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geste des opinions du docteur lothaire liogieri
 Mythologiques 2… par le ‘pataphysicien inexistant

Atlas et Prométhée, Coupe à figures noires, Cerveteri, vers -570.

< Gardez-vous de l’homme malicieux, qui est toujours appliqué à faire le mal, de peur qu’il ne vous rende pour jamais la fable du monde >,
SACI, Bible, Ecclésiastique, II, 35.  

Table des thèmes légendaires :
 
40. Enfers ( Hadès / Perséphoné ). 41. Le Visage, le fantôme et le philosophe ( Polyphème ). 42. Enigmes ( Sphinx). 43. Epidémie, rumeur et idéologie ( Fama, Aristée ). 44. Epreuve ( Rhodopé ). 45. Espoir ( Pandora ). 46. Exil ( Eléphénor ). 47. Famine ( Phrasios ). 48. Vanité de la définition : Femme allaitant son père ( Eérié ). 48 bis. Femme dévorée par son mari ( Camblès ). 49. Folie et Haut-mal ‘pataphysique ( Mania, Ajax, Héraclès ). 50. Du < jeu > des Olympiens, violer Nécessité ( Hélène, Zeus et Ananké ). 51. Fantômes, esprit ( Manes / Le songe d’ Achille ). 52. Fondation ( Gorgophonos ). 53. Fourmis ( Eaque ). 54. Flagellation ( Luperques ). 55. Géants ( Gigantomachie ). 56. Grenouilles ( Léto ). 57. Le monde d’Homère. 58. Grottes ( Dionysos à Macris ). 59. La répétition comme châtiment divin ( Sisyphe, Tantale, Ixion ). 60. Guerre ( Arès ). 61. Herbe magique et résurrection ( Moria, Glaucos ). 62. Songes ( Aesacos ). 63. Médecine et guérison refusée ( Oenonè ). 64. Méprise, reine du monde selon Marivaux ( Cyzicos ). 65. Magie, théâtre et… < illusion comique > ( Corneille/ Palladion ). 66. Sauveur, sotériologie ( Artémis ).
( octobre 2004… )

ENFERS ( Hadès /Perséphoné )

Récit.
Hadès est le dieu des morts.
Frère de Zeus et de Poséidon, il est l’un des trois maîtres qui se partagèrent l’empire de l’Univers après la victoire sur les Titans.
Les Cyclopes l’avaient armé d’un casque qui, pareil à celui de Siegfried dans la mythologie germanique, le rendait invisible.
Le monde souterrain, les Enfers, le Tartare lui échut.
Il règne sur les morts et, cruel, ne permet à aucun de ses sujets de revenir parmi les vivants.
Auprès de lui se tient Perséphoné, fille de Démeter, enlevée par son oncle après qu’il lui eut fait absorber une graine de grenade pour l’accompagner au séjour des ombres.
 
Divagation.
L’Enfer relève de la géographie fantastique, de la théologie, de la psychologie, de l’esthétique et enfin de la morale.
Il exprime toute une gamme de préoccupations.

  1. C’est avec l’Odyssée qu’apparaît une description du monde souterrain mentionnant le fleuve Achéron que doivent traverser les âmes guidées par le passeur Charon pour parvenir à l’empire des morts.
    Visité par Ulysse, l’Hadès est décrit par Achille à son ancien compagnon comme le pâle simulacre du royaume des vivants.
    Régner sur les morts… mieux vaudrait, lui confie-t-il, l’existence misérable d’un laboureur exposé à la lumière du soleil…
    Dialogue significatif qui exprime tout le sentiment homérique de la vie.
  2. Concept théologique, l’enfer est le gouffre où, dans la représentation chrétienne, sont suppliciés les damnés.
    Géographie fantastique fécondant l’imagination des poètes et des peintres, au tout premier rang desquels Dante et H. Bosch, il est par excellence le lieu des tourments éternels infligés aux < pécheurs > poursuivis par le courroux et la vengeance du dieu… < Dieu >.

Encore qu’il désigne surtout l’existence -chrétienne ou kantienne-, placée sous le signe de l’éthique, marquée par le prurit de la mauvaise conscience, l’obsession du péché, la crainte de la damnation et l’espoir in/sensé d’un prétendu < salut > qui font de la vie, pour l’homme de foi et pour l’homme moral… un authentique enfer.
Enfer qui est d’ ici-bas avant que d’être -selon la logique du dogme et du fantasme- reporté dans l’ au-delà.

  1. Notion psychologique, l’enfer vaut selon différentes gnoses pour le désir, la jalousie, l’envie, les modes de l’avoir, les fantasmes de l’impossible possession :
    -exister, c’est n’avoir de cesse de < se tourmenter >.
    Thèse gnostique, cathare, bouddhiste, thèse schopenhauerienne.
  2. En contrepoint, entre complaisance et délectation, la représentation esthétisante d’Octave Mirbeau constitue le < jardin des supplices > en thème fin-de-siècle, scandaleux, pervers et séduisant.
  1. Le libre esprit cultive les plaisirs et les jours du… < paradis >.
    Ici et maintenant.
    Délibérément, méthodiquement, saisissant le moment favorable -avec à-propos.
    Opportuniste, il cultive < l’art de savoir ce qui lui donne véritablement du plaisir >, ainsi que l’écrit Samuel Butler ou encore < l’art d’être toujours content > tout en < irisant > l’existence ( R. Ruyer, sur Jean Paul Richter ).
    Il fuit comme la peste les ennuyeux et les ressentimenteux, les professeurs de conscience et de mauvaise conscience.
    Il est adepte du < rasoir d’Occam >, et sa si singulière < lévitation > se résoud à se défaire de l’excitation des affairés, à se dégager des révélations, des utopies, des chimères et autres pièges à fous des illuminés.
Persée tuant Méduse
Métope du temple C de Sélinonte

LE VISAGE, LE FANTÔME ET LE PHILOSOPHE ( Polyphème )

Récit.
Fils de Poséidon, Polyphème est un géant horrible, le plus sauvage de tous les Cyclopes.
Dans l’épisode célèbre du chant 9 de l’Odyssée, après qu’il a bu le vin délicieux offert par Ulysse, le géant lui demande son nom.
< Je suis personne ( outis ) >, répond le fils de Laërte.
Alors qu’enivré, le cyclope est endormi, ses prisonniers, Ulysse et ses compagnons, enfoncent dans son oeil unique un immense pieu , puis, dissimulés sous les chèvres, sortent de la caverne…
 
Divagation.

  1. < Personne > est un pronom indéfini promu par la grâce philosophante de la modernité à un rang inattendu.
    < Personne > est en effet le plus grand fétiche de l’éthicité contemporaine, le fondement de ses prêches.
    L’individu n’y apparaît pas comme complexe d’accidents, de particularités, dans sa singularité empirique et tangible qui en fait un être, cet être, unique, banal, intéressant, séduisant ou détestable, mais comme essence, comme incarnation d’une < idée > et l’occasion d’une exigence morale, le < respect > d’une < dignité >…
  2. Ainsi Emmanuel Lévinas ( Ethique et Infini, entretien avec Philippe Nemo ), dans le style caractéristique du métaphysicien idéaliste, pouvait-il naguère soutenir que :
    < la meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! >.
    Le < visage >, qui s’offre avant même que… je le dévisage, serait porteur de l’injonction biblique : < tu ne tueras point >.
    Ainsi la relation à autrui ne doit jamais être individualisée ; elle est d’emblée éthique ! et abstraite !…
    Tu n’es pas ce que tu es : ce visage ; tu es ce que tu n’es pas : un appel à l’ < Amour > et au < Devoir >…
    Comment mieux signifier le mépris du réel dépossédé de son effectivité et de sa présence au profit d’une relation transposée qui constitue l’autre, tout autre en … < prochain >, en < Personne >…

< Que-t-arrive-t-il ? >, demandent les cyclopes à Polyphème qui, aveuglé, implore leur secours.
< Qui me tue, mes amis ? répond-il, Personne, par ruse …>
Et ils lui adressent en retour < ces paroles ailées > :
< Si Personne ne te fait violence et si tu es seul, c’est sans doute une maladie que t’envoie le grand Zeus, et que tu ne peux éviter… > Odyssée, 9, 415.
Une < maladie que t’envoie le grand Zeus >…
Comme quoi le gros bon sens des rudes fils de Poséidon aura sans doute raison des vaticinations de nos contemporains personnalistes, de leurs épigones, de leurs compagnies du Saint-Sacrement…

ENIGMES ( Sphinx )

Récit.
Monstre féminin à qui on attribuait une figure de femme, la poitrine et les pattes d’un lion, mais pourvu d’ailes comme un oiseau de proie, il figure dans la Théogonie d’ Hésiode.
Il est attaché à la légende d’Oedipe et au cycle thébain.
Ce monstre fut envoyé par Héra contre Thèbes pour punir la cité du crime de Laïos qui avait aimé le fils de Pélops, Chrysippos, d’un amour coupable.
Etabli à proximité de la ville, il ravageait le pays, dévorait les passants après leur avoir posé des énigmes qu’ils ne savaient résoudre.
Oedipe, seul, réussit à répondre.
De dépit, le monstre se tua en se précipitant du haut d’un rocher.
Divagation.

  1. L’énigme est une chose qu’il s’agit de deviner à partir d’indications obscures.
    L’homme est un être créateur d’énigmes : charades, devinettes, logogriphes, rébus, art de croiser les mots, les nombres, les images, les textes, les chiffres et les lettres… constituent l’un de ses passe-temps favoris.
    Activité ludique, frivole, désintéressée de la gravité des occupations sociales et routinières plus ou moins fastidieuses.
    Le rébus est paradoxalement évasion, possibilité de s’ abstraire du < monde du souci > ( Heidegger ).
    le problème est un casse-tête scientifique ; ainsi des jeux de logique et de mathématique ( cf Penrose ) qui retiennent l’attention et exercent la perspicacité.
    Plus grandiloquente, plus < sérieuse > est l’Enigme…
    Le < mystère > est cette Enigme spéculative produite par la raison inquiète en quête d’ < intelligibilité >, qui se pose des questions insolubles, se gratte et s’exaspère du tracassin des conjectures religieuses invérifiables.
    *
  2. Honorant à sa façon le Sphinx, l’ami de l’Ascience se plaît à tous ces < divertissements >.
    Il en fait grand cas. Il les expérimente, les analyse, les pastiche ; il en jouit.
    La ‘pataphysique consciente, analytique et opérative, est le divertissement même, qui, s’il ne donne aucun < sens > à sa vie, lui procure par contre bien des satisfactions.
    Serait-il une manière de monstre ?

