ubu42

vers accueil vers ouvroir-de-pataphysique

< La beauté… masque de l’horreur.

Charme qui nous lie aux prestiges de la vie. > La sybille pataphysique, Eclats

Table :
Du jugement esthétique.
( de l’art, du beau, du goût )
paraphrases et dialogues 1
Du poète et de la fonction poétique.
( cf poétique, critique et pataphysique ubu80
sur l’imaginaire ubu80a )

Du jugement esthétique  ( l’art, l’oeuvre, le beau, le génie, le goût… )

< L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas, il déclasse > Marcel Schwob, Les Vies Imaginaires, préface.

A. L’oeuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité impossible à découvrir par d’ autres voies ? L’art modifie-t-il notre rapport à la réalité ? Faut-il recourir à la notion d’inspiration pour rendre compte de la production artistique ? (Découvrir, fabriquer, inventer, combiner, créer) Tout le monde est-il artiste ? L’artiste doit-il chercher à plaire ? La sensibilité aux oeuvres d’art demande-t-elle à être éduquée ? Y a-t-il une utilité des beaux-arts ?
B. Le beau peut-il ne pas plaire ? La beauté est-elle une promesse de bonheur ? Sans l’art, parlerait-on de beauté ?
C. L’art est-il mort ? sur l’art, perplexités et réflexions.

L’oeuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité à découvrir par d’autres voies ?
-la portée de l’oeuvre d’art, sinon sa fonction, serait de manifester la vérité …
Thèse avancée notamment par Martin Heidegger.
Et qui enveloppe la confusion volontaire des catégories de vérité et de réalité, de vérité et d’être.
L’art serait dévoilement et dés/occultation -aléthéia.
Le vrai -la chose en sa manifestation et sa vérité- préexisterait à l’expérience -banale perception ou montage scientifique plus élaboré.
Et le poète, tel un mage, serait le médium privilégié de cette extraordinaire apparition.
-Il est possible de refuser cette réduction mystique de la vérité à l’être, de la logique à l’existence, du poétique au métaphysique.
Quel que soit le moyen d’expression employé -littéraire, plastique, musical, dramatique, chorégraphique, cinématographique ou autre… l’oeuvre est moins une révélation -terme mystico-théologique-, qu’une fiction.
Catégorie ontologique qui signifie pour un type d’existence singulier faisant toute sa place à l’imaginaire qu’on ne confondra toutefois pas avec l’irréel.
L’oeuvre d’art dévoile moins qu’elle ne constitue un univers supplémentaire de formes et de signes agencés selon le cas de façon plus ou moins originale par le moyen d’ une grammaire spécifique.
Et plus originale qu’originaire ; non pas reflet d’une réalité arbitrairement confondue avec la vérité mais inédit ajout à la banalité du réel.

L’art modifie-t-il notre rapport à la réalité ?
-Le < réel > est une catégorie du jugement.
Et plus précisément de la modalité, à l’instar du <possible> et du <nécessaire> ( cf Kant / Lagneau / Alain / M. Alexandre )
Il est fonction d’expérience.
Or notre expérience du réel est double, affective, éprouvée, et représentative.
Emotion, passion, sentiment, d’une part ; mais aussi conception, modélisation, imagination, figuration…
Tel est le partage et telles sont les deux voies constitutives de l’expérience humaine -à refuser le mysticisme religieux ou poétique -cette prétendue voie directe au réel/surréel qui n’est qu’illusion ou hallucination, leurre, dérèglement de la sensibilité et confusion du jugement, méprise du sujet sur lui même et sur la valeur à accorder à certains de ses états de conscience.
-Si l’art ne crée pas le réel, il crée du réel.
Du… réel fictif.
Qu’en est-il de la fiction, tableau, film, poème symphonique ou encore roman ?
-« Double » appauvri, ombre, lointain écho et simulacre de l’Idée vraie et véritablement réelle – d’après Platon ;
-« Idée » de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans pouvoir être rapportée ni à un objet ni à un concept déterminé -selon Kant ;
-« Sens absolu », agnosie, intraduisible ambiguïté échappant à l’analyse d’après Alain et Vax ;
-Machine à percevoir obliquement le monde -thèse proustienne ;
-« Univers parallèle » et effet de jeu -selon le thème ‘pataphysique…
L’art ne modifie donc pas notre rapport -fondamentalement et conventionnellement utilitaire et pragmatique- à la réalité.
Mais l’attitude artistique établit une relation spécifique à un réel qu’elle constitue par l’indéfinie variété de ses compositions.

Faut-il recourir à la notion d’inspiration pour rendre compte de la création artistique ?

