

-L’amitié est une < vertu >, une disposition permanente, stable, non passionnelle et volontaire.
Décision réciproque de vie en commun, elle est effet d’un choix libre ne dépendant pas de circonstances accidentelles.
Ce choix est un désir délibéré des choses qui sont en notre pouvoir.
Il n’est pas l’effet d’ un libre arbitre permettant à l’âme de se soustraire à la tyrannie du désir ou du corps ainsi que l’affirmeront beaucoup plus tard saint Augustin et à sa suite la tradition chrétienne.
Celui que j’aime est donc aimé en lui-même et pour lui-même, non pour les avantages ou les services qu’il pourrait me procurer.
Et le critère de l’amitié, ce qui fonde la dignité de celui dont je recherche la présence, est la < sagesse > accomplie qu’ il manifeste.
Gage du < bonheur > ( eudaïmonia ) qu’ensemble nous pourrons partager.
Aristote remarque incidemment que les jeunes gens, versatiles par leur goût du changement et les vieillards, par leur âpreté au gain, sont inaptes à une telle relation.

L ‘ami n’est donc pas tant recherché pour sa singularité, l’originalité qui lui confère le charme de l’incomparable et de l’unique, que pour la raison et la sagesse qu’il manifeste, les conditions de < la vie heureuse >.

  1. Le thème de l’amitié est récurrent dans l’histoire de la philosophie occidentale.
    Le philosophe chrétien substitue le < prochain > à l’ami.
    Le prochain n’est pas le privilégié, celui qui est choisi d’après des affinités discriminantes, mais l’égal dans la soumission au même dieu.
    La charité évangélique dissout la relation amicale dans la fusion communautaire des < frères > et des < soeurs >.
    L’époque romane voit l’émergence du thème littéraire de < l’amour-passion >.
    Tristan et Iseult, Béatrice et Laure, puis Roméo et Juliette repousseront l’amitié comme une relation trop tiède, trop rationnelle et trop maîtrisée.
    De son côté, Montaigne la présente comme un  » mystère » ( Essais, 1, 28 ) étranger à l’intelligibilité philosophique.
    Et si Descartes indique le lien de l’amitié et de < l’estime > et jusqu’à la dévotion ( Traité des passions de l’âme, article 88 ), Kant distingue les < devoirs d’amour > et les < devoirs de vertu > ( respect pour la Personne ).
    La Doctrine de la vertu postule ainsi que, tout à la fois amour et respect, l’amitié est sentiment ambigu : inclination naturelle sans valeur éthique; alors que le respect pour la Loi -c’est-à-dire l’obligation de considérer tout autre comme fin en soi – constitue l’ unique mobile acceptable de la moralité.
    En conséquence de quoi, l’amitié, en fait impossible, peut seulement constituer une manière d’idéal de la raison pratique…

L’époque moderne enfin, plus séculière, postule la < camaraderie > des hommes  » qui veulent changer la vie » ou la < fraternité virile > ( Malraux ), quand elle ne se contente pas de la banale solidarité professionnelle ou encore de la simple confraternité bourgeoise.

  1. Refusant l’obsession chrétienne de la justification par autrui, Nietzsche enseigna < l’amour du lointain > qu’il substituait à l’amour du prochain.
    La pudeur est attribut de l’esprit libre.
    Rencontre de deux solitudes, l’amitié s’interdit la promiscuité ( Ainsi parlait Zarathoustra ).
    Thème développé par Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète.
    **
    Que recherche en autrui le ‘pataphysicien ?
    Peut-être une manière de miroir de sa propre singularité…
    Des complices… des acolytes qui accompagnent sa curiosité et son fantasme de lucidité…
    *
    < Son amitié avec Pirithoos prit naissance, dit-on, de la façon que voici. Il avait une très grande réputation de force et de courage ; aussi Pirithoos, voulant éprouver ces qualités et en faire l’essai, enleva ses boeufs à Marathon; puis, apprenant que Thésée le poursuivait en armes, il rebroussa chemin au lieu de fuir et lui offrit le combat. Face à face, chacun d’eux admira la beauté de son rival et en vit avec plaisir la hardiesse. Ils renoncèrent à combattre ; et Pirithoos le premier, tendant la main à Thésée, le pria de se constituer juge du vol des boeufs, et promit de subir, de bon coeur, la peine qui serait fixée. Thésée l’exempta du châtiment et l’engagea même à être son ami et son allié. Ils consacrèrent cette amitié par un serment. >
    Plutarque, Vies parallèles, Thésée, 30.
     