Il ne faut pas tuer le Sphinx…

EPIDEMIE, RUMEUR ET IDEOLOGIE ( Fama, Aristée )

Récit.

  1. Fils de Cyrène et de Pénée, Aristée poursuivit Eurydice, l’épouse d’Orphée, le long d’une rivière où elle fut piquée par un serpent et mourut.
    Cette mort provoqua la colère des dieux qui le châtièrent en frappant ses abeilles d’une épidémie.
    On honorait Aristée en Arcadie où il avait introduit l’élevage des abeilles.
  2. Selon Virgile, Enéide, 4, 173-188, Fama, la Voix Publique, fut engendrée par Terre, après Coeos et Encelade.
    Douée d’un grand nombre d’ yeux et de bouches, elle se déplace en volant avec la plus grande célérité.
    Ovide ( Métamorphoses, 12, 39-63 ) imagine que cette divinité habite au milieu du monde, un palais sonore, percé de mille ouvertures, ou toutes les voies pénètrent.
    Ce palais de bronze, toujours ouvert, renvoie les paroles qui lui parviennent en les amplifiant.
    Elle est entourée de Crédulité, d’ Erreur, de Fausse Joie, de Terreur, de Sédition et de Faux Bruits.
    Elle surveille, de son palais, le monde entier.
    Divagation.
    < La conformité avec l’ambiance, le < mimétisme > est une loi de la conservation de la vie.
    Il est moins sûr de tuer les êtres plus faibles que soi que de les imiter.
    Ce ne sont pas les plus forts qui survivent, car ils sont seuls.
    C’est une grande science que de modeler son âme sur celle de son concierge >
    Alfred Jarry, Le Surmâle, Le coeur ni à gauche ni à droite.
  1. Epidémie est maladie infectieuse transmissible qui atteind un grand nombre d’individus. Choléra, peste, grippe, etc., agrémentent périodiquement l’existence des mortels et en éclaircissent les rangs de quelques hécatombes…
  2. L’épidémie ne concerne pas uniquement les corps. Elle affecte également les esprits.
    L’idéologie en est la principale manifestation.
    Représentation collective à fonction pratique/ sociale, elle frappe, ainsi qu’ un sida mental, des populations naïves et crédules qui prennent à leur compte des modes intellectuelles, des standards esthétiques, des mythes politiques, des clichés économiques, des hallucinations confessionnelles…
    L’univers des < rumeurs >, comme disait Montaigne.
    Les épidémies idéologiques se propagent aussi bien par développement doctrinal que par hérésie -par contagion, par intoxication, par intimidation.
    Dans les cas extrêmes leur pestilence infecte les esprits de telle façon que le monde des idées devient irrespirable.
    Il faut … se sauver ou bien se taire.
  3. Quant à se préserver de l’idéologie, il ne faut pas trop attendre la bienveillance des dieux…
    Raymond Ruyer ( Les nuisances idéologiques ) proposa jadis une < Commission des fraudes intellectuelles > qui obligerait les marchands de poisons cérébraux à apposer sur leurs produits l’étiquette :
    < Dangereux pour la santé mentale >…
    Humour et songe rationalistes…
    Reste que si l’on désire garder la tête froide, l’incrédulité par méthode est sans doute le meilleur antidote.
    Encore que l’attitude des deux bonshommes de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, ne soit pas sans charme : établir le relevé, la carte et le répertoire des hallucinations collectives…
    Tâche indéfinie, puisqu’à la ressource inépuisable, et qui peut en elle-même constituer une manière de distraction des plus plaisantes.
    *
    < Comme on voit les abeilles, par groupes compactes, sortir d’un antre creux, à flots toujours nouveaux, pour former une grappe qui bientôt voltige au-dessus des fleurs du printemps, tandis que beaucoup d’autres s’en vont voletant, les unes par-ci, les autres par-là ; ainsi, des nefs et des baraques, des troupes sans nombre viennent se ranger, par groupes serrés, en avant du rivage bas, pour prendre part à l’assemblée. Parmi elles, Rumeur, messagère de Zeus, est là qui les pousse à marcher, jusqu’au moment où tous se trouvent réunis. > Homère, Iliade, 2. tr. Paul Mazon.

EPREUVE ( Rhodopé )

Récit.
Rhodopé était une jeune fille qui avait consacré sa virginité à la déesse Artémis.
Eprise d’un chasseur, Euthynicos, elle succomba à l’amour.
Artémis la punit en la transformant en une source nommée Styx jaillissant dans la grotte même où elle avait perdu son innocence.
Cette source servait d’épreuve aux jeunes filles qui juraient être restées vierges.
Elles écrivaient leur serment sur une tablette qu’elles attachaient autour de leur cou ; puis elles descendaient dans la source.
Si elles n’étaient plus ce qu’elles prétendaient être, l’eau montait jusqu’ à recouvrir la tablette de leur parjure.
 Divagation.

  1. < Epreuve >, c’est essai, test, expérimentation.
    Le challenge, le championnat, la compétition, la tentative en précisent le champ sémantique.
    L’estampe, la gravure, la photographie y ont recours comme procédé nécessaire à leur exécution.
  2. Le mot enveloppe, de surcroît, une connotation psychologique, morale et une signification anagogique.
    Pas d’ < initiation> sans obstacles à franchir, depuis Eleusis jusqu’aux mises en scène des sectes contemporaines et des rituels francs-maçons.
    Mozart en a fait la matière de son opéra, La Flûte enchantée. Le sujet d’élite, Tamino, parvient à surmonter les épreuves que le simple Oiseleur, l’homme du commun, ne saurait franchir.
    Car il est notoirement incapable de se taire…
  3. Mais < Epreuve > désigne également le malheur qui frappe quelqu’un et qu’il lui faut surmonter.
    Adversité, calamité, déboire, danger, péril, revers, brimade, calvaire sont autant de réalités objectives qui suscitent le chagrin, la peine et la souffrance quotidienne des mortels :
    < Bien fou est ici-bas qui se prête à la joie d’un bonheur qu’il croit stable ! les caprices du sort sont ceux d’un détraqué, sautant deçà delà, et le bonheur humain n’est lié pour personne à son être >.
    Euripide, Les Troyennes, 1204-1206.

La tragédie, l’art de faire souffrir ou de représenter la souffrance… serait-il le divertissement suprême ?
*
< Epreuve > est un concept clef pour quiconque désire prendre la mesure de l’existence.
Il s’agit d’une catégorie ontologique, d’ un < existential >, à suivre la terminologie de Martin Heidegger pour qui l’homme est l’être de la < préoccupation > et du < souci > ( cf Sein und Zeit ).
-L'< épreuve de la réalité >, concept psychiatrique, est en effet -et fondamentalement- le test continué de toute existence humaine, de toute… tribulation.
L’angoisse lui est corrélative.
Aussi, à l’échec inévitable de la plupart de nos espoirs, à l’ avortement de nos projets, au dépit et aux frustrations qui s’ensuivent, répondent différentes stratégies parmi lesquelles l’aveuglement volontaire, la fuite dans la maladie, voire, dans les cas extrêmes mais non pas rares, la folie.
La manie idéologique, la chimère, l’utopie, la croyance, la vision figurent parmi ces < mécanismes de défense > et constituent comme autant de dérisoires tentatives de sotériologie.
*
Comment s’en dégager ?
Une réponse -qui n’est certes pas une « solution »… substituer la preuve à l’Epreuve.
Par la phénoménologie, ‘pataphysique analytique ; par le jeu, l’ouvroir et la contrainte, ‘pataphysique opérative.

ESPOIR ( Pandora )

Récit.
Dans les Travaux et les Jours, Hésiode raconte que Zeus envoya Pandore à Epiméthée (celui qui réfléchit après coup… ), lequel oublia le conseil de son frère Prométhée (celui qui réfléchit avant…) de ne recevoir aucun cadeau du maître de l’Olympe.
Séduit par sa beauté, l’imprudent en fit toutefois sa femme.
Et il arriva que celle-ci, par curiosité, ouvrit une jarre, piège fatal qui contenait tous les maux destinés aux hommes par Zeus…
Ils se répandirent sur l’humanité.
Ne resta au fond de la jarre que l’espérance, la consolation des mortels.
 Divagation.

  1. Pandore est l’instrument d’une vengeance.
    Elle est selon Hésiode, la première femme. Zeus la destinait à la punition de la race humaine à qui Prométhée, l’ayant dérobé, venait de donner le feu divin.
    Créée par Héphaïstos et Athéna, parrainée par tous les dieux, ornée de toutes les qualités, Pandora reçoit de surcroît d’Hermès… le mensonge et la fourberie.
    Elle fut ainsi le présent divin donné aux hommes pour leur malheur.
    Accompagnant le thème de l’espérance mensongère, celui de la femme-chienne était né…
    Ainsi dans l’Hippolyte d’ Euripide, l’ intervention du fils de Thésée en 620-665 :
    < Ô Zeus ! pourquoi donc as-tu donné droit de cité sous le soleil aux femmes -cette fausse monnaie qui fait le mal des hommes ?… >
  1. < Espoir >, c’est attente, perspective… < projet >, l’un des lieux -devenu poncif- de la philosophie de l’existence qui l’a thématisé de mille et une manières.
    Plus profondément, Espoir est fils de Désir et petit fils de Vouloir vivre… Mais aussi de Contingence.
    Car l’avenir, nullement mathématique, ni logique, ne saurait être déduit d’une quelconque et fatale loi.
    C’est pourquoi il est père de Songe et de Chimère.
    *
  2. Espérance, Foi, Charité sont les trois vertus théologales du messianisme et de l’eschatologie judéo-chrétiennes.
    Placer son espoir en Dieu, c’est pour le Croyant donner tout son sens à sa vie.
    La Parousie, la Fin des temps, l’Apocalypse, le Jugement dernier, la Résurrection, sont fantasmes de l’imagination dévote.
    Et autant de figures de l’Attente… de la Terre promise, du Bonheur dans la Paix, de l’union avec Dieu…
    Grandiloquents remèdes au drame tout prosaïque qu’est l’existence.
    -Dans un registre plus poético-littéraire, Montsalvage est le Lieu-Haut où veillent obstinément les Chevaliers d’un Graal destiné au Simple et assez exigeant ou… narquois pour se dérober à la plupart des prétendants.
    *
  3. L’existence est tissée de croyances et d’espérance.
    Qui n’est pourtant, selon Pindare, que < le rêve d’un homme qui veille >.
    Loin des songes romantiques et religieux, la prudence commande non pas de cultiver l’espoir mais de s’en tenir à l’expectative, cette aptitude plus modérée faite d’habileté et de patience à attendre les informations pertinentes -ainsi qu’ à réfléchir avant d’agir.
    Car, pour ceux qui ne se satisfont pas de ce brouet, Espérance est bien maigre consolation et la voie d’ Epiméthée n’est certes pas la plus justifiée…
    Sans doute, pour notre gouverne, sera-t-il plus judicieux de suivre le cruel et lapidaire conseil du Fabuliste :
    < Quittez le long espoir et les vastes pensées > , La Fontaine, Fabl. XI, 8.