  1. < Création > est un terme de théologie. Le dieu d’Abraham, de ses enfants et de ses dévots crée le monde en le tirant du néant.
    < Création artistique > est donc une expression par où la naissance et la genèse de l’oeuvre d’art sont réfléchies dans le langage et d’après le modèle d’ intelligibilité d ‘une certaine pensée religieuse.
    Cependant que, d’un autre côté, < création > n’est pas < fabrication >.
    Puisque l’oeuvre d’art est unique, singulière, artisanale et qu’elle n’est ni sérielle ni industrielle.
    Contingente, on ne saurait la déduire d’un modèle préalable -cas de l’objet technique ; son concept ne précède donc pas son existence. ( cf Kant / Alain/ Valéry )
    En conséquence de quoi elle se dérobe au principe de raison suffisante et à toute intelligibilité.
    Elle ne possède point de clone bien qu’elle puisse être reproduite voire imitée.
    De surcroît, l’oeuvre d’art n’est pas découverte ; elle ne préexiste pas empiriquement, idéalement, conceptuellement ou fantasmatiquement au poète qui n’en serait que le révélateur.
    Bien qu’elle soit parfois palimpseste.
    Elle est invention.
    Elaboration d’une chose nouvelle, inédite, jamais rencontrée, inouïe : d’une fiction.
    Peut-on lever l’ énigme de sa genèse?
  2. < Inspiration > est un terme de physiologie -entrée de l’air dans les poumons-, devenue métaphore explicative de la naissance de l’oeuvre.
    La notion est magique; elle évoque l’idée de souffle ; elle est aussi religieuse ; ainsi par exemple connote-t-elle la présence du Paraclet, de l’Esprit saint.
    Platon situe l’idée d’inspiration au sein de la problématique plus générale des conduites irrationnelles : transe oraculaire, mantique, transe sexuelle, transe poétique ( cf Phèdre )
    Et pour les amateurs de récurrences plus ou moins arbitraires, la méditation platonicienne reconduite par le mysticisme johannique porterait comme en germe la figure romantique du poète inspiré.
  3. Le problème est de savoir si prétendre rendre compte de l’origine de la création artistique n’est pas un projet vain.

L’hypothèse classique de Bergson -un des très rares philosophes à avoir abordé frontalement la question -, suppose la continuité de la vie psychique.
L’oeuvre est conçue comme approximation graduelle d’un « schéma dynamique » obsédant -motifs, thèmes, etc.-, qui s’ imposerait à l’artiste, génie créateur dont la tâche serait de l’actualiser ( cf L’Energie spirituelle )
On reconnaît là une antienne aristotélicienne et leibnizienne.
Passage de la puissance à l’acte. Dans la continuité…
Alain et Valéry quant à eux, récusant l’abandon à une hypothétique inspiration, objectent l’importance du travail, le poids de l’effort conscient, la nécessité de la maîtrise disciplinée des procédés employés ; l’aptitude à tirer parti des hasards et des opportunités -chaos déterministe des associations d’idées et d’ images à fixer ; les discontinuités.
Ce qui semble beaucoup plus plausible au ‘pataphysicien.
Il en serait de même de l’improvisation.

Tout le monde est-il artiste ?
Répondre affirmativement serait une thèse fort démocratique ( cf à ce propos l’ ironie de Platon, Phèdre ) …
Il suffit pourtant d’analyser les attributs du concept pour dissiper cette illusion.
Si être artiste ne se limite pas à une simple pose, cette attitude existentielle enveloppe :
-le génie ou talent naturel -somme de dispositions natives- qui donne ses règles à l’art ( voir Kant, Critique du Jugement )
-la formation raisonnée qui autorise l’épanouissement de ces dons ( cf Alain, Vingt leçons sur les Beaux-Arts )
-une puissance de travail généralement hors du commun ( cf Nietzsche, Gai Savoir )
-un égoïsme à toute épreuve qui enveloppe confiance en soi et persévérance face aux grincheux, aux envieux, à l’inculture et au cortège des impuissants ( cf Schopenhauer, Parerga… )
-l’affirmation d’un style -sentiment d’univers original qui tranche nécessairement avec la convention, la banalité, l’académisme ( cf Proust )
La capacité artistique n’est donc pas -contrairement à la raison selon Descartes- la chose au monde la mieux partagée.
Et l’art est par essence… aristocratique.
Il a l’excellence pour guide et l’originalité pour principe ( cf Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et autres écrits sur l’ art ).
Sauf à déférer aux critères démagogiques de la conscience ochlocratique ( voir Jünger, Eumeswil )

L’artiste doit-il chercher à plaire ?

< Chercher à plaire > est une conduite de séduction qui traduit la dépendance à l’objet de quiconque y cède. L’artiste crée son oeuvre. Sans se soucier du public à qui il n’a aucun message à délivrer ou encore à communiquer ( thèse moralisatrice, philanthropique, édifiante, de type religieux ou politique )
Puis il la propose. Il l’impose. En cas d’échec et d’ incompréhension, la rencontre ne s’effectuant pas, il la retire ou se retire.

< Vouloir plaire > est une conduite naïve, adolescente ou un comportement de pure démagogie. C’est obéir aux conventions, se mettre au niveau de…
C’est se vulgariser. Or à qui plaît-on ? Quelle est la qualité de celui qui prétend juger d’ une oeuvre? Que vaut l’appréciation de l’ amateur ?…
D’un autre côté, l’originalité est le propre de l’artiste authentique.
Sa musique est unique ; son talent est singulier ; sa vision est inédite.