FONCTION DU MYTHE : Platon ( le mythe des cigales )

Récit.
Platon, Phèdre 259 b-d :
< … d’après la légende, les cigales étaient jadis des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance des Muses. Quand les Muses furent nées et que le chant eut paru sur terre, certains hommes alors éprouvèrent un plaisir si bouleversant qu’ils oublièrent en chantant de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que par suite naquit l’espèce des cigales : elles ont reçu des Muses le privilège de n’avoir nul besoin de nourriture une fois nées, mais de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu’à l’heure de la mort ; après, elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui les honore ici-bas, et à qui d’entre elles est adressé cet hommage. A Terpsichore elles parlent de ceux qui l’ont honorée dans les choeurs de danse et les lui rendent ainsi plus chers ; à Erato de ceux qui l’honorent dans les rites de l’amour ; aux autres de même, suivant la forme de chaque hommage. A l’aînée, Calliope, et à sa cadette Uranie, elles parlent de ceux qui passent leur vie à philosopher et qui honorent l’art qui leur est propre, car, entre toutes les Muses, ce sont elles qui s’occupent du ciel et des questions de l’ordre divin aussi bien qu’humain, et qui font entendre les plus beaux accents. Ainsi pour bien des raisons nous devons parler et ne pas céder au sommeil à l’heure de midi… >

Divagation.
Mythe, c’est parole, récit, légende… Il narre les actions d’êtres personnifiant des forces naturelles, les exploits de dieux, de demi-dieux, de héros.
L’ethnologie contemporaine lui assigne pour < fonction > d’assurer la cohésion mentale d’un groupe en traduisant les croyances en récits dramatiques.
Il est production d’un < imaginaire collectif >.
Vecteur d’intelligibilité, le mythe « explique » les causes d’un phénomène naturel, l’origine d’une coutume ou d’une institution.
Mircea Eliade ( Aspects du mythe, Le mythe de l’éternel retour ) soulignait sa < fonction fondatrice > :
le mythe se rapporte à des événements passés avant ou au moment de la création du monde, < in illo tempore >.
Sa valeur intrinsèque, remarque Claude Lévi-Strauss ( Anthropologie structurale ) résulte de ce que ces événements sont et resteront vrais pour une société déterminée.
Cette valeur reste cependant discutée.
Condamné par le positivisme pour lequel il ne représente que l’âge infantile de la pensée humaine, il est réhabilité par la science contemporaine.
La philosophie lui assigna parfois une vertu d’appoint à la rationalité dès lors que la vérité ne peut être exprimée par les procédés habituels de la raison discursive.
Le muthos, narration et fiction, supplée à l’insuffisance supposée du logos pour la recherche du fondement du réel et des valeurs.
*
Ainsi Platon…
< Et c’est ainsi Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu. Il peut, si nous l’accréditons, nous sauver nous-mêmes. >
République, 10.