EXIL ( Eléphénor)

Récit.
Eléphénor figure parmi les prétendants d’Hélène et participa à la guerre de Troie où il fut tué par Agénor.
Petit-fils d’Abas auquel il avait succédé sur le trône d’Eubée, il vit un jour son grand-père maltraité par un serviteur.
Il voulut le châtier mais son bâton assomma malencontreusement l’aïeul.
Conformément aux lois, il dut s’exiler.
 Divagation.

  1. L’exil est expulsion hors de la patrie. Le bannissement est infamant, l’exil ne l’est pas.
    Eléphénor, le héros puni pour sa maladresse, était aussi un homme d’honneur :
    < Ceux qui tenaient l’ Eubée -les Abantes respirant l’ardeur… ceux-là étaient conduits par Eléphénor, rejeton d’Arès, descendant de Chalcodon, chef magnanime des Abantes. C’est lui que suivaient les Abantes rapides, aux cheveux longs derrière la tête ; piquiers impatients, avec le frêne tendu, de rompre les cuirasses des ennemis sur leurs poitrines ; c’est lui qu’avaient suivi leurs quarante vaisseaux noirs… >
    Homère, Iliade 2, 540. Tr. E. Lasserre.
  2. L’isolement, la relégation, le licenciement, l’ostracisme, la proscription, la déportation…
    Autant de mesures de mise à l’écart pratiquées par une humanité dont l’instinct grégaire et l’obsession communautariste n’a d’égal que le goût de l’exclusion…
  3. Très différent par contre est l’exil intérieur, ce mouvement naturel du réfractaire ou de quiconque récusant l’autorité, l’in/justice, la discrimination abusive, ou tout simplement la presse, pratique le « recours aux forêts ».
    Car, à distance de l’honneur et des vaines réputations, il est possible de placer l’estime de soi dans la résistance au conformisme, aux conventions, au despotisme des idées.
    Exil volontaire, choisi en toute connaissance de cause.
    Mais aussi épreuve du caractère ; c’est peut-être là l’éthique secrète du libre esprit.

FAMINE ( Phrasios )

Récit.
Phrasios, devin originaire de Chypre, se rendit en Egypte, au cours d’une famine, et prédit au roi du pays, Busiris, qu’elle se terminerait si l’on sacrifiait chaque année un étranger.
Busiris suivit ce conseil, et commença par sacrifier… Phrasios.
Divagation.
  < En Egypte fist Dieu famine por Pharaon chastier >, Psautier, f° 126. XIIIe s.
 1. Famine, c’est absence d’aliments ; disette, c’est rareté d’aliments.
Quand la famine règne, on meurt de faim ; quand la disette règne, on peine à se procurer des aliments.
La famine est calamité naturelle ou intentionnelle.
Elle traduit parfois le manque de prévoyance de celui qui en est victime.
Soit la cigale de La Fontaine : < Elle alla alla crier famine chez la fourmi sa voisine >.
Provoquée, elle est procédé politique pour s’enrichir, acculer ou réduire un adversaire. 
Ainsi le < Pacte de famine >, cette conspiration tramée entre quelques riches et puissants, sous Louis XV, pour opérer des disettes factices.
Ou les innombrables sièges devant des places amenées à la reddition faute de vivres.
Ainsi la spéculation financière contemporaine sur les matières premières alimentaires réduisant des populations entières à la merci de la charité internationale de ceux-là mêmes qui les affament.
Ce fléau est aussi incitation à l’action : < Pressé par la famine, le loup brave le danger >, écrit Buffon, Histoire naturelle, Loup.
Ou à l’insurrection…

  1. L’homme « crie famine » et pas seulement pour déplorer le manque effectif qu’il éprouve…
    -à la manière de l’avare qui, selon l’adage, tout en regorgeant de ressources, < crie famine sur un tas de blé >.
    -à la manière de tous ceux qui se plaignent de leur misère imaginaire -notamment spirituelle- et expriment leur mécontentement sans la moindre raison.
    Prenant à témoin et convoquant tour à tour leurs congénères, l’ Etat, Dieu ou les dieux… en une manière de stratégie transactionnelle dont on retiendra, parmi d’autres exemples, la vétéro-testamentaire scène de ménage de Job à Iavhé, ou encore l’ opiniâtreté du personnage principal du Château, le roman ‘pataphysiquement humoristique de Kafka…
    C’est que le dépit chronique que constitue l’exigence jamais assouvie de < Sens > suscite un ressentiment qui tourne à vide et génère des rogations, voire des querelles, pour des besoins qui ne peuvent par définition jamais être satisfaits.
    Car comment apaiser la faim de < Sens >, catégorie logique hypostasiée, demande absurde à laquelle seule la … grammaire, par le respect de ses règles, est susceptible d’apporter une réponse adéquate ?
    Par quoi cette famine est bien névrose, c’est-à-dire un état psychologique soigneusement entretenu par l’homme de la Quête :
    < Donnez-nous, aujourd’hui, Seigneur, notre pain quotidien >…
    Quêteur qui ne manque pourtant rien des biens de la terre, qui possède tout, mais pour lequel, ce tout ne représente… rien.
    Car lui fait défaut « l’essentiel », objet de tout ses appétits.
    < Essentiel > dont il n’est pas avéré qu’il puisse être jamais en mesure de le définir…
    *
    Quoiqu’il en soit, on appréciera l’humour et l’esprit d’à-propos de Busiris, ce Pharaon qui sut rendre au devin Phrasios l’expédient que celui-ci lui proposait…
    La famine, une « raison » de vivre ?
    < Fi, que cela est mal de crier famine sur un tas de blé ! >, écrivait Voltaire, Lett. la Houlière, 22 oct. 1770.

VANITE DE LA DEFINITION Femme allaitant son père ( Eérié ) Femme dévorée par son mari ( Camblès )

Récit.

Charles Mellun, Charité romaine, Cimon et Pero
  1. Selon Nonnos de Panopolis ( Dionysiaques ), Prisonnier de Dériadès, Tectaphos, prince indien, était enfermé dans un souterrain et condamné à mourir de faim.
    Sa fille, qui venait d’être mère, obtint des gardes qu’ils la laissent pénétrer dans la prison pour lui apporter une dernière consolation.
    Ils la laissèrent entrer ; là, elle donna à son père le lait de son sein.
    Dériadès apprit ce trait de piété et il libéra son ennemi.
  1. Roi de Lydie et père d’Omphale, Iardanos passait pour un magicien.
    Il aurait poussé par ses maléfices le roi Camblès à dévorer sa propre femme, tant il avait suscité en lui une fringale insatiable.

Divagation.
 1. La mythologie est riche de situations où apparaît toute la perversité de la femme, vraie fille de Pandore :
-fatale ( Hélène ), infidèle ( Coronis ), adultère ( Clytemnestre ), tuant par dépit ( Cléoboéa ), assassinant l’époux ( Lemniennes ), lacérant l’ homme ( Thraces ), livrant une armée ou une ville ( Scylla )…
Elle regorge aussi de récits plus bienveillants et compatissants à l’égard d’un sexe livré à l’arbitraire et à la violence masculine.
Les femmes y apparaissent enjeu d’une lutte ( Déjanire ), enlevées ( Perséphoné ), prêtées ( Althée ), partagées ( Troyennes ), répudiées ( Antiope ), abandonnées ( Ariane ), exclues d’un rite ( Bona Dea ), dévorées ( cf Camblès )… mais aussi conseillères et arbitres ( Sémiramis ), parfois dévouées jusqu’au sublime du sacrifice de la vie pour un époux ( Alceste ).

  1. Par quoi, ici comme ailleurs, se révèle la vanité de la prétention logique à l’homogénéité, à l’égalité, à l’essence…
    Le monde, les choses et… les femmes sont trop riches, divers et ondoyants pour être définis.
    L’autre déborde le même ; la différence recouvre l’identité ; l’un se disperse dans le mutiple, et la singularité n’est jamais que composition.
    L’exception est la règle.
    *
    La variété des facettes de la condition féminine révélée par la légende et les mythes appelle ainsi le philosophe et logicien à plus de modestie.
    < Qu’est-ce que < la > femme ? >, questionnait Socrate.
    < Existe-t-il réellement quelque chose comme un genre auquel on puisse ramener < cette > femme ? >, rétorquait, ironique, Hippias.
    Antique problématique…
    Quelle est la valeur de l’induction signifiée par un nom commun ? Que peut-on donc dégager du sensible, de l’expérience ?
    La position d’un certain nombre d’ < airs de famille >, selon la prudente expression de Wittgenstein.
    Antisthène le cynique n’a pas fini de hanter les songes des Platoniciens…

FOLIE ET HAUT-MAL ‘PATAPHYSIQUE ( Mania, Ajax, Héraclès )

H.Bosch, extraction de la pierre de folie

Récit.