Le génie créateur est à l’art ce que le conquérant est à la guerre. Les oeuvres sont autant de batailles ou de campagnes dont l’initiative ne se discute pas.
Réussites ou échecs. Et l’ un comme l’ autre se situent par delà le bien et le mal.
Vision esthétique de l’existence.
Quand l’accord de l’oeuvre et de son public se réalise, c’est que ce public s’ est soumis à l’oeuvre. Un goût se forme, une école naît avec son cortège de disciples, d’imitateurs, d’élèves, de professeurs et de critiques.
Les oeuvres du génie deviennent des modèles. Sa vision fait autorité et s’ impose, malgré elle, à la manière d’ une loi. Mais au-dessus des lois, des règles et des canons.
Ce n’est donc pas le souci d’autrui qui anime la création artistique.
Et c’est pourquoi le poète n’a pas à chercher à plaire.

La sensibilité aux oeuvres d’art demande-t-elle à être éduquée?

< Sensibilité > désigne la capacité à recevoir ou à se donner des représentations des objets par le canal dont ils nous affectent.
Elle réagit aux qualités sensibles. Sensibles propres qui sont particuliers à chaque sens ( couleur, odeur, saveur… ); sensibles communs à plusieurs sens ; ainsi les déterminations de l’étendue et du mouvement.
Elle est une fonction psycho-physiologique par laquelle le sujet éprouve des sensations représentatives ou affectives, de plaisir et de douleur ou encore esthétiques.
Le dramatique, le tragique, le comique, le merveilleux constituent les catégories esthétiques sources d’émotions et d’affects au sein desquelles se développe l’expression artistique générant les oeuvres d’art.

< Eduquer >, c’est mettre en forme la plante humaine ; c’est aussi transmettre des valeurs, des idéaux.
L’éducation est une action méthodique exercée par l’adulte sur l’enfant et l’adolescent en vue de développer l’ensemble de ses aptitudes physiques, intellectuelles, morales et esthétiques.
La formation esthétique de l’individu vaudrait comme éducation des sens développant le savoir et le goût des oeuvres d’art quels que soient les moyens d’expression, les genres et les procédés.

Pourquoi faudrait-il éduquer la sensibilité aux oeuvres d’art ?
-par souci humaniste d’assurer par la littérature et l’art la dignité de l’esprit ( cf : la perspective érasmienne de Rabelais ; Fénelon, L’Education des filles ; Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme )…
-par souci philosophique de faire participer le sujet à l’ « universel », le supposé « sens commun » esthétique réalisant l’accord des esprits par delà les conflits d’intérêt et les différends politiques ( voir Kant, Critique du Jugement )
-par souci idéologique : -religieux : en vue de transmettre une confession par le biais du support esthétique ( ainsi la Contre-réforme catholique initiée au 16° siècle par les Jésuites et le concile de Trente ); -politique : projet d’éducation citoyenne mis en oeuvre par un « ministère » républicain de la culture voire par les officines de propagande des états totalitaires.
-par souci mercantile : permettre l’accès au marché et à la consommation de masse des oeuvres d’art.
-pour satisfaire l’amateur dont la délectation esthétique est déclarée fonction de sa perception instruite ( histoire de l’art et des techniques ) de la genèse, du sens, de la portée et de la valeur des oeuvres.

Car la notion de « sensibilité brute » signifie-t-elle autre chose que la pure et simple sauvagerie ?

Y a-t-il une utilité des beaux-arts ?

Le mot < art > désigne un ensemble de procédés visant un certain résultat pratique dans un métier déterminé.
Il est alors synonyme de technique.
La réflexion philosophique oppose traditionnellement l’activité artistique :
-à la < science > définie comme connaissance pure -c’est-à-dire dégagée de toute application pratique ; -et à la < nature > conçue métaphysiquement comme principe interne de production.
Ainsi : < La nature est principe dans la chose même ; l’art est principe en autre chose > ( Aristote )
L’esthétique la subordonne également à une exigence normative, la < beauté > qui en serait comme < l’objet propre et exclusif > ( Ravaisson )

< Utile >, latin utilis, qui sert, profitable, avantageux, définit ce qui vaut comme moyen en vue d’une fin.

Quelle pourrait être l’utilité des oeuvres d’art ?
Essentiellement une utilité sociale pensée comme moment de la culture.
Conservation patrimoniale, commémoration, expression des sentiments collectifs, festivité, levier de cohésion, l’art, entendu comme « nourriture psychique » ( R. Ruyer ), satisferait un besoin d’esthétisation de l’existence collective.
Il agirait également aux yeux de tous comme révélateur et maintien des beautés naturelles…
Renversant la problématique utilitariste, il est possible toutefois de n’affecter à l’activité artistique aucune utilité, de ne lui conférer aucun caractère de « sérieux » et de la considérer comme un passe-temps délibérément insouciant, léger, frivole, ainsi qu’un pur jeu ( cf Francis Picabia / Marcel Duchamp )

Le beau peut-il ne pas plaire ?
Trois ouvertures :
-métaphysique de l’art, réflexion normative ( Platon, Plotin );
-philosophie de l’art, analyse des conditions de la création et de la réception, du génie et du jugement de goût ( Baumgarten, Kant, Schopenhauer, Alain );
-‘pataphysique de l’art, métalangage décalé ( Valéry, Peillet, Oulipo… )