Geneviève Droz, Les mythes platoniciens, retient cinq caractères susceptibles de cerner un genre assez indéfinissable :
-il s’agit d’un récit fictif à la forme fantaisiste, bouffonne ou dramatique proche de la fable, de la parabole, de l’allégorie;
-il rompt, dans l’économie du dialogue, avec la démonstration dialectique, opposant l’image au concept, la suggestion à l’argumentation, l’imagination au raisonnement;
-explication singulière, conjecture spécifique, prétendant au sens, il évoque et suggère ; il traque le vraisemblable plutôt qu’il n’est un outil adéquat à la saisie du vrai.
Comme l’écrit Jean Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, il est < expression de l’en-deçà et de l’au-delà de la pensée conceptuelle >.
-il recèle une intention pédagogique : il éclaire et délasse, il est stimulant moral et spirituel.
De ce point de vue, il surpasse les récits homériques comme il déborde les procédés sophistiques…
De son côté, Luc Brisson, Platon, les mots et les mythes, retient trois caractères essentiels : non vérifiable, non argumentatif, efficace.
*
La tradition philosophique fut parfois sévère à l’égard d’un procédé jugé peu compatible avec les exigences du rationalisme.
Couturat, De platonicis mythis, n’ y vit que vagabondage poétique indigne du philosophe des Idées tandis que Léon Brunschvicg déplorait le retour de la pensée primitive prélogique.
Quant à Victor Brochard, Etudes de philosophie ancienne et moderne, plus tempéré, il y décelait < l’expression de la probabilité >.

Platon lui même a évoqué ses propres mythes au sein de ses dialogues.
Parfaitement lucide quant à une originalité distincte des récits de la mythologie, des textes homériques, des oeuvres des Tragiques.
Estimant leur valeur concurremment à d’autres procédés rhétoriques tels que l’image, la métaphore, le paradigme, l’exemple, l’allégorie-, il leur assignait des fonctions fort variées :
-affabulation proche du mensonge ( République, 2, 377a; Sophiste, 242 cd; Philèbe, 14a; Phèdre, 613);
-divertissement, jeu, fable pour enfants, conte de vieille femme ( Politique, 268e; Gorgias, 527a );
-délassement ( Protagoras, 320 );
-subterfuge pédagogique ( République, 7, 514c);
-parole sacrée surgie du fond des temps (Phèdre, 274d );
-croyance moralement efficace ( Ménon, 86b-c );
-idée approximative mais satisfaisante ( Phèdre, 246 a );
-hypothèse fictive mais vraisemblable ( Timée, 29, d );
-expression d’une conviction intérieure ( Gorgias, 524c; République, 10, 621b ).

Terminons par la remarque passablement ambiguë de P. Frutiger, Les mythes de Platon pour qui le philosophe
< … préfère à la négation ou au scepticisme l’opinion hardie pour une croyance indémontrable certes, mais justifiée néanmoins par son efficacité morale et sa fécondité pragmatique >.
Entre le non-sens et l’allégorie…
Ce qui déjà suscitait les réserves d’Aristote :
< Les subtilités mythologiques ne méritent pas d’être soumises à un examen sérieux. Tournons nous plutôt du côté de ceux qui raisonnent par la voie de la démonstration > ( Métaphysique, 2, 1000 a11-20 ).
 » Subtilités  » qui pourtant possèdent un charme certain…
Mythe ou raison, mythe et raison… raison du mythe, mythe de la raison : c’est bien là le chemin de croix de la philosophie en quête d’intelligibilité.

MYSTERE ( Eleusis )

Récit.
< Eleusis, ville de Grèce, au N-E d’Athènes. On y célébrait dans l’Antiquité des mystères liés au culte de Déméter. Ruines importantes qui ont livré entres autres, la Mission de Triptolème, relief originaire de l’atelier de Phidias. ( Athènes, Musée national ). Petit Larousse, édition du centenaire.

Eleusis est le héros éponyme de la ville du même nom. Fils d’Hermès et de Daeira, il était marié à Cothoné qui lui donna comme fils Triptolème. Alors que Déméter par ses incantations s’efforçait de le rendre immortel et le plongeait dans le feu, Eleusis, témoin indiscret de la scène, poussa un cri. Irritée, Déméter le tua.

Divagation.