  1. Selon Euripide, venu d’ Eubée, Lycos tua le roi Créon et s’empara du pouvoir à Thèbes pendant l’absence d’Héraclès, descendu aux enfers.
    A son retour, le héros tua l’usurpateur.
    Mais alors qu’ il s’apprêtait à offrir un sacrifice à l’autel de Zeus, Héra lui envoya la Folie qui s’empara de lui.
    Abusé, il crut que ses propres enfants étaient ceux d’Eurysthée et les tua.
    Athéna le frappa à la poitrine et l’endormit.
    Au réveil, il reconnut ses crimes et voulut se suicider.
    Thésée le détourna alors de son projet et l’emmena à Athènes…
  2. Ajax devint fou parce qu’on lui avait refusé les armes d ‘Achille.
    Armes destinées par Thétis, au plus vaillant des Grecs, à celui qui aurait inspiré le plus de terreur aux Troyens.
    On interrogea les prisonniers troyens qui, par dépit, désignèrent Ulysse.
    Agamemnon et Ménélas lui donnèrent donc les armes.
    Pendant la nuit, Ajax, égaré par Athéna, massacra les troupeaux destinés à nourrir les Grecs.
    Le lendemain, il se suicida.

Divagation.
 1. Mania est personnification de la folie. A l’instar des Erinyes, elle est envoyée à ceux qui n’observent pas les rites.
Elle égare leur esprit. Elle les précipite dans les catastrophes, les meurtres, où l’homme sensé discerne la main de la divinité.
Individuelle ou collective, mystique ou simulée, elle est l’objet d’innombrables récits de la mythologie.
L’étymologie latine l’atteste, folie, follis, est outre gonflée, ballon.
Le fou roule de tous les côtés.
-Le sens commun multiplie les vocables afin de cerner une manière d’être irrégulière et imprévisible, une matière par définition… insaisissable :
braque, capricieux, dément, déraisonnable, déséquilibré, détraqué, extravagant, frénétique, forcené, furieux, fèlé, follet, gai, hurluberlu, insensé, loufoque, piqué, obsédé, toqué, visionnaire…
-La Science, administrative, sérieuse, rationnelle, positive … regroupe sous ce terme de < folie > toutes les formes d’affections mentales et la ramène à la < déraison >, soit un ensemble de conduites aberrantes, expressions de l’aliénation parmi lesquelles les névroses et les psychoses sont les plus fréquentes.
-La philosophie postmoderne ( Foucault, Deleuze… ) affirme de son côté le caractère essentiellement sociologique de la folie.
Le terme s’applique à tout ce qu’un groupe, à une époque donnée, ressent comme altérité ou hostilité par rapport à ses normes de vie :
-inadaptation au travail, révolte contre la famille, contestation de l’Etat, des institutions, des coutumes, de la religion, des normes médico-légales…
Déviant, le fou est toujours plus ou moins sur la pente de la délinquance… et sur le chemin de la correction.

  1. Peut-on échapper à la folie ?
    Fêtée ( cf le Rabelais de M. Bakhtine ), illustrée au Moyen-Âge par d’innombrables « Nefs des fous », saluée par Erasme, elle est paradoxalement nécessité et intelligence des choses chez Pascal pour lequel le monde est si ordinairement fou que ce serait une autre sorte de folie que de prétendre à y échapper…

De la folie des ‘pataphysiciens.
‘Pataphysique est < fièvre envoyée par Sa Magnificence >, inaccessible aux béotiens pour lesquels elle n’est qu’ extravagance, insanité, lubie, manie…
Evidemment indéfinissable, < art de décaler les sons > , elle fait profession de détraquer les < idées >, de gonfler et de dégonfler les baudruches…
Cette bouffonnerie -nullement attachée au service de quelques importants-, cette loufoquerie du ‘pataphysicien sont < échappée de/du sens > ( Dämon Sir, De l’incertitude ) alors qu’en toute… ignorance de cause il pousse sa marotte, la clairvoyance, jusqu’à la monomanie.
< Clairvoyance > qui n’est pas Voyance mais prosaïque description, plat perspectivisme et banal pluralisme.
Et qui ramène -tenant la balance égale- l’emphatique < Raison > des philosophes, des moralistes et des juristes à une expression parmi d’autres de la simple < déraison >…
< Outre gonflée > la ‘pataphysique ?
< Non, ce n’est pas ton coeur, ô fils de Télamon qui te dicta sinistrement de fondre ainsi sur les troupeaux ! C’est un haut-mal qui t’a saisi. >
Sophocle, Ajax, tr. Victor-Henri Debidour

Sur ce thème, cf Atê ou l’ Egarement (mythologiques-1)

DU JEU DES OLYMPIENS : violer Nécessité, Hélène, Zeus et Ananké  

FANTÔMES, ESPRITS ( Manes / Le songe d’ Achille )

Récit.
< Enfin le sommeil le prend, donnant congé aux soucis de son coeur, épandant sa douceur sur lui… … Et voici que vient à lui l’âme du malheureux Patrocle, en tout pareille au héros pour la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps est vêtu des mêmes vêtements. Il se dresse au-dessus de son front, et il dit à Achille : -Tu dors et moi, tu m’as oublié, Achille ! Tu avais souci du vivant, tu n’as nul souci du mort. Ensevelis-moi au plus vite, afin que je passe les portes d’Hadès. Des âmes sont là qui m’écartent, m’éloignent, ombres de défunts. Elles m’interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre, et je suis là, à errer vainement à travers la demeure d’Hadès aux larges portes… Je ne sortirai plus désormais de l’ Hadès quand vous m’aurez donné ma part de feu… l’odieux trépas m’a englouti. Aussi est-ce bien mon lot dès le jour où je suis né… … Achille aux pieds rapides en réponse lui dit : -Pourquoi, dis-moi-, tête chérie, es-tu donc venu ici ?… … Il dit et tend les bras, mais sans rien saisir : l’âme, comme une vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri. Achille, surpris, d’un bond est debout. Il frappe ses mains, l’une contre l’autre et dit ces mots pitoyables : -Ah ! point de doute, un je-ne-sais-quoi vit encore chez Hadès, une âme, une ombre, mais où n’habite plus l’esprit >
Homère, Iliade, 23, tr. Paul Mazon.

Divagation.
Pour les Romains, les Manes sont les âmes des morts.
Comme les Erinyes, ils sont nommés par antiphrase, < manes > étant un mot vieux latin signifiant < les Bienveillants >.
Les évoquer signifiait se les rendre favorables. Magie nominale : le nom est une force qui éveille d’autres forces.
Mais alors que pour l’homme moderne le < spectre > est habituellement évocation d’un être effrayant, ici, dans la représentation homérique, le < fantôme > de Patrocle est non seulement fantasme du dormeur mais aussi, au sens premier, apparition, manifestation réelle.
Il est < revenant > tout en ne suscitant que la surprise.
< Revenant > qui désigne dans certaines traditions animistes, notamment africaines ou afro-américaines, l’ âme d’un mort redoutable surgi de l’autre monde pour persécuter les vivants et qu’il convient, par les présents, les rites et les sacrifices, d’ apprivoiser.
Dernier avatar de la notion, le < fantôme > -apparition d’un personnage décédé avec chaînes et suaire-, est surtout effet de mise en scène, ressort dramatique de la littérature fantastique et de scénarii tels le charmant Sylvie et le fantôme de Claude Autant-Lara, mais aussi d’ innombrables et insipides < films d’horreur >, usant jusqu’à écoeurement le thème du < mort-vivant >, du < vampire >.

L’esprit a-t-il une existence autre qu’ une apparence fantasmatique ou fantastique?
-< Esprit >, c’est pour le dogmatisme métaphysique et théologique classique ( Platon, Augustin, Thomas d’Aquin… ) une < substance immatérielle > -véritable oxymore ontologique-, un principe de la pensée.
< Je suis une substance pensante, une substance dont toute l’essence est de penser >, écrit Descartes qui distingue la réalité matérielle ( absolue, métaphysique ), formelle ( conceptuelle ) et objective ( référentielle ) de l’idée, mode de la pensée.
-Le criticisme de Kant le ramène à la simple < fonction >, faculté purement formelle, aptitude au jugement dont il n’est pas possible -sauf à s’engager dans le champ des paralogismes-, de définir l’être métaphysique, chose-en-soi dont la nature nous échappe.
-< Le doute est le sel de l’esprit >, écrit Alain pour qui < avoir de l’esprit >, c’est contester < l’Esprit >, son image matérielle, substantielle propre aux représentations spéculatives visionnaires, animistes, religieuses ou métaphysiques.
Ainsi les Ruach et Nephesch de la tradition hébraïque, ou encore le spiritisme avec ses tables tournantes et ses prétentions à l’évocation des défunts ( Hugo à Jerzey ) pour apaiser la douleur du deuil, la déchirure de la séparation.

< Avoir de l’esprit > est enfin synonyme d’ intelligence, de compréhension vive, d’esprit de répartie dans la conversation.
Signe de raffinement intellectuel et délicat alliage de finesse, d’humour, de malice, d’inspiration.
C’est l’une des capacités qui, dans certains milieux, classent encore les hommes… Aptitude à < avoir de bonnes associations >, notait incidemment Paul Valéry ( Variété ) qui ajoutait :
< un homme sérieux n’ a pas d’idées, un homme a idées n’est jamais sérieux > ( Mauvaises pensées ).
La frivolité serait elle la marque de l’esprit ?