Qu’est-ce que le beau ?
-le nihilisme en nie purement et simplement l’existence. Réalité et valeur sont évacuées.
-le scepticisme relativiste et culturaliste le ramène à l’expérience subjective, au jugement de sensibilité, à l’agréable, aux conventions d’époque et aux modes socio-culturelles. Il serait arbitraire et / ou d’ inculcation. ( cf N. Goodman )
Dans le même sens et d’après la thèse classique du nominalisme, Spinoza, par exemple, le ramène à… un mot.
-Kant, précédant Schiller ( cf Lettres sur l’ éducation esthétique de l’homme ), le pense comme un universel réalisant l’accord des sensibilités.
Dans cette perspective le jugement de goût -ceci est beau- traduirait un < sens commun >, véritable paradigme de l’union des esprits et… solution au différend politique.
( cf Analytique du beau et la reprise post-moderne de Jean François Lyotard, Le Différend )
L’idylle donc ou encore… la salle de concert.
-contre les philosophies anglaises du plaisir subjectif qui déniaient toute objectivité au beau, Diderot ( Lettre sur les sourds et muets… ) affirmait que :
< le goût en général consiste dans la perception des rapports >,
c’est-à-dire des relations d’harmonie, d’ordre et d’équilibre que l’esprit humain perçoit dans les productions de la nature ou les oeuvres de l’art.
Cournot ( Essai sur l’enchaînement des idées fondamentales ) reprendra cette thèse.

-le naturalisme, le darwinisme et la philosophie… vétérinaire déduisent le beau de l’utile et le définissent comme mesure étalonnant les individus indexés à la perfection d’un type pour chaque espèce animale considérée, -y compris l’espèce humaine.
D’où la possibilité des dérives eugénistes…
-le réalisme platonicien ou encore plotinien ( Ennéades ) le constitue en absolu, en valeur, en idée pure, en épiphanie de l’être selon la doctrine de la Conversion des Transcendantaux -Vrai= Bien= Beau-, comme autant de modalités de l’Etre ( cf Platon, Alcibiade Majeur )
Ainsi subjectivisme, universalisme, matérialisme et idéalisme se disputent-t-ils la problématique…

Le < beau > est un concept.
Il qualifie l’objet, la chose, l’être vivant, l’être humain, l’oeuvre d’art.
A l’instar de ces autres concepts que sont le joli, le gracieux, le sublime.
De la même manière les expressions de l’écart, la laideur, la disgrâce, la monstruosité -à distinguer du prodige-, désignent certains caractères empiriquement constatés des choses, des êtres et des oeuvres.
Le beau exprime également une émotion d’un certain type éprouvée à la représentation d’une chose qui suscite l’admiration.
Etat représentatif et affectif, il est donc d’expérience.
Manifestation, attribut du réel, et expression d’un jugement d’appréciation -jugement de goût- il rassemble réalisme et nominalisme tout en dévoilant le caractère réducteur de l’unilatéralisme de ces deux écoles ( cf les analyses de Cournot et de Ruyer )

Le beau peut-il ne pas plaire ?
Plaire, c’est séduire, c’est susciter l’admiration -passion et état représentatif-, c’est éveiller le désir de la possession ou de l’imitation -état affectif.
C’est tenter.
La beauté, le plus souvent de rencontre, peut surprendre. Elle peut intimider. Voire inquiéter. Elle est ordinairement vécue comme indiscutable. Indépendamment des conventions qui l’ habillent et au sein de ces conventions mêmes, elle semble s’ imposer. Comme une évidence.
Le beau apparaît toujours comme le signe d’un infiniment désirable, d’un absolu, ce qui génère l’enthousiasme, la passion, l’amour, et jusqu’ à la folie ( cf Thomas Mann, La mort à Venise )
Amour, c’est toujours… amour du beau.
On ne meurt donc pas d’amour. On meurt d’être éconduit, de laisser échapper la beauté, de la voir disparaître ( Cf Marguerite Yourcenar, Hadrien et le suicide d’Antinoüs )

La beauté, séduction tragique de l’éphémère, masque de l’horreur, est ainsi au coeur de l’existence :
< le sortilège fondamental, le charme qui nous lie aux prestiges de la vie >
( La Sibylle pataphysique, Eclats )

la beauté est-elle une promesse de bonheur ?
Référence à Stendhal.

La < beauté > ou caractère de ce qui est beau est un terme qui s’applique aux choses naturelles, aux personnes, aux oeuvres d’art.
Est appelé < beau > ce qui suscite comme tel un plaisir désintéressé -et non pas la satisfaction d’un désir ( Cf Hegel )- accompagnant la contemplation et l’admiration :
l’ objet naturel ou produit de l’art, source et fondement du jugement d’appréciation lié à une émotion d’un type particulier, le sentiment esthétique.
Le beau, la chose belle, signe et effet de la puissance ( capacité ) -être naturel ou talent de l’esprit- est l’objet du jugement de goût qui relève à la fois de la sensibilité esthétique et de l’intelligence instruite.
Et l’esthétique mêle nécessairement sensualité et intellectualité, plaisir des sens, de l’imagination et de l’intelligence.
Paradoxe, la beauté émane de la chose -elle est qualité objective -mais elle provient aussi du regard porté sur la chose; elle est dans l’être et dans l’expérience.
Elle est dépassement du subjectivisme et du nominalisme, du dogmatisme et du réalisme.
Et il peut y avoir une cécité esthétique.