-Magritte : < le monde est un mystère ; nous sommes une partie de ce monde… >.
-Jacob Böhme, huitième épitre théosophique, 14 août 1620 :
< … vous trouverez bien ce qu’est le Mystère, le fonds et le sans-fonds magique, et l’être de tous les êtres. Inutile de ratiociner à droite, à gauche… Celui qui trouve le Grand Mystère trouve dans ce Mystère tout. Toute preuve par lettre est inutile… >
Rapprochement apparemment surprenant, voire incongru : le ‘pataphysicien belge et le mystique baroque lusacien…
Et pourtant…

Mystère, musterion, de muein, être clos, signifie selon l’étymologie < chose cachée >.
Le mot pointe ce qui demeure hors de l’expression, impénétrable.
Différant du problème, obstacle à surmonter dont l’énoncé est clair et qui peut être dissipé par la connaissance, il désigne ce que la raison humaine ne peut saisir.
< Un mystère est une difficulté qui tient à la nature des choses et que la connaissance accroit >, écrivait en ce sens Jean Guitton.
A rapprocher de la poésie, plus suggestive, mais toute aussi impuissante.
Car la métaphore pas plus que le concept, ces deux voies, ces deux procédés de la fonction symbolique, ne sauraient résoudre l’ < énigme > du manifesté.
*
Noyés dans l’anthropologie et le pathos éthique, l’humanisme ( voir la Lettre sur l’humanisme de Heidegger ), les hommes s’évertuent à prétendre  » éclairer » l’obscurité.
Peine perdue…
Puisqu’ à suivre l’adage ‘patasophique, ce n’est que la rendre… plus évidente.
Révélant ainsi et assez cocassement l’irréductible aporie :
je sais tout, mais je n’y comprends rien…
**
< Il nous suffit de vous raconter, et à vous de croire, que tout est fort bien caché sous ces énigmes, ainsi que le trouveront les enfants de la science, les fils de sages et heureux prédestinés à trouver la lanterne de discrétion et la lampe de béatitude >
Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, Vidimus.

QUERELLE… Hobbes ( Méléagre, Eris )

Récit.
Méléagre était fils du roi des Etoliens de Calydon, Oenée, et d’Althée, une soeur de Léda.
Jeune homme, il voulut débarrasser son pays d’un sanglier envoyé par Artémis.
A cette fin il réunit un grand nombre de héros.
Atalante la première blessa l’animal. Méléagre l’acheva d’un coup de couteau, méritant ainsi la dépouille de l’animal.
Il en fit hommage à Atalante.
Mais les fils de Thestios, les oncles de Méléagre, contestèrent ce geste. De rage il les tua…
Divagation.
Querelle, colère et cri de guerre, est l’un des grands ressorts de la mythologie comme la quérulence est l’ordinaire des relations humaines.
La richesse du vocabulaire en est l’indice : altercation, antagonisme, bataille, bisbille, chamaillerie, chicane, combat, contestation, différend, discussion, démêlé, désaccord, esclandre, grabuge, lutte, prise de bec, rixe, scène… de ménage et autres, scandale… rythment l’existence quotidienne d’une espèce très banalement placée sous la dépendance d’Eris, la Discorde.
Et le conflit -la < contradiction >, ainsi que l’avait vu Hegel dans sa perspective logico-dialectique-, apparaît effectivement comme l’un des moteurs de ce qu’il est convenu de nommer : l’ < Histoire >…
Soeur et compagne d’Arès, la Théogonie d’Hésiode situe Eris parmi les forces primordiales dans la génération de la nuit ( Nyx ).
Ses enfants sont la Peine ( Ponos ), la Faim ( Limos ), les Douleurs ( Algos )…
Cependant que les Travaux et les Jours distingue une Discorde différente, esprit de compétition et de zèle dont Zeus aurait fait le principe dynamique du monde.
La rivalité générerait l’émulation…