FONDATIONS ( Gorgophonos )

Récit.
Roi d’ Epidaure chassé de son royaume, Gorgophonos consulta l’oracle qui lui ordonna de fonder une ville à l’endroit où il trouverait un fourreau d’épée.
Il trouva l’objet dans le Péloponnèse.
Persée, revenant de tuer Méduse, l’avait laissé tomber dans son vol.
Il fonda à cet emplacement la ville de Mycènes.
Divagation.
Fonder, c’est poser les bases de, c’est établir, c’est créer.
C’est aussi étayer, par preuves et faits.
L’homme est un < bâtisseur d’empires >, de royaumes ; il fonde des colonies, des foyers ; il pose des institutions, des normes, des lois…
Mais instaurer ne le satisfait pas ; il lui faut davantage ; il exige du sens, une raison.
Tout se passe comme si son bien-être psychologique et sa stabilité morale étaient à ce prix.
Ainsi, chercher ce qui donne à quelque chose sa < raison d’être >, ce qui confère à un ordre de connaissance une < garantie de valeur >, constitue, notamment depuis Platon, le problème central de cette exigence d'< intelligibilité > qu’est la philosophie.
Qui récuse l’injustifiable, l’inqualifiable, l’innommable.
Ou, pour dire plus simplement, l’opacité du réel…

FOURMIS ( Eaque )

Récit.
Le plus pieux de tous les Grecs, fils de Zeus et de la nymphe Egine, était né sur l’île d’Oenoné qui, plus tard, fut appelée Egine.
L’île étant déserte et désirant régner sur un peuple, Eaque demanda à Zeus de transformer en humains les fourmis qui se trouvaient là en grand nombre.
Ce peuple reçut d’Eaque le nom de Myrmidons.
Divagation.
Les fourmis sont des hyménoptères de la famille des formicides dont Maurice Maeterlinck a étudié les moeurs dans un ouvrage qui a longtemps fait référence.
Les fourmis, interchangeables, font preuve d’une ardeur stupéfiante, d’une remarquable ingéniosité, s’entraidant pour mener à bien leurs tâches.
Leur activité est méthodique, l’ordre et la propreté règnent dans le nid.
La division du travail est impeccable, l’intérêt commun est la seule loi.
Selon divers éthologues américains, dans les épisodes de lutte contre des sociétés rivales, elles font preuve d’un courage étonnant, d’une grande intelligence tactique, d’un remarquable esprit de sacrifice…

Fourmiller est synonyme de foisonner, de pulluler.
Les tyrans, les utopistes, les économistes, les sociologues aiment les fourmis -modestes et prévisibles automates sociaux- dont l’organisation se prête à la mesure, au calcul, à la statistique.
Collectivités homogènes où la qualité est réduite à la quantité, l’imagination à la convention, l’individu, au nombre.
Ainsi, transposées à l’ordre humain, les sociétés pharaoniques, précolombiennes, les despotismes modernes, les grands ensembles démocratiques analysés dès le 19° siècle par Tocqueville ( De la démocratie en Amérique ) et par Cournot ( Considérations sur la marche des idées… ) dont les institutions, le < sentiment de la vie >, les moeurs et les valeurs -notamment l’Egalité-, conviennent parfaitement à la toise et à la prévision.
O. Spengler, dans son Déclin de l’Occident -selon un modèle organiciste de l’évolution historique-, avançait en 1916 le concept de < société de fellahs > pour caractériser le stade ultime des cultures devenues < civilisations >, homogènes, au gigantisme urbain, sclérosées, stériles, sceptiques, où des masses d’hommes considérables sont réglées par un type nouveau de césarisme.
Despotisme  » éclairé « , paternaliste et compétent d’oligarchies technocratiques rompues aux techniques rationnelles de gouvernement ramené à l’administration des choses et au contrôle des consciences.
Anticipation, < planification >…
Univers nietzschéen du < dernier homme >, dont l’ Eumeswil d’Ernst Jünger est l’une des dernières images littéraires.
*
Reste, dans le cadre de cette plausible vision, la question du Grand Fourmilier, du Tamanoir, l’ Avaleur d’hyménoptères…
Les maladies, les épidémies, la dégénérescence de l’espèce, l’affairement effréné, l’épuisement des ressources naturelles, les guerres civiles endémiques et la violence généralisée, le paupérisme planétaire entretenu d’une immense classe plébéienne, quelques catastrophes telluriques également, pourraient assez bien remplir cette fonction…
Voir, à ce sujet, Raymond Ruyer, Les cent prochains siècles.

FLAGELLATION ( Luperques )

Récit.
Confrérie de prêtres, les Luperques célébraient à Rome le culte de Faunus Lupercus, les < lupercalia >.
Cette procession annuelle se déroulait le 15 février.
Les Luperques, nus, faisaient le tour du Palatin en flagellant, avec des lanières taillées dans la peau d’une chèvre immolée, les femmes rencontrées sur leur chemin.
Après le sacrifice, Les Luperques devaient faire entendre un éclat de rire rituel.
Divagation.
Flageller, fustiger, se dit du supplice du fouet.
Flageller suppose l’emploi du fouet, fustiger celui des verges ; dans l’usage, ces deux mots sont synonymes ; ils s’emploient l’un comme l’autre. Toutefois flageller est plus énergique ( Littré ).
-L’humanité, en quête de sens, est avide de signes. Elle aime les < marques >.
Elle en reçoit donc ainsi qu’elle en donne.
*
Le religieux fanatique, l’idéologue, le magistrat, le pédagogue, les amants aiment à blâmer, satiriser, stigmatiser, fustiger, fouetter… conduites qui sont par ailleurs autant de… marqueurs de pouvoir.

  1. On appelle < Flagellants > certains religieux, du nom d’une espèce d’hérétiques du treizième siècle, sectateurs d’un moine nommé Rainier.
    Ils s’assemblaient chaque nuit, nus jusqu’à la ceinture, avec un capuchon sur la tête et une croix à la main, pour se donner la discipline ; ils se fouettaient ainsi deux fois le jour. Leur hérésie consistait à croire que cette flagellation leur rendait les sacrements inutiles, et valait mieux que le martyre.
flagellons nous, c’est le plaisir des dieux

Quand il s’agit de pénitence -tic d’homme moral-, qu’on inflige ou qu’on s’inflige en expiation d’une faute, c’est flageller qui est le mot propre.
Les prémisses du « troisième millénaire » offrent gracieusement aux foules télévisuelles planétaires quelques admirables et édifiants spectacles moyen-orientaux de flagellation collective rituelle, semblant corroborer l’anticipation de Malraux pour lequel le 21° siècle devait être presque nécessairement religieux.

  1. Le pédagogue, quant à lui, châtiait ordinairement les enfants en leur donnant les verges.
    Ce type de châtiment était autrefois usité dans les collèges de l’université.
    < Il retourna en classe, écrit, ironique,Voltaire, ( Dict. phil. Ignace de Loyola ), on lui donna le fouet quelquefois, et il n’en fut pas plus savant >.
    Les châtiments corporels, aux vertus prétendument dissuasives, sont désormais interdits dans les lieux d’instruction publique où sont désormais cultivés le sens de la < responsabilité > et la < pédagogie du contrat >.
  2. Le magistrat, pour son particulier, avait lui aussi recours aux verges dont la justice faisait châtier certains délinquants ou criminels.
     Ainsi, < avoir le fouet sous la custode >, se disait d’un criminel à qui la justice avait fait donner le fouet dans la prison.
    Cependant que < La Flagellation > désigne -injuste retour des choses?-, l’épisode fameux de la réprimande du Parlement de Paris par Louis 15 pour ramener la Robe à moins d’arrogance et à plus de soumission au Politique, au Pouvoir royal.
    Dans un sens figuré, flageller se dit encore de toute punition morale infligée à ce qui est reçu par les moeurs comme un vice, un travers.
  3. Le politique, l’éditorialiste, hommes aux < projets de société >, hommes de vision, prétendent ranimer en le fustigeant < l’esprit public > chancelant de leurs trop négligents contemporains.
    L’ idéologue, notamment, use de la satire et du pamphlet, mais aussi de l’image pour les besoins de sa cause.
    < Le roman est la satire de la vie >, affirmait, Intellectuelle et disciple de Saint-Simon, George Sand ( cf le Voyage à Majorque ).
    Flageller, c’est alors censurer, tourner en ridicule les vices, les passions déréglées, les sottises des hommes ; c’est infliger de violentes critiques aux fins de correction édifiante.
    Ainsi les exemples scolaires d’Horace, Juvénal, Boileau…
    -A la différence du ‘pataphysicien qui, -voyeur aveugle-, ne satirise ni ne flagelle ; mais qui se contente de relever < les épiphanies de Sa Magnificence > .
    Relevé admiratif agrémenté, parfois, de quelques éclats de rire…

Au moyen de verges d’orties, la flagellation désigne enfin un supposé remède à l’impuissance et à la frigidité tandis que plusieurs y voient un assaisonnement fort apprécié du divertissement érotique.
< La volupté même cherche à s’irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée quand elle cuit et quand elle écorche. > Montaigne, Essais. 2. 15. Que notre désir s’accroît par la malaisance.
Là encore, il s’agit de < marques >… mais de marques d’amour, bien… entendues…

GEANTS ( Gigantomachie )

Récit.
Enfants de la terre ( Gaia ), nés de la blessure d’Ouranos mutilé par Cronos, d’origine divine, ils peuvent toutefois être tués, à condition de l’être à la fois par un dieu et un mortel.
Ils sont énormes, d’une force invincible, d’aspect effroyable. Hirsutes, leurs jambes sont des corps de serpents.
Ils combattirent les dieux mais furent défaits. La Terre les avait engendrés pour venger les Titans que Zeus avait enfermés dans le Tartare.
Aussitôt nés, ils menacèrent le ciel jetant contre lui des arbres enflammés et d’énormes rochers.
Zeus, protégé de l’égide et armé de la foudre, Athéna, Héraclès… prirent une part active au combat contre les Géants.
Divagation.
La Gigantomachie, la lutte des Géants et des Dieux fut un poncif de la plastique destiné à orner les angles des frontons des temples grecs.
Elle put également constituer un thème récurrent de l’histoire humaine envisagée du point de vue anagogique.
Elle devenait alors, dans le contexte d’une vision manichéenne, lutte à la conclusion toujours ajournée du ciel et de la terre, de la matière et de l’esprit.
A la noblesse des Olympiens, beaux, lumineux, intelligents, dotés d’une sempiternelle jeunesse, s’opposent les forces de l’ombre, de la brutalité, de la bestialité.
Le colosse, le cyclope, Goliath, l’ogre… peuplent les légendes et les contes et figurent le danger de la démesure, de la violence et de la grossièreté.
Mais c’est pour mieux marquer la différence de leur sottise ou de l’étroitesse de leur affairement industrieux avec la ruse et les ressources de l’intelligence divine et du courage humain.
Ainsi, dans le légendaire wagnérien Fasolt et Fafner, les deux frères bernés par Wotan dans le Prologue du Ring.
Cependant que la figure du Titan ne cesse de hanter l’ambition géopolitique des nations et des Empires ainsi que l’imagination de certains penseurs ( à l’instar du génie, cliché de l’esthétique romantique, du surhomme nietzschéen, du héros bergsonien ou gaullien… ).