Le < bonheur > est un terme de morale.
Concept éthique qui définit l’état de satisfaction complète de toutes les tendances humaines.
Tout à la fois distinct du plaisir, état psychophysiologique fugace, éphémère, et de la béatitude, état de plénitude et de contentement total ; qu’il s’agisse de la sagesse, concept philosophique approprié à celui qui est parvenu au souverain bien ( Aristote, Stoïcisme, Descartes, Spinoza ) ou d’une notion théologique définissant l’état bienheureux de l’élu jouissant au ciel de la contemplation de Dieu ( philosophie chrétienne ).
Concepts purement spéculatifs…
Tiennent-ils effectivement ce qu’ils promettent ?

< Promettre >, c’est assurer qu’ une chose sera. C’est annoncer ; c’est prédire.
La promesse a valeur d’engagement.
< Eduquer, c’est apprendre à tenir sa promesse >, dit Nietzsche. Ecole de la décision, de la volonté, de la fidélité à soi.

Le beau est-il promesse de bonheur ?
-D’un côté la beauté est appel. Vers l’infiniment désirable.
Elle est signe, elle évoque, elle suggère, elle charme; elle trouble, elle séduit, elle tente. Elle s’impose par delà le bien et le mal. Elle est incontestable.
Et un beau visage est : < une lettre de crédit qui nous ouvre bien des coeurs > Alain
Cependant qu’il y a hétérogénéité de l’éthique et de l’esthétique, ces deux ordres axiologiques distincts.

Et d’un autre côté le beau suscite non pas tant la promesse d’un bonheur possible ou le drame de l’attente déçue qu’une délectation effective et actuelle, mixte de plaisir sensuel et de satisfaction intellectuelle propre à l’amateur éclairé ( cf : Poussin, Valéry )
Il est la manifestation raffinée d’un art de vivre, d’une culture, d’une éducation.
Il est éminemment aristocratique ; tandis que…
< profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les coeurs abjects… >
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre.

N.B. question symétrique : La laideur n’est-elle qu’une promesse de malheur ?

Sans l’art, parlerait-on de beauté ?
L’humaine poétique a-t-elle l’exclusivité de la beauté ?
-Répondre par l’affirmative, c’est souscrire à la thèse de Baudelaire, celle du < beau moderne >.
Celle de l’artificialisme esthétique développé par Des Esseintes, le héros de J.K. Huysmans ( A Rebours ) Le beau est l’effet de l’artifice. Qu’il imite ou non la nature.Et l’art n’est pas : < représentation d’une chose belle mais belle représentation d’une chose > ( Kant, Analytique du beau )
-Contester cette thèse, c’est reconnaître que le fait esthétique est abondamment présent dans la nature.
Thèse de Diderot ( Traité du Beau ), thèse de Maurice Maeterlinck ( L’intelligence des fleurs ), thèse d’Etienne Souriau ( Le sens artistique des animaux ) Et la poétique n’en serait que le prolongement sous l’espèce de l’imitation. Puisque : < l’ homme aime à imiter > ( Aristote, Poétique )
L’art aurait ainsi des assises cosmiques et il y aurait un instinct artistique des animaux.
Le beau serait alors qualité objective des choses ( Cournot ), création et invention du vivant.

Car si l’on ne peut que relever l’inertie propre au caractère esthétique d’ un paysage, peut-on assurer que les qualités formelles et l’élégance d’une fleur n’ont aucune corrélation avec les phénomènes qui se sont produits pendant la croissance de la plante ?
En suivant Etienne Souriau
Soit l’armature du Dorcodospyris Dinouros. L’armature de ce protozoaire des profondeurs du Pacifique n’exprime certes aucune volonté d’art ; mais la vie y est à l’oeuvre selon ses propres lois. Qui coïncident avec celles de la beauté et de ses critères déjà dégagées par Platon ( Hippias Majeur ): convenance, proportions, harmonie, utilité.
La toile tissée par l’argiope rayée est piège aux insectes ; si l’instinct inspire la création et la forme, l’ araignée peut toutefois la modifier selon la diversité des circonstances de temps et de lieu.
D’un côté la toile et l’effet stéréotypé de causes mécaniques dans une bête-robot ; d’un autre côté l’animal est agent d’une partie du phénomène…
L’araignée est capable d’inventer des solutions originales à des problèmes pièges.
Quelle est sa part dans le caractère esthétique du spectacle où elle est intervenue ?
Il y a là une convergence de séries causales vers un chef-d’oeuvre où le hasard n’interviendrait pas. Et il y aurait des activités très semblables à l’art humain…
Notons par exemple -à définir le style comme < un ensemble cohérent de formes unies par une convenance réciproque > ( Focillon ) -, que la nature met entre les formes de chacune des parties d’une plante -nervures, bractées, tiges cannelées ou rondes, épines ou vrilles, stigmates du pistil, inflorescences variées, corolles ternaires ou en croix ou à cinq pétales ou plus, libres ou soudées-, plus de corrélation que l’architecte gothique n’en mettait entre les voûtes, les piliers, les gâbles, les pinacles, les clochetons, les arcs-boutants d’une cathédrale.
L’inventivité combinatoire -capacité à définir une multitude de solutions à un problème-, est un autre fait esthétique propre au monde végétal. Ainsi des dispositifs assurant la diffusion de certaines graines loin de la plante qui les a formées : le parachutage des fruits volants du pissenlit, le vol oblique de la samare d’érable en forme de boomerang, le catapultage des graines de balsamine, la fuite des graines d’anthyllis que le vent fait rouler sur le sol, l’accrochage de bardanes par les griffes de leurs bractées aux toisons de bêtes qui passent, etc..,

Est-ce l’art qui imite la nature ou est-ce au contraire la nature qui imite l’art ?
Telle est l’alternative d’ Oscar Wilde.
Ou encore : l’art est-il le prolongement de la nature?