Plus profondément, il est possible avec Hobbes de se demander si la guerre ne serait pas l’état naturel -immédiat, spontané- de l’homme.
Homme à la remarquable < insociable sociabilité > ainsi que le diagnostiquait de son côté Emmanuel Kant…
Constat, pour beaucoup déplaisant, d’une anthropologie jugée insupportable, trop réaliste pour n’être pas généralement occultée.
-L’auteur du Léviathan distingue trois causes des querelles : la rivalité, la méfiance, la fierté.
La rivalité fait prendre l’offensive en vue du profit ; la méfiance, en vue de la sécurité ; la fierté, pour soutenir la réputation.
Nature dissocie les hommes, les rend enclins à s’attaquer, à se détruire les uns les autres.
Et l’iréniste le plus convaincu de verrouiller ses portes quand il rentre chez lui comme de fermer ses coffres à clef !…
C ‘est qu’ à reprendre la proposition célèbre de Spinoza, Ethique, < tout être désire persévérer dans… son être > et rien de plus.
Rançon de l’individuation et de la singularité, le fonds métaphysique irréductible de toute existence.
Dans cette perspective, désirs et passions ne sont donc pas des « péchés »; et pas davantage les actions qui en procèdent…
Ce sont des faits, des données immédiates, incontournables.
Remarquons que cet < état de nature > ne désigne ni une période de l’histoire humaine ni une simple hypothèse justifiant une utopie salvatrice, telle la sotériologie politique.
Car la solution apportée par toute une tradition philosophique de Locke à Habermas -le fameux passage à la < société civile > par le < pacte >, le < contrat > et l’institution d’un pouvoir conçu comme frein aux passions naturelles permettant la paix dans la sécurité-, est-elle autre chose que la définition d’un nouveau type d’oppression celui de l’ < Etat de droit > où chacun doit renoncer à sa volonté propre, à sa liberté naturelle ?
Exigence qu’on peut juger exorbitante et qui vaut, selon plusieurs, pour l’ < Individu >, comme une renonciation à soi, un suicide pur et simple.
Interviennent alors la contrainte et l’éducation… avec, on s’en doute, leur évidente limite.
Car l’artifice du juriste, la férule du pédagogue et l’ambition du politique sont-ils véritablement en mesure d’ « améliorer les hommes » et de  » changer la vie  » ?

Reste, à parler comme Pascal, – l’impermanence étant la grande loi des choses -, que seul :
< Le temps guérit les douleurs et les querelles, parce qu’on change, on n’est plus la même personne >.
Pour < vider une querelle > il suffirait donc de benoîtement s’en remettre aux vertus de Cronos.
Telle serait la mesure de la sagesse.
Puisqu’ ainsi que prétendait le Fabuliste :
< Patience et longueur de temps font plus que force et que rage >…
**
< Méléagre, lui-même, posa le pied sur la tête du monstre qui sema la mort, et la foulant : < Prends, ô vierge du Nonacris, dit-il, cette dépouille qui m’appartient de droit ; je veux partager la gloire de mon exploit avec toi… … la jeune fille ressent une vive joie tant du présent que de recevoir ce présent de sa main. Les autres l’envièrent, et toute leur troupe murmurait… Et ils arrachèrent à l’une le présent reçu déniant à l’autre le droit de faire ce présent. L’affront paru intolérable au fils de Mars, soulevé par la colère, grinçant des dents… Et il plongea un fer meurtrier dans la poitrine de Pleuxippus qui ne redoutait rien de tel… >
Ovide, Métamorphoses, 8, tr. Joseph Chamonard

INJUSTICE DU REEL . < Un rire inextinguible s’éleva parmi les dieux >… ( Héphaïstos / Aphrodite / Arès )

Récit.
Héphaïstos, le dieu boiteux, physiquement disgracié, passait pour avoir séduit des femmes d’une grande beauté.
L’Odyssée relate ses aventures avec Aphrodite.
Zeus l’avait uni à la déesse ; mais elle ne tarda pas à devenir la maîtresse d’Arès.
Hélios, le soleil qui voit tout, aperçut les amants étendus côte à côte.
Il alla tout conter au mari.
Celui-ci ne dit rien mais prépara un filet invisible qu’il disposa autour du lit de sa femme.
Quand elle y vint retrouver son amant, le filet se referma, immobilisant les deux coupables. Héphaïstos convoqua alors les dieux au spectacle.
Aphrodite, de honte, s’enfuit et tous les dieux < furent saisis d’un rire inextinguible >.
Divagation.
Le rire a bien des causes et bien des formes :
rire réflexe du chatouillement, rire de détente nerveuse, rire de triomphe, de délivrance, rire d’euphorie propre à la jeunesse qui se dépense et se gaspille dans l’évident plaisir d’exister…
< La jeunesse, c’est l’ivresse sans le vin >, écrivait à ce propos Goethe.
On connaît également le rire social d’exclusion, de brimade ou de sanction analysé notamment par Bergson.
On relèvera aussi -arme rhétorique décisive- le rire publique de dégradation visant à tourner en ridicule un adversaire ou ses valeurs.
Le rire tragique enfin est appelé par une toute autre loi : la cruauté aussi injustifiable qu’irréductible du réel.