Quant au… gigantisme propre à certaines oeuvres, enveloppements, toiles hypertrophiées ou installations exposées dans des salles désertées, il traduit la prétention de quelques plasticiens post-modernes dont on peut se demander si leur originalité effective n’est pas en raison inverse de la surface, du volume ou de la quantité de matériaux utilisés…
Emphase qui ne saurait pourtant masquer le peu d’intérêt présenté par nombre de ces productions qui encombrent les musées.
Il est vrai que la rhétorique du commentaire -ou, plus astucieusement, l’appel au silence voire au recueillement-, se substitue alors avantageusement à l’indigence grandiloquente des oeuvres proposées.
Mais ce ne sera là que le point de vue d’un béotien…

GRENOUILLES (Léto)

Récit.
Léto, poursuivi par Héra, serait allée en Lycie, le pays des loups, et se serait arrêtée près d’une source, ou d’un étang, pour y laver Apollon et Artémis, les deux jumeaux qu’elle eut de Zeus.
Comme des bergers du voisinage l’empêchaient d’y accéder, elle les métamorphosa en grenouilles.
Divagation.
Heureuse déesse qui peut user d’un semblable expédient pour se débarrasser des importuns…


Les grenouilles… < qui demandent un roi > sont l’occasion d’une subtile et double leçon de sagesse politique proposée par le Fabuliste aux « natures inquiètes et brouillonnes », ainsi que l’écrivait Descartes :
-que les princes ne sont, de fait, jamais astreints à obtempérer au désirs des peuples ;
-et que ces peuples, de leur côté, feraient bien de se satisfaire d’institutions qu’ils jugent ordinairement médiocres plutôt que de risquer, par leur manie intempérante du changement, de s’en voir imposer d’autres, bien plus contraignantes et rigoureuses…

< Le monarque des dieux leur envoie une grue, Qui les gobe, qui les tue, Et grenouilles de se plaindre ; Et Jupin de leur dire: < Et quoi ! votre désir A ses lois croit-il nous astreindre ? Vous avez dû premièrement Garder votre gouvernement ; Mais, ne l’ayant pas fait, il devait vous suffire Que votre premier roi soit débonnaire et doux : De celui-ci contentez-vous, De peur d’en rencontrer un pire. >

Cependant qu’il est possible de renverser la thématique et de se demander dans quelle mesure les princes et les puissants, eux-aussi, se peuvent passer des grenouilles…
Question à laquelle on sait comment Jarry répondit en son Ubu-roi.

L’image du batracien n’est pas des plus flatteuses…
Les expressions populaires et argotiques sont indicatives :
-la < grenouille >, type romanesque à mi-chemin entre le particulier et le concept, vaut pour la fille publique ; -< manger la grenouille >, signifie faire faillite, déposer son bilan par incompétence, imprévoyance, impéritie.
Le caractère dépréciatif se renforce avec le verbe < grenouiller >, synonyme de tractations louches, de manoeuvres misérables, de combinaisons douteuses.
Enfin, les grenouilles… coassent ; elles ronchonnent, se plaignent ; elles récriminent.
Elles sont le marécageux symbole du régime de l’opinion et de l’état ochlocratique où se conjuguent l’humeur et la rumeur propres à la versatilité des foules et au despotisme des sycophantes ( cf Platon, République 8 ).

Voilà pourquoi ce batracien cocasse est vouée au ridicule et au burlesque.
Ainsi, Les Grenouilles, comédie d’Aristophane, développe une violente satire contre Euripide, rendu responsable du relâchement des moeurs, et, indirectement, des défaites d’Athènes, lors de la guerre du Péloponnèse.
Quant au titre de la pièce, il s’explique par le passage où Dionysos, se rendant aux Enfers pour en ramener un poète tragique digne de ce nom, traverse l’Achéron au milieu d’un concert assourdissant de batraciens qui forment le Choeur.

< Brékékékex, coax, coax ! Brékékékex, coax, coax ! Humides filles des fontaines, Vocoaxcoacalisons -flûtis suave, harmonieux-, les clameurs de notre cantique, que dans le quartier du Marais, au pardon des saintes Marmites, nous modulons pour faire honneur, à Dionysos, dieu nysiaque, quand, ivrognante et festivante, vient déferler sur notre fief la foule humaine ! >
Aristophane, Les Grenouilles, 210-220, tr. V.H.-Debidour.

LE MONDE D’HOMERE.

Cette caractérisation par Roberto Calasso ( Les noces de Cadmos et Harmonie ) de la conception de l’existence, de l’ univers mental de l’Iliade, le monde d’Homère :
… La justification esthétique de l’existence ne fut pas inventée par le jeune Nietzsche, mais c’est avec lui qu’elle trouva son nom.
Auparavant, elle avait été la condition muette et nécessaire de la vie grecque gouvernée par les Olympiens.
La perfection de l’apparence était indissolublement reliée à une acceptation de la vie sans rachat, sans salut, sans attente d’une répétition, circonscrite par l’émerveillement précaire de sa manifestation…
C’est uniquement parce que la vie est irréparable et irrépétable que la gloire de l’apparence peut parvenir à une telle intensité.
Il n’y a pas ici un sens, une trace, un renvoi à quelque chose d’autre, comme la tyrannie platonicienne parviendra à l’imposer par la suite.
Ici l’apparence est le tout, l’intégrité même de quelque chose qui subsiste seulement dans sa brève manifestation… >

GROTTES ( Dionysos à Macris )

Récit.
Macris, fille d’Aristée, éleva en Eubée le petit Dionysos qui lui avait été confié par Hermès.
Mais poursuivi par la colère d’Héra qui régnait sur l’île, le dieu se réfugia dans l’île de Corcyre ( Corfou ) qui s’appelait alors < Macris >.
Il y vécut dans une grotte à double entrée.
 
Divagation.
La grotte est un lieu haut de la fantaisie humaine, générant un riche symbolisme et se prêtant à maintes spéculations…

Ainsi Platon ( République 7 ) en fit-il le théâtre d’une célèbre allégorie dans le but de ridiculiser le sens commun pour y substituer la gnose pythagoricienne et l’idéalisme philosophique.
Fénelon situa dans la grotte de Calypso, la séductrice, l’un des épisodes majeurs de la formation de Télémaque ; texte édifiant à destination du Duc de Bourgogne dont il était le précepteur.
Tandis que, plus récemment, désirant saper les fondements de la métaphysique travailliste hégélo-kojévienne, G. Bataille s’efforça de décrypter les fresques de Lascaux dans la perspective d’une anthropologie inédite, celle de l’ < homo ludens >.
L’art et le jeu, avec l’interdit et sa transgression, constitueraient selon lui les véritables critères d’émergence de l’humanité.
O. Spengler, quant à lui, rapporta, par sa tentative d’étude morphologique de l’histoire universelle, le sentiment de la vie propre à l'< âme magique > et à la < culture arabe > au symbole primaire de la < crypte >.
Cependant que, loin de ces habiles constructions, la spéléologie, cette très technique discipline sportive, constitue le vecteur certes modeste mais peut-être le plus adéquat à la conquête des… profondeurs.

LA REPETITION COMME CHÂTIMENT DIVIN ( Sisyphe, Tantale, Ixion )

Récit.
Sisyphe, roi de Corinthe, fut condamné à pousser éternellement au sommet d’une colline un énorme rocher qui dévalait la pente dès qu’il arrivait au sommet.
Tantale, roi de Sipyle, en Lydie, commit de nombreux délits contre les dieux.
Dans l’Odyssée, il se tient dans un bassin dont il ne peut boire l’eau ; au-dessus du bassin, se balançait une branche chargée de fruits que le vent repoussait hors de portée dès qu’il cherchait à la saisir.
Ixion s’éprit d’Héra et commit la maladresse de se vanter d’avoir partager son lit avec elle. Il s’agissait en fait d’un nuage façonné par Zeus en forme d’Héra…
En punition de son indiscrétion, il fut lié à une roue tournant sempiternellement dans les airs.
Divagation.
Figure rhétorique, l’ anaphore est censée renforcer l’expression, alors que l’affirmation et la répétition sont procédés à l’usage des pédagogues, des démagogues, des commerciaux et des simples.
Que serait l’apprentissage sans la répétition ?
Aristote voit en l’habitude la source de la vertu et de l’excellence tandis qu’Alain et Bergson en font l’incarnation de la volonté comme le ressort de la mémoire.
Ainsi la reprise d’équitation est-elle le lieu d’un art où se déclinent les assouplissements -cession à la jambe, épaule en dedans, appuyer…-, les allongements, les transitions, les pirouettes, le piaffer, le passage… et jusqu’aux aux airs relevés.
Plus fondamentalement, la répétition est le concept clef, le centre métaphysique de l’Ontogénie pataphysique.
Les interactions, l’habitude, la coutume, génèrent la < prolepsis > -l’empirique pendant épicurien de l'< Idée > platonicienne-, mais aussi les prétendus < nature >, < personnalité >, < particulier >.
( Voir à ce propos Lucrèce, Pascal, Sandomir… et aussi la thèse de Gilles Deleuze, Différence et répétition )
En mathématique, l’itération est le principe d’engendrement des nombres et des suites.
Quant au plaisir esthétique, il est souvent procuré par le retour ; ainsi l’ ivresse de la mélodie, du leitmotiv, de la cadence propre à la forme sonate, ou du refrain dans la romance populaire.

Pourtant le bis peut dégénèrer dans la copie -le mauvais double-, dans la servile imitation, le pléonasme et la redite…
La répétition se fait alors radotage, rengaine. Elle suscite l’ennui -et jusqu’à la nausée.
La névrose est ainsi cette < compulsion de répétition > dont le sujet tire pourtant un bénéfice psychologique par delà son angoisse de la nouveauté, risque ressenti comme insupportable menace pour son équilibre mental.
Quant au croyant, quel que soit l’objet de ses dévotions, que fait-il, sinon, à l’instigation du prêtre, jouir de la rengaine des sacrifices et des prières, des calendriers, des rituels, des processions et des fêtes…
< Répéter >, dit le maître ! Et lui, humble et docile, d’obtempérer…

Comment alors se dégager du rabâchage, de l’entropie?
Par le suicide, la littéraire, radicale et élégante solution de Langlois, le roi < sans divertissement > de Giono…
Par la spirale, figure géométrique de la répétition décalée, et chemin existentiel suivant quoi il est possible de dissiper le banal écho dans la < reprise >, le thème et la variation.
Tout en « épousant » le clinamen , c’est-à-dire, à l’instar de Nietzsche, par l’affirmation de < l’éternel retour >, soit, exprimé plus simplement, du hasard.
A chacun donc son châtiment… ou sa récompense, pour le délit ou… le délire, le plaisir d’exister.