Mais… qu’est-ce que la nature ? Force vitale ou chaos déterministe ?

l’art est-il mort ?
Sentence hégélienne…
A l’instar de la grande politique et des religions du passé. Dans le contexte de la fin de l’histoire.
Mais à la manière d’une exténuation du Sens et non pas de la réalisation de l’ Esprit…
Le déclin de l’Art comme paraphrase puis substitut idéaliste de la religion ( Symbolisme/ Mallarmé ) accompagnerait la métamorphose des valeurs de la modernité et de la post-modernité ( Cf les analyses de Lipovetksy )
Du côté du créateur comme du côté de l’amateur. Destruction et discontinuité sont les clichés obligés des 19° et 20° siècles.
-Le nihilisme -au sens de Nietzsche-, est explicitement revendiqué.
Les valeurs transcendantes, le Beau, la Grâce, le Sublime, ressenties comme insupportables, sont ridiculisées et abandonnées.
S’y substituent la recherche de l’inouï, le goût de la nouveauté et le style de la radicalité…
-Logique de l’avant-garde : on fait table rase du passé; on nie les codes classiques de la représentation; aucun matériau, aucun sujet, aucune forme d’expression ne sont exclus.
-La liberté absolue de l’artiste, le caprice, l’arbitraire sont revendiqués.
-La recherche et la théorie investissent la création.
Mais cette époque est / serait révolue…
La subversion avant-gardiste paraît épuisée; le ressassement, la pauvreté, l’eclectisme, les gloses esthétiques et philosophiques, le marché de l’art, la mode, la communication, la muséographie et la passion patrimoniale recouvrent dorénavant un modernisme à bout de souffle.

L’époque est à la répétition, au néo, au rétro et jusqu’à écoeurement.
Dégagé des référents comme de la tentation révolutionnariste, l’art a cessé d’étonner, de déranger et même d’émouvoir.
Au mieux il agit comme un excitant, et il nous divertit de l’ennui sempiternel des… dimanches de la vie ( R. Queneau).
La surenchère est devenue académisme ; la provocation ne tire plus que sourires et bâillement.
L’humour enfin, -ce  » dévergondage de l’esprit qui s’agite en tous sens et se met à la torture pour trouver des conceptions extraordinaires  » ( Hegel )-, est lui même devenu cliché.
***
Mais si l’Art -le Grand Art ( Wagner / selon Heidegger ) semble désormais défunt et si la métaphysique et la philosophie qui l’accompagnent paraissent révolues, la place est dorénavant libérée pour les travaux -certes moins grandiloquents mais dérisoirement indéfinis-, du bricolage esthético-( ‘ ) pataphysique.
Cf la définition de l’Ouvroir selon l’Oupeinpo :
< L’OuPeinPo est : un OUVROIR. C’est-à-dire un endroit où l’on œuvre. Il diffère d’un laboratoire en ce sens qu’on n’y peine point ; d’une société savante, car l’avancement des sciences n’est pas son propos ; d’une secte, car on n’y professe aucune doctrine ; d’une école, car il ne comporte ni maîtres ni élèves. Il n’a rien de commun avec une académie, un musée, une loge, un commissariat, un institut ou n’importe quelle sorte d’institution. Si l’on peut lui trouver quelque parenté avec un atelier, c’est dans la mesure où l’on s’y attelle effectivement à de nombreuses tâches >.

Paraphrases et dialogues : Hegel : fin de l’art et objet de l’esthétique. beau artistique et beau naturel. le talent. Alain : conception, imagination, improvisation. Kant : imagination et règles. Bergson. l’art et la création : combinaison, invention, maturation.

Hegel : fin de l’art et objet de l’esthétique.
A : -notre époque n’est pas propice à l’Art.
B : -étonnante affirmation… et quelle en serait la raison ?
A : -nous sommes trop savants… notre culture est réflexive, intellectuelle, la naïveté et la spontanéité lui sont étrangères.
Ces qualités sont définitivement perdues.
B : -vertus des innocents et des peuples enfants…
A : -qui ont suscité bien des nostalgies… Mais il y a autre chose…
B : ?…
A : -il y a contradiction entre la création et le goût artistique qui sont la vie même et notre exigence de légalité qui nous mène à règler d’après des lois et des maximes tout ce qui est particulier.
B : -l’impression, le sentiment, l’imagination ne se plient pourtant guère à la contrainte de l’universel et du rationnel…
A : -mais nous préférons le jugement au plaisir immédiat, l’examen critique à la délectation esthétique.
B :-et c’est pourquoi, selon vous, l’Art est quelque chose du passé…
A : -certainement. L’Art nous invité à la méditation philosophique qui a pour fonction de reconnaître son histoire et son essence plutôt que de rechercher son renouveau.