Le  » rire inextinguible des dieux »…
Chez Homère le < gèlaste >, homme ou dieu,  » brille »( gelao), « s’épanouit » de toute la joie qui illumine son visage ; un visage dénué de compassion qui traduit la jouissance de quiconque se régale des mésaventures d’autrui.
On sait que la chute et la bêtise sont les deux grands ressorts de la farce, le comique -de geste, de situation, de mot, de caractère… -, toujours de représentation, étant avec le tragique le dramatique et le merveilleux l’une des catégories esthétiques de l’existence.
Quant à celui qui commet l’erreur de se plaindre, il est à l’instar d’Héphaïstos, le héros malheureux de l’anecdote, doublement ridicule.
Puisque d’un côté, risible par sa chute, il appelle le comique qui suffit à lui seul à réjouir l’assistance ; et puisque d’autre part, en appelant à une improbable justice, il se méprend sur l’essence du réel et manifeste ainsi sa sottise, avançant une irresponsabilité hors de propos au regard de l’événement qui l’accable.
Comme si -illusion morale fondamentale- le juste et l’injuste étaient des qualités de l’être…
*
Dans un registre plus euphèmisé, le sourire -à distinguer du rictus, grimaçant et moqueur -, exprime une certaine disposition d’ accueil, une certaine bienveillance.
Traduisant l’accord avec le réel, il est manifestation d’un tact métaphysique certain.
Ainsi pourrait-on rapprocher les sourires du Bouddha, de l’Ange de la Cité des sacres, des figures androgynes de Léonard, trois manières de porter un regard apaisé sur le spectacle du monde…
Un prince hindou, un tailleur de pierre gothique, un mystique renaissant… trois « initiés », d’époque, de culture et de formation certes fort éloignées, mais parvenus, quant à l’attitude à adopter vis à vis des choses d’ici-bas, à une voisine et sereine conclusion.
**
Héphaïstos. – < Zeus le père et vous tous, éternels Bienheureux ! arrivez ! vous verrez de quoi rire ! un scandale ! C’est vrai : je suis boiteux ; mais la fille de Zeus, Aphrodite, ne vit que pour mon déshonneur ; elle aime cet Arès, pour la seule raison qu’il est beau, l’ insolent ! qu’il a les jambes droites ! Si je naquis infirme, à qui la faute ? … Mais venez ! vous verrez où nos gens font l’amour : c’est dans mon propre lit ! J’enrage de les voir… quelque amour qui les tienne, ils vont bientôt ne plus pouvoir dormir à deux. Mais la trappe tiendra le couple sous les chaînes… >
Ainsi parlait l’époux, et vers le seuil de bronze accouraient tous les dieux…
Sur le seuil ils étaient debout, ces Immortels qui nous donnent les biens, et, du groupe de ces Bienheureux, il montait un rire inextinguible…
Odyssée, chant 8, tr. Victor Bérard

ODYSSEE, Rabelais ( Sirènes )