< L’ Eternel, si Monsieur Sisyphe n’ avait < placé > enfin sa boule, aurait créé le mouvement perpétuel, c’est une chose très considérable ;
depuis il cherche d’autres inventions pour fabriquer une machine avec l’homme, qui dure longtemps, ou un siècle au moins ;
il fait beaucoup d’essais et n’a rien trouvé encore de présentable.
C ‘est pourquoi il recommence tout le temps – seul vrai Sisyphe. >
Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, Mythologies.

GUERRE( Arès )

Récit.
Arès est fils de Zeus et d’Héra.
Dieu de la Guerre, il est l’esprit de la bataille qui se réjouit du carnage et du sang.
Il est accompagné de ses enfants Deimos et Phobos ( Crainte et Terreur ).
Il séjourne en Thrace, contrée riche en chevaux, parmi des populations belliqueuses.
Les Amazones sont ses filles.
Les mythes d’Arès sont des récits guerriers où sa force brutale est parfois contenue par l’intelligence ( Héraclès ) ou la sagesse ( Athéna ).
Le légendaire lui attribue de nombreuses aventures amoureuses.
 
Divagation.
La guerre, manifestation particulière… du < souci d’autrui >, est, logiquement, une espèce de la lutte et, sur le plan existentiel, une expression de la très banale hostilité.
Elle est également propre à l’agonal et homérique sentiment de la vie.
Violence instruite, planifiée, administrée, louée par les poètes, justifiée par certains philosophes ( Hegel ), elle constitue l’un des grands divertissements humains.
Devenue levier de la recherche et du progrès scientifique, elle est un moment essentiel de la culture.
Occasion de s’évader de la banalité de la vie quotidienne, elle révèle certaines qualités morales des combattants comme elle autorise les débordements frappés d’interdit en temps de paix.
D’où son charme et la séduction qu’elle exerce sur nombre d’esprits.
Beaucoup, à la nostalgie irénique, n’y voient pourtant que régression barbare, déchaînement vain et destructeur, chaos, échec de la civilisation, triomphe du nihilisme.

Toutefois, selon les conclusions de l’ éthologie, rien de plus banal que l’agression ( cf K. Lorenz ) -qu’il est par ailleurs possible de considérer métaphysiquement comme le prolongement nécessaire de < l’élan vital >-, dès lors qu’on cesse de les considérer l’un et l’autre avec les lunettes du sentimentalisme. Et, en renversant la thèse de Clausewitz ( Eric Ludendorff, la guerre totale) on définira la politique comme le prolongement de la guerre mais par d’autres moyens…
Car, à se rendre à l’évidence, l’horreur est bien le fond de la vie dont l’Iliade fut la transposition épique, le poème.

< Les Argiens, sous la pression d’ Arès et d’ Hector casqué de bronze, jamais ne se retournaient vers les vaisseaux noirs, jamais non plus ne se portaient au combat ; sans cesse ils reculaient en rompant, car ils savaient parmi les Troyens Arès. Là, quel fut le premier homme, quel fut le dernier massacré par Hector, fils de Priam et Arès, dieu d’airain ?… >
Homère, Iliade, 5, 700. tr. Eugène Lasserre.

HERBE MAGIQUE ET RESURRECTION ( Moria, Glaucos )

Récit.
Nonnos ( Dionysiaques, 25, 451 et suiv. ), rapporte une aventure merveilleuse dont Moria, femme lydienne, fut l’héroïne.
Son frère, Tylos, mordu par un serpent, mourut. Moria appela à son secours un géant, Damasen, fils de la Terre.
Celui-ci déracina un arbre et écrasa le reptile.
La femelle du monstre se précipita alors vers un bois voisin et en rapporta une herbe qu’elle plaça dans les narines du cadavre, qui, ranimé, s’enfuit.
Moria, instruite par l’exemple du serpent, ramassa l’herbe et ramena Tylos à la vie.
Ce récit rappelle la résurrection de Glaucos, le fils de Minos.
 
Divagation.
La < résurrection > est l’un des grands fantasmes d’une humanité qui ne supporte guère la finitude. On sait le destin du concept théologique de < corps glorieux > dans la tradition chrétienne.
Moins exigeants, les Grecs ne demandaient à leurs drogues que la possibilité du… retour à la vie.
Stimulantes, euphorisantes, simples calmants ou encore procurant « l’ivresse », le bien tant recherché par les hommes.
Quant aux herbes censées procurer les visions de l’ < approche >… Jünger suggère, dans un ouvrage devenu une référence, une curieuse proposition qui en règlerait l’usage :
< … il devrait exister un certain âge, celui de la retraite, par exemple, à partir duquel toutes les restrictions tomberaient -car celui qui se rapproche de l’illimité a droit qu’on lui accorde de vastes limites >.
Approches, drogues et ivresse, tr. Henri Plard.

SONGES ( Aesacos )

Récit.
Fils de Priam et d’Arisbé, Aesacos reçut de son grand-père, Mérops, le don d’interpréter les songes.
Quand Hécube, sur le point d’accoucher de Pâris, rêva qu’elle donnait le jour à un brandon enflammé qui mettrait le feu à Troie, il fut interrogé sur le sens d’un rêve aussi étrange.
Il conseilla de tuer l’enfant qui serait cause de la ruine de la ville.
Bientôt sa femme mourut, piquée par un serpent. De douleur il se jeta dans la mer.
Divagation.
Il ne faut pas interpréter les rêves…
Les mantiques, les symboliques, la psychanalyse, la médecine furent au cours des âges autant d’essais pour soumettre les songes à l’explication, à la logique et au sens.
Vaines tentatives cependant, n’exprimant que l’irréductible besoin humain d’intelligibilité…
De la répétition nocturne de l’imagerie fantastique naquit la certitude d’une réalité immatérielle, âme ou esprit, infatigable et invisible, capable de voyager dans l’espace et dans le temps, immortelle, source des spéculations sur l’au-delà.
Le rêve est un complexe d’images, un flux d’expressivités qui pastiche à sa manière la perception, comme il est la traduction d’un dynamisme poétique, aussi vagabond ( esver ) qu’insolite, échappant à la volonté du rêveur.
Inquiétante étrangeté d’un chaos déterministe qui prend sa source dans certains états internes de l’organisme ou encore s’alimente d’excitations extérieures, foyer autour duquel se forment des constellations de réminiscences et d’intuitions, de scénarii suggérant parfois la trame d’une cohérence.
Le rêveur, au tonus musculaire relâché et aux seuils sensoriels relevés, assiste en spectateur ou en acteur à une séquence de phénomènes psychiques qu’il n’est pas en son pouvoir de diriger.
Au plus près de soi, il s’échappe toutefois à lui-même.
Rêver, c’est s’abandonner, c’est consentir. Au monde, au corps, à un moi bien différent de celui de l’être-éveillé avec son cortège de conventions et d’idées « claires et distinctes ».
< Âme sensible, âme naturelle >, écrit Hegel dans son Anthropologie, qui retentit aux variations atmosphériques de l’univers ; qui substitue au concept une sensualité toute puissante ; qui paraît dissoudre la distance qui nous sépare habituellement des objets ; qui semble pénétrer directement le coeur des choses ; aux capacités magiques ; douée d’ubiquité ; et pour laquelle la perception, l’espace-temps, la causalité propres à la conscience sont comme alchimiquement métamorphosés.
Selon Nerval, le rêve est voie et ouverture.
Il est aussi approche…. mais au plus près de < l’horreur >.

MEDECINE ET GUERISON REFUSEE ( Oenoné )

Récit.
Pâris, blessé d’une flèche par Philoctète et désespérant d’en guérir, se souvint de la promesse d’une nymphe du nom d’Oenoné qu’il avait aimée pendant sa jeunesse et dont il avait eu un fils.
Ayant la connaissance des simples qu’Apollon lui avait donnée pour prix de sa virginité, elle avait suggéré au frère d’Hector de revenir auprès d’elle s’il était blessé.
Mais irritée par la trahison de son amant qui l’ avait abandonnée pour Hélène, elle lui refusa ses secours.
Pâris mourut.
De douleur la nymphe se tua.
Divagation.
Rien de plus ordinaire -pour la perplexité du médecin et du philosophe rationaliste-, que la guérison refusée.
Refusée non pas au patient mais bien… par le patient.

L’humanité tient par-dessus tout à ses illusions, à ses mythes, à ses utopies.
A tel point qu’on peut ramener nombre de ses conduites existentielles à un panel de mécanismes de défense qui l’éloignent de tout souci du réel, de toute lucidité, à la manière d’une sotériologie à rebours :
-la projection, l’identification, la sublimation, la censure, la régression, la compensation, le déplacement, l’oubli, la plaisanterie même…
Autant de stratégies conscientes, délibérées, par lesquelles le < sujet > éloigne la menace de l’ambiguité, le péril du doute, les conséquences présumées fâcheuses du jugement objectif et froid , le malaise du scepticisme, l’insécurité du perspectivisme.
Il faut s’opposer à un réel qu’on soupçonne dangereux afin de préserver un équilibre affectif, intellectuel et idéologique qu’on sait, par devers soi, aussi précaire qu’ il est vivement souhaité.
Pour beaucoup le salut passe par l’irréel.
Et la < fuite dans la maladie > -à employer le langage de la psychiatrie-, est l’unique recours.
D’où les états valétudinaires propres à l’obsession du < sens > et de la < logique >, ces « terres promises ».
Stratégie incontestablement efficace et, par ailleurs, habituellement reconnue et honorée.