Hegel : beau artistique et beau naturel.
A : -le sens commun parle de < belles couleurs >, d’un < beau ciel >, d’un < beau torrent >, de < beaux animaux >, de < belles fleurs > et mêmes de < beaux hommes >.
B : -sans percevoir la redoutable difficulté enveloppée par ces qualifications…
A : -dilemme du réalisme et du nominalisme…
Mais laissons cela. Et resserrons le questionnement sur le problème de savoir quel est du beau naturel ou du beau artistique celui qui est le plus élevé.
B : -le beau artistique sans aucun doute.
A : -et pour quelle raison ?
B : -la présence de l’idée. De la conception.
La beauté naturelle -qui peut nous charmer et nous procurer une incontestable délectation-, n’est pourtant qu’ effet de hasard, absence d’intention.
Dessin sans dessein.
A : -lui manquent la liberté et…  » l’esprit « , c’est-à-dire le goût des contraintes, l’aptitude à élaborer des fictions.

Hegel : le talent.
A : -est-il légitime d’assimiler talent et inspiration ?
B : -probablement pas. Le talent est certes un don naturel mais il demande à être formé et éduqué par la pensée.
A : -d’un autre côté, comme activité technique, la création suppose la maîtrise d’un savoir-faire artisanal.
B : -réflexion, application et pratique assidue sont donc nécessaires à l’élaboration des formes et des oeuvres.
A : -et l’inspiration rencontre ici ses limites.
Pour faire apparaître un univers supplémentaire il faut se rendre maître d’un matériau extérieur, de contraintes et de résistances naturelles.

Alain : conception, imagination, improvisation.
A : -il n’est d’oeuvre que l’oeuvre achevée; et l’ébauche, l’improvisation, en elles-mêmes ne sont jamais belles…
B : -comment cela ?…
A : -par manque de règles… Créer c’est fixer -traits, motifs, thèmes, formes; ce n’est pas s’abandonner au chaos des impressions et au pur jeu des associations.
B : -mais d’un autre côté la seule conception ne constitue pas une oeuvre d’art.
A : -en effet. La possibilité n’est pas la beauté; le réel seul est beau.
Créer c’est faire; c’est là la condition de tout art.
B : -il faut donc arrêter l’imagination qui, abandonnée à elle-même, va au chaos; et tout art est artisanal.

Kant : imagination, enseignement et règles.
A : -art c’est création. Et création c’est imagination. C’est libération de l’originalité.
B : -et l’imagination, talent naturel, ne s’apprend pas.
A : -car l’enseignement est une démarche mécanique qui a l’imitation pour principe. Simple transmission de procédés.
B : -mais si l’imitation est stérile, l’enseignement est toutefois nécessaire.
A : -chaque art exige la maîtrise de règles mécaniques fondamentales. Et pour toute oeuvre la facture doit être appropriée à l’idée, au thème, au sens recherchés.
B : -faute de quoi, abandonnée à sa propre pente, sans contrainte et sans règle l’imagination s’exaltera jusqu’à la folie, pseudo-originalité, vagabondage, divagation sans principe.

Bergson : l’art et la création : invention, combinaison, maturation.
A : -créer enveloppe une durée spécifique qui fait partie intégrante du travail de l’artiste.
Cette durée accompagne l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme.
Et il y a un temps propre à l’invention. Temps du changement, temps de la maturation de l’oeuvre.
B : – de surcroît l’invention ne saurait être réduite à une activité de combinaison…
A : -… à la manière de la reconstitution d’une image en assemblant les pièces d’un jeu de patience où le résultat est d’avance donné à la sagacité du chercheur.
B: -c’est que la création est imprévisible ; et elle se distingue du problème dont nous savons d’une connaissance certaine qu’il sera résolu dès lors que nous en connaissons les déterminants.

Du poète et de la fonction poétique( problématique classique )
A. Du poète. Spécificité du poète.
Par l’originalité de son regard sur les choses et de son expression, il est celui qui actualise les puissances de la poésie :
-en chantant ses obsessions et ses rythmes intérieurs ( Théophile de Viau, Verlaine, Apollinaire );
-par son < inspiration >. Il est le vates, le devin, l’interprète des dieux et des voix de la nature ( Platon, Ion );
-du fait de sa capacité à < sentir >. Il jouirait d’une sensibilité privilégiée. Il révèlerait les autres à eux-mêmes ( Hugo, Contemplations, Préface );
-par l’exploration du rêve ( Nerval, les Romantiques allemands, Ernst Jünger, les Surréalistes );
-par la vertu de son < savoir >. Il est prophète, mage. Génial et enthousiaste, doté d’une sensibilité universelle, il dévoile ce qui échappe au commun ( le surnaturel, Dieu, le mystère, la nature, l’avenir… );
Penseur, il condense sa pensée en symboles ( Lucrèce, Dante, Milton,Vigny );
En déchiffrant les symboles, gnostique il est le < voyant > qui saisit les correspondances par la métaphore, l’intuition, la vision mystique ou le dérèglement des sens ( Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Reverdy, Breton, Saint-John Perse, Michaux );
-en tant que magicien du verbe.
Respectant les règles de la raison et du goût ( conception classique, Boileau ).
En se distinguant par ses dons naturels, par les possibilités de la licence poétique, la clarification de l’idée et le travail de la forme ( Valéry ).
Et jusqu’au formalisme qui réduit la poésie à l’emploi de procédés contraignants substituées à l’inspiration ( Rhétoriqueurs, pétrarquisants, précieux, oulipiens )