Ulysse écoutant le chant des sirènes

Récit.
Les sirènes sont des démons marins, à demi femmes et à demi oiseaux.
Selon les traditions leur nombre est variable, deux, trois ou quatre…
Musiciennes remarquables, d’après Apollodore, l’une jouait de la lyre, une autre chantait, la troisième tenait la flûte.
La plus vieille légende prétend qu’elles se tenaient sur une île de la méditerranée et par leur musique attiraient les marins qui passaient au voisinage.
Les navires approchaient de la côte rocheuse et se brisaient.
Les Sirènes dévoraient alors les imprudents.
Dans les spéculations eschatologiques postérieures à l’épopée, les Sirènes passèrent pour des divinités de l’au-delà.
Elles chantaient pour les Bienheureux, dans les îles fortunées.
Elles en vinrent à figurer les harmonies célestes, et c’est à ce titre qu’elles sont souvent représentées sur les sarcophages.
Divagation.
Affronter le chant des sirènes est l’épreuve du ‘pataphysicien, l’homme du voyage mental.
 » En étranges pays « …
Dans son itinéraire de découverte, comme les héros du Quart Livre, l’ami de Faustroll doit rencontrer maints obstacles, échapper à la tentation des Chimériques, éloigner les séductions des Visionnaires…
Deux stratégies s’offrent alors à lui.
-Celle d’Ulysse qui selon Homère se fit attacher au mat de son bateau afin de ne pas succomber au charme des filles de Melpomène.
-L’autre, moins connue, celle d’Orphée dont on dit qu’il chanta si mélodieusement -l’Argo étant à portée de leur musique-, que les marins n’éprouvèrent aucune envie de les affronter.
Ecouter pour satisfaire la curiosité, connaître et apprécier tout en se protégeant du danger, c’est parvenir à la  » béatitude  » en savourant les harmoniques des contemporaines épiphanies.
Se dégager, c’est enchérir par la création de nos propres dél(y)res.
Les deux voies n’étant pas exclusives.

La geste ‘pataphysique narre le voyage « spirituel » de celui qui aborde à de nombreuses îles comme Pantagruel et ses compagnons visitant dans leur Odyssée allégorique toutes les Eglises, l’île des Chicanous ( les gens de justice ), de Tapinois où règne Quaresmeprenant, Farouche ( où se déroule la guerre entre les Andouilles et les Cuisiniers ), l’île des Papefigues ( protestants ), celle des Papimanes (catholiques)…
En se gardant bien d’y être dévoré…
**
< Nous passons en vitesse. Mais les Sirènes voient ce rapide navire qui bondit tout près d’elles. Soudain leurs fraîches voix entonnent un cantique : Le Choeur. – < Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté! l’honneur de l’Achaïe! Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière… >
Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissait le coeur du désir d’écouter… >
Homère, Odyssée, chant 12, tr. Victor Bérard

DISPENSATION, MOIRES. Martin Heidegger ( Moîra ).

LES MOIRES, LES PARQUES

Récit.
Les Moires sont la personnification du destin de chacun, du lot qui lui échoit en ce monde.
A l’origine chaque humain a sa moira, sa part : de vie, de bonheur, de malheur…
Impersonnelle, la Moire est aussi inflexible que le destin.
Elle incarne une loi que même les dieux ne peuvent transgresser sans mettre l’ordre du monde en péril.
C ‘est la Moire qui empêche telle ou telle divinité de porter secours à un héros particulier.
Il semble que dans un premier temps se soit développée l’idée d’une Moire universelle dominant la destinée de tous les humains.
Puis, après les épopées homériques, se présentent les trois Moires, Atropos, Clotho et Lachésis censées régler pour chaque mortel la durée de sa vie à l’aide d’un fil que l’une filait, la seconde enroulait et que la troisième coupait lorsque la vie était achevée.
Les Parques des Latins.
Filles de Zeus et de Thémis, ces trois fileuses étaient soeurs des Heures ou selon une autre généalogie, filles de la Nuit comme les Kères, appartenant à la première génération divine, celle des forces élémentaires du monde.
Divagation.