< A bas la liberté !… Attache-moi! >, semblent constituer les injonctions, sinon la devise d’une espèce qui, à la différence de la chèvre de monsieur Seguin n’aspire qu’à ne jamais casser les cordes du dérangement mental, à ne jamais sortir de l’ornière des chimères -obnubilée par la quête effrénée des identités et des certitudes.
« Discours de la servitude volontaire » certes, mais débordant largement le champ étroit du politique, tel que le décrivit Etienne de La Boétie.
Spectacle navrant pour les uns, plaisant pour d’autres, alors que plusieurs, revenus de toute velléité interventionniste ou simplement compassionnelle, observent à distance la comédie transactionnelle de la guérison refusée et de la névrose recherchée…

MEPRISE, REINE DU MONDE ( Cyzicos )

Récit.
Héros et roi de la Propontide, tout juste marié à Clité, la fille de Merops le devin, Cyzicos accueillit et et ravitailla les Argonautes.
Pendant la nuit, ceux-ci mirent à la voile mais furent repoussés à la côte par la tempête. Les autochtones Doliones s’imaginèrent qu’ils étaient attaqués par des pirates.
Ils combattirent les Argonautes.
Cyzicos, venu au secours de ses sujets, fut tué par Jason.
L’erreur fut reconnue au matin.
On fit de grandes funérailles à la mode grecque, avec des jeux funèbres.
De désespoir, Clité se pendit.
Divagation.
La méprise et la reconnaissance sont les deux ressorts ordinaires de la tension dramatique.
Mais, contrairement à l’adage de Pirandello, ce qui vaut au théâtre ne vaut que parfois dans la vie où, si la méprise est coutumière, la reconnaissance n’est que rarement au rendez-vous…
A l’appui, ce texte du Spectateur français, Cinquième feuille (10 avril 1722 ) où Marivaux analyse les circonstances qui nous font manquer le prix des choses et la valeur des êtres :
< Je me suis amusé quelque temps de la populace qui se renversait la tête pour considérer les arcs de triomphe ; et dans sa façon de voir, j’ ai cru démêler que l’admiration du peuple pour une belle chose ne vient pas précisément de ce qu’elle est belle, mais bien des événements plus ou moins importants qui font qu’elle est exposée là, et qui la vantent à son imagination.
J’entendais dire de tous côtés : Oh! que cela est beau ! Et moi qui allait au principe de cette exclamation dans l’esprit du peuple, je la mettais en forme ; et voici l’espèce d’argument qu’elle me rendait : Hé! vois-tu tout ce monde ? c’est que l’Infante arrive ( entrée de l’Infante d’Espagne à Paris, le 22 mars 1722 ). Tout ce que nous voyons là est fait pour elle ; regardons-bien, car assurément cela doit être beau. Oh! que cela est beau!
Il est certain que ces arcs de triomphe étaient curieux, et que c’était une décoration qui avait beaucoup de dignité; mais, en développant l’esprit de cette populace, je voyais de pauvres enseignes de cabaret à qui, peut-être, il ne manque pour être converties en chef-d’oeuvre, que d’être exposées pour une aventure de conséquence.
Tableaux de Raphaël ! disais-je encore en moi-même, si vous étiez à la place de ces mêmes enseignes, j’aurais grande peur que vos curieux ne vous prissent pour ce que vous paraîtriez. Je veux mourir, si en vous voyant, ils s’avisaient de vous deviner là. Hélas! combien est-il de mauvais tableaux parmi vous, qu’un coup de hasard, qu’une estime visionnaire qui a fait du progrès, vous a donnés pour frères ? Et à combien de vos frères a-t-on fait l’injure de ne pas les reconnaître, pour avoir paru trop tard, ou dans une occasion peu favorable ?
En vérité, à cela près que nous vivons et que nous pensons, nous sommes tous des tableaux les uns pour les autres; notre fortune va du moins comme la leur.

Tel est un Raphaël, un tableau du plus grand prix, je veux dire un homme né plein d’esprit et de talents. Si le hasard ou sa naissance l’a mal exposé, c’en est fait ; il a beau nous voir, nous parler tous les jours, voilà notre discernement en défaut sur son compte ; rien ne nous avertit de ce qu’il vaut, la médiocrité de son état nous l’enveloppe, pour ainsi dire, d’un nuage qui nous le dérobe. C’est un personnage inutile, confondu dans la foule, que nous méprisons; il n’a ni biens, ni rang, ni crédit ; voilà le fantôme qui nous frappe à la place de l’homme que nous n’apercevons pas ; voilà le masque qui nous cache son visage; enfin, voilà le tableau, tout beau qu’il est, enseigne de cabaret pour toujours. >

MAGIE, THEATRE et… illusion comique ( Corneille/Palladion )

Récit.
Le Palladion désignait une statue divine, douée de propriétés magiques, censée représenter la déesse Pallas.
Il avait la vertu de garantir l’intégrité de la cité qui le possédait et lui rendait un culte.
Divagation.
A la différence du mirage dont le fondement est en grande partie objectif, l’illusion désigne une classe d’ états de conscience et d’ expériences mentales dont la source est presqu’exclusivement subjective.
Illusions des sens, illusions affectives constituent l’ordinaire des représentations humaines au même titre que la perception ou l’imagination.
L’illusion, assimilée à l’égarement par les philosophes, n’est généralement acceptée que lorsqu’elle se présente comme un jeu.

En 1636 , Corneille donne un divertissement qualifié par lui-même de « monstrueux  » sur le thème du théâtre dont il vante les mérites auprès des Pouvoirs afin de justifier l’existence des comédiens : L’illusion comique .
Il y représente l’initiation d’un niais, bourgeois provincial ( Pridamant ) qui assiste en spectateur à une succession de séquences dramatiques ( comédie, pastorale, tragi-comédie, tragédie) mettant en scène, sous l’ égide d’un magicien ( Alcandre ), les avatars de la vie de son fils ( Clindor ) disparu depuis dix années et qu’il pensait à jamais perdu.
Jusqu’à comprendre l’ intérêt de celui-ci pour la comédie et … tout le prix qu’on peut accorder à l’illusion.

A poursuivre la fantaisie sur le plan philosophique, on se demandera s’il n’existerait pas un comique tout anthropologique de l’illusion, celle-ci semblant constituer l’unique réalité ou vérité tangible sur laquelle l’humanité peut faire fond.
Thèse paradoxale et scandaleuse développée par Nietzsche dans sa dissertation de jeunesse Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au point de vue extra-moral :
< Chez l’homme, cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même… y sont tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes, leur oeil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité… En outre, une vie durant, l’homme se laisse chaque nuit tromper dans le rêve sans que son sens moral ne cherche jamais à l’en empêcher…>

L’illusion apparaîtrait alors comme une catégorie existentiale -à reprendre Heidegger- l’une des données immédiates de toute existence ramenée à son être essentiel.
Soit la… prestidigitation, manipulation, art et technique, seule pratique créatrice de réalités… tangibles, dans un monde naturel en lui-même incertain et inqualifiable, échappant à la logique comme à l’esthétique.
Et aussi : unique possibilité réservée à quiconque se résoud, dans cet univers où tout n’est que représentation, à n’être qu’un assez dérisoire < spectre parlant >.
Thèse ‘pataphysique fort banale…
< Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre Est en un point si haut que chacun l’idolâtre, Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits. >
Illusion comique, 5, 5.

SAUVEUR, SOTERIOLOGIE ( Artémis )

Récit.
Vierge farouche, déesse sauvage des bois et des montagnes, la fille de Zeus et de Léto, soeur d’Apollon, envoie aux femmes qui meurent en couches le mal qui les emporte.
Elle met à mort les enfants de Niobé qui avait insulté sa mère, participe à la lutte contre les Géants, châtie l’impudence d’Orion et la curiosité d’Actéon.
Courroucée par la parole d’Agamemnon, qui, à Aulis, après avoir tué un cerf à la chasse, se vante d’un exploit auquel, affirme-t-il, la déesse ne saurait prétendre, elle punit le roi en envoyant un calme qui paralyse toute la flotte en partance pour Troie et suscite le sacrifice d’Iphigénie.
Divagation.
La légende d’ Artémis comporte cependant une dimension plus aimable à l’égard de ceux qui ont su gagner sa bienveillance.
Hégémoné et Sôteira, elle guide et sauve les mortels dans quelques circonstances extrêmes :
< On l’invoque comme salvatrice dans les situations critiques, quand le conflit n’oppose pas deux Etats selon le modèle agonistique de l’affrontement entre Grecs, mais engage la permanence d’une cité menacée tout entière de destruction. Artémis se mobilise quand, par la faute d’un des belligérants qui ne respecte pas les limites imposées à l’emploi de la violence au cours de la bataille, et dans le traitement du vaincu après la défaite, la guerre, par l’excès des moyens mis en oeuvre et par l’enjeu radical du conflit, sort du cadre civilisé à l’intérieur duquel la maintiennent les règles de la lutte militaire et bascule brutalement du côté de la sauvagerie… Dans ces cas < extrêmes > , la déesse quand elle apporte le salut, en gratifie ceux qu’elle protège… Elle agit par le biais d’une manifestation surnaturelle qui brouille le jeu normal du combat >, écrit Jean-Pierre Vernant, Artémis et le sacrifice préliminaire au combat.
Aux uns elle apporte l’aveuglement et la confusion, aux autres une hyperlucidité…
Chère déesse…
*
< Sauveur > qualifie Celui qui libère.
Ainsi Jésus-Christ, le < Sauveur des hommes >.
Bienfaiteur, protecteur, messie et rédempteur, il rachète l’humanité de ses < fautes > et la soustrait au < mal >, à la contingence et au hasard.
Cependant que Sotériologie est en premier lieu fille de Menace et d’Insécurité.
La fragilité humaine s’en remet aux Puissances et constitue la Dépendance en relation privilégiée mise en forme et en textes par les religions, les gnoses, les doctrines philosophiques.
Humanité esclave, convertie, agenouillée et assistée, vouée aux cultes, soumise les mains offertes aux dieux, au Dieu, au Prêtre, au Texte, au Grand-homme, à l’Expert, à l’Etat…
Toute l’astuce cléricale étant de faire accroire l’idée de < perdition > afin de mieux affirmer la possibilité du < salut > qui assure ainsi son pouvoir.

Soit : la < rédemption >.
< Rédemption > est un terme de théologie. Il signifie pour le rachat du genre humain par Jésus-Christ.
Ainsi selon Pascal, Pensées : < La foi chrétienne ne va principalement qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ >
Rédemption est alors remède de l’âme, secours que le mort reçoit de ses bonnes oeuvres ou des actes et prières de ceux qui lui survivent.

< Rédemption au Rédempteur >, clame, à l’indignation de Nietzsche, le choeur des chevaliers du Parsifal de Richard Wagner.
Tandis que selon La Mothe Le Vayer, Vertu des païens, I’ État de la loi : < Les païens, gentils et idolâtres…. ne peuvent en nulle façon s’être rédimés de la peine du péché originel. >.
En effet…
Quant aux ‘pataphysiciens, ils s’accommodent fort bien de la < corruption > ; la < damnation > leur est une perspective agréable et la pensée des < feux de l’enfer > contribue à réchauffer leurs vieux jours.

octobre 2004… 

le grand dieu Pan