*

Valorisations de la personnalité du poète se consacrant à la beauté, au divertissement, à l’Absolu, à l’irrationnel :
-Être exceptionnel, supérieur au vulgaire. Mais voué à la solitude, à l’incompréhension, à la malédiction, au sarcasme, à la pauvreté, à la souffrance, à la torture de la stérilité, désadapté… ( Musset, Nuit de mai; Vigny, Chatterton; Baudelaire, Albatros; Mallarmé, L’Azur )
-Extravagant, fou, insociable, désadapté, inutile, immoral le poète est inutile pour l’Etat, voire dangereux pour l’ordre public.
Ainsi Platon, République, 3., le bannit-il de son utopie politique.
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L’échec du projet poétique :
< Julien Torma >, Euphorismes.
< Toutes les grandes tentatives -ou, ce qui revient au même, toutes les tentatives poétiques-, ont été dirigées contre le langage et la pensée. Essayer de rendre à la pensée l’ambiguïté fondamentale et impensable qui est pourtant LA réalité : désosser le langage et sortir de la littérature. Lautréamont, Hölderlin, Rimbaud, Mallarmé, Jarry, Fargue, Jacques Vaché… C’est d’ailleurs impossible. Echec au premier degré. >

*

B. la fonction poétique ( image, gnose et métaphysique ): trois exemples
( Pierre Reverdy, Saint-John Perse, André Breton )
Pierre Reverdy, La fonction poétique, 1950 (cf l’imaginaire ubu80)

Saint-John Perse, Poésie, Allocution au Banquet Nobel, 10.12.1960.
< Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord < poétique > au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin, et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tatonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de de l’intuition, qui donc plutôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence ? La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. (…) Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, < le réel absolu >, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. >
Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Être, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage le plus ? Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever le métaphysicien; et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie < fille de l’étonnement >, selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte.
>
Pour prolonger ce thème, cf Martin Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Acheminement vers la parole, 1959.

André Breton, Du Surréalisme en ses oeuvres vives, 1953.
< L’attitude du surréalisme à l’égard de la nature est commandée avant tout par la conception initiale qu’il s’est faite de l’ < image poétique >.
On sait qu’il y a vu le moyen d’obtenir, dans des conditions d’extrême détente bien mieux que d’extrême concentration de l’esprit, certains traits de feu reliant deux éléments de la réalité de catégories si éloignées l’une de l’autre que la raison se refuserait à les mettre en rapport et qu’il faut s’être défait momentanément de tout esprit critique pour leur permettre de se confronter. Cet extraordinaire gréement d’étincelles, dès l’instant où l’on en a surpris le mode de génération et où l’on a pris conscience de ses inépuisables ressources, mène l’esprit à se faire du monde et de lui-même une représentation moins opaque… Le monde, à partir de là, s’offre à lui comme un cryptogramme qui ne demeure indéchiffrable qu’autant que l’on est pas rompu à la gymnastique acrobatique permettant à la volonté de passer d’un agrès à l’autre.

On insistera jamais trop sur le fait que la métaphore, bénéficiant de toute licence dans le surréalisme, laisse derrière elle l’analogie (préfabriquée) qu’ont tenté de promouvoir en France Charles Fourier et son disciple Alphonse Toussenel. Bien que toutes deux tombent d’accord pour honorer le système des < correspondances >, il y a de l’une à l’autre la distance qui sépare le haut vol du terre-à-terre…
Sur le fonds du problème, qui est des rapports de l’esprit humain avec le monde sensoriel, le surréalisme se rencontre ici avec des penseurs aussi différents que Louis-Claude de Saint Martin et Schopenhauer en ce sens qu’il estime que nous devons chercher à comprendre la nature d’après nous-mêmes et non pas nous-mêmes d’après la nature. Toutefois ceci ne l’entraîne aucunement à partager l’opinion que l’homme jouit d’une supériorité absolue sur tous les autres êtres, autrement dit que le monde trouve en lui son achèvement -qui est bien le postulat le plus injustifiable et le plus insigne abus à mettre au compte de l’anthropomorphisme. Bien plutôt à cet égard sa position rejoindrait celle de Gérard de Nerval telle qu’elle s’exprime dans le fameux sonnet < Vers dorés >. Par rapport aux autres êtres dont, au fur et à mesure qu’il descend l’échelle qu’il s’est construite, il est de moins en moins à même d’apprécier les voeux et les souffrances, c’est seulement en toute humilité que l’homme peut faire servir le peu qu’il sait de lui-même à la reconnaissance de ce qui l’entoure. ( * ) Pour cela, le grand moyen dont il dispose est l’intuition poétique. Celle-ci, enfin débridée dans le surréalisme, se veut non seulement assimilatrice de toutes les formes connues mais hardiment créatrice de nouvelles formes -soit en posture d’embrasser toutes les structures du monde, manifesté ou non. Elle seule nous pourvoit du fil qui remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité suprasensible, < invisiblement visible dans un éternel mystère >.
*cf René Guénon, Les Etats multiples de l’être.