< Penser et la pensée qu’ < Est > est sont une même chose, car sans l’étant, où elle réside comme chose énoncée, tu ne saurais trouver la pensée.
Certes il n’y a rien ou il n’y aurait rien, hors de l’étant, puisque la Moîra lui a imposé d’être un tout, et immobile… >
Parménide, fragment 8, tr. Martin Heidegger…

< Le rapport de la pensée et de l’être met en mouvement toute la réflexion de l’Occident >, écrivait Martin Heidegger ouvrant sa lecture du fragment 8 de Parménide ( Essais et Conférences, Moira )…
Thèses :
La pensée n’ est pas la logique; elle ne saurait se résoudre à la recherche de la certitude.
Elle n’est pas l’effet problématique d’une subjectivité qui, par exemple à la manière de Merleau-Ponty ( Phénoménologie de la perception ), ramènerait l’être à l’expérience.
Et cette subjectivité, l’ < égoïté > cartésienne, ne constitue nullement la pierre de touche de la vérité.
La pensée est pensée de l’impensé : pensée… de l’ être.
Accueil, attente, recueillement.
Vérité, c’est manifestation, < alèthéia>, dévoilement, présence -ce qui résiste à l’oubli-, indépendamment de la conscience et de la représentation.
Et non l’apparence… l’aspect du réel, l’idée ( Platon ), l’effet de l’harmonie des facultés ( Kant ), le concept ( Hegel ) ou encore le tableau, le graphe et la fonction mathématique du positivisme scientifique, ces élaborations de l’entendement humain.
Car, contrairement à la proposition célèbre de Berkeley qui ouvre le grand ouvrage d’ Arthur Schopenhauer ( Monde… 1, 1 ), l’être ne saurait se réduire à la représentation.
L ‘être n’est pas ma représentation ( Jarry, Les Jours et les Nuits, L’Amour absolu )… pas plus qu’on ne le saurait réduire à un songe ( Calderon, thème baroque ).
Et encore moins à leur traduction verbale ( thèse nominaliste ).
*
L’ < humanisme > apparaît alors comme une impasse…
Impasse la volonté, impasse la puissance, la < volonté de la volonté >, impasses le monde du travail et, pour < la bête de labeur >, l’obsession fétichiste de la < technique >.
Impasses l’affairement et l’ < arraisonnement >, la mise en exploitation de la terre, l’épuisement des corps et des esprits…
Impasses le bricolage artistique et les contorsions de l’humour, l’univers de la < culture >.
Impasses les expressions de la < politique nihiliste >, le nationalisme, le totalitarisme, la démocratie, l’Etat universel.
Epiphanies de l’errance d’une humanité fourvoyée, narcissique, vouée à la < déréliction >, dédaignant l’ < angoisse >, cette faveur incomprise dispensée par la Moire, et le questionnement qui l’accompagne :
l’ouverture de la < question de l’être >.

Et l’histoire de la philosophie -depuis Platon réduite au point de vue anthropologique – n’est que la perpétuation d’une méprise, qu’ un interminable leurre.
*
Verdict :
< L’esprit n’est ni une sagacité qui s’exerce à vide, ni le jeu irresponsable du bel esprit, il ne consiste pas à opérer, à n’en plus finir des dissections intellectuelles, c’est encore moins la raison universelle ; l’esprit, c’est, disposée originairement et consciente, l’ouverture déterminée ( Entschlossenheit ) à l’estance de l’être. >
Introduction à la métaphysique et Dicours de Rectorat, 1933.

Aussi -à suivre ces quelques thèmes cardinaux de l’herméneutique heideggerienne-, au sein de l’ < histoire de l’être >, la ‘pataphysique, ce métalangage décalé, ce < Jarrysme transcendantal >, ne serait qu’un cocasse et assez dérisoire drageon de l’idéalisme métaphysique occidental…
*
Il se peut…
Mais, comme le soulignait fort plaisamment Paul Valéry :

< l’anthrope peut-il faire autre chose qu’anthropomorphisme ? > …

Paul Valéry

< Athéna. … Elle a si grand pouvoir l’Erynie vénérable auprès des Immortels et des forces d’En-bas! Et ce sont elles qui, réglant le sort des hommes, assignent sans ombrage et sans appel, aux uns les chansons d’allégresse, aux autres une vie toute embuée de larmes… >
Eschyle, Euménides, tr. Victor-Henri Debidour


 Clôture, juillet 2005
 

Satyre, Versailles,détail d’une gravure représentant l’anse de l’un des vases des Jardins.