clinamen-1

vers accueil vers ouvroir-de-pataphysique

geste des opinions du docteur lothaire liogieri
 
SUR LE GAI SAVOIR de Frédéric Nietzsche
 choix de textes et marginales par Bérenger Second

TABLE
Sur la superstition.
1.1. Eloge de la superstition. 1.2. Guerre de religion.
Variations sur le thème de la vie.
2.1. Fétichisme de l’espèce humaine. 2. 2. Qu’est-ce que vivre ? 2.3. Ce qui conserve l’espèce (1). Les bénéfices du Mal. 2.4. Ce qui conserve l’espèce (2). Le sens et les professeurs de « but de la vie » 2.5. Ce qui conserve l’espèce ( 3). Les devoirs absolus. 2.6. Ce qui conserve l’espèce (4 ). L’esprit de sacrifice, l’éducation.
Sur la science, la connaissance, la logique et l’interprétation.
3.1.La science et ses mobiles. 3.2. Origine de la Connaissance. Note : vérité et mensonge du point de vue extra-moral. Rôle et valeur de l’illusion. 3.3. Origine de la logique. 3.4. La causalité, l’explication, l’anthropomorphisme. 3.5. Connaissance, sens et interprétation. 3.6. Du but de la science.
Sur l’existence.
4.1. Des causes réelles de nos actions. 4.2. Eloge de l’égoïsme. Note 1: Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Note 2 : Friedrich A. Hayek et la critique de l’idée de < justice sociale >. 4.3. Le caractère perspectif de l’existence ( reprise 3.5 ).
5. Médecine… Sur le corps, la santé, la précarité et la philosophie.
6.1. Conscience, inconscience, la fiction du moi-sujet.
6.2. La cruauté, source de la mémoire et origine de la conscience morale.
7. Cosmologie, hasard, anthropomorphisme.
8. Sur la religion.
1. Origine du fait religieux. 2. Polythéisme et monothéismes.
Note 1. Jean Pierre Vernant, Parallèle du panthéon grec et des monothéismes.
Note 2. L’invention du monothéisme.
9. Du but et de la fonction de l’art.
mai 2006


 < clinamen : écart, rhumb, déviation… gai savoir >

Dämon Sir, De l’incertitude, 1. 7.
 < Ne reste pas en terrain plat. Ne monte pas trop haut. Le plus beau coup d’oeil sur le monde Est à mi pente. >
Gai Savoir, Prologue en vers, 6, Sagesse du monde. tr. A. Vialatte

ENTREE
A distance de tous les conformismes intellectuels et idéologiques, le Gai Savoir ( Die fröhliche Wissenschaft ), demeure l’un des quelques ouvrages de la littérature philosophique à conserver sa rare vertu d’ostranénie.
Voix inactuelle aux analyses décalées et aux harmoniques singulières qui constituent selon Victor Chklovski le but de l’Art – soit :
< empêcher l’habitude et l’automatisme d’émousser notre sensibilité en représentant de façon insolite les choses familières > ( David Lodge, L’Art et la fiction ).
Et plus particulièrement les choses de la métaphysique, de l’éthique et de l’épistémologie.
< Marginale > est procédé d’exposition.
Nullement explicative, résumé ou dissertation, encore moins commentaire ou interprétation… 
Reprise ténue, note a minima, la marginale est à peine une glose.
Le texte est retenu en raison de l’intérêt particulier qu’il présente pour qui, l’ayant rencontré, a choisi de s’y arrêter :
 < je lui dus, par un bel été, la surprise d’une de ces poétiques collusions, de ces drôles d’idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. >
Julien Gracq, Liberté grande, Pour galvaniser l’urbanisme.
 
Sans souci rhétorique, on prendra donc ici son plaisir -le plaisir du texte-, avec la reconnaissance du lecteur pour les épiphanies d’une déroutante pensée…


GS.23. tr. Alexandre Vialatte.
< Dès que la corruption pénètre quelque part, on voit régner une superstition multiple en face de laquelle la croyance généralement adoptée jusqu’alors par le peuple pâlit et devient impuissante : car la superstition est une libre pensée de second ordre ; qui se donne à elle élit certaines formes, certaines formules qui lui plaisent ; il s’accorde le droit de choisir. Le superstitieux a quelque chose de plus personnel que le croyant ; une société superstitieuse sera celle dans laquelle on trouvera déjà beaucoup d’individus et de plaisir à ce qui est individuel. De ce point de vue la superstition marque toujours un progrès sur la foi. Elle manifeste que l’intelligence s’affranchit et réclame ses droits. Les partisans de la vieille religion et de la vieille religiosité se plaignent alors d’une corruption ; -mais ce sont eux qui ont jusqu’ici déterminé l’usage dans la façon de s’exprimer et qui ont fait à la superstition une mauvaise réputation jusqu’auprès des esprits les plus libres. Apprenons donc que la superstition est un symptôme de l’émancipation. >
**
Marginale
Paradoxe…
Ce qui suscite l’indignation de l’homme de foi et le mépris du libre penseur traduit au contraire un progrès de l’intelligence et l’émergence d’une conduite originale au yeux du libre esprit.
Car la superstition,  » libre pensée de second ordre » certes, mais, à sa rustique manière, critique du dogme institutionnalisé -ordre du Discours et discours de l’Ordre -, manifeste une espèce de libération, une… « émancipation » où le risque de la préférence ( l’hérésie ), authentique audace de choix, s’accompagne de la satisfaction procurée par l’engagement consenti.
Requête, affirmation d’une individualité, la superstition est synonyme d’affranchissement.
Avec pour corrélat l’apposition ou l’opposition d’énoncés simplement stipulatifs aux performatives sentences religieuses.
Celles-ci légitimées par les ecclésiastiques  » Autorités « , soutenues par l’ habitude et la contrainte, lestées du poids des conventions sociales ; ceux-là dans l’obligation de conquérir cette même reconnaissance sociale pour obtenir le droit d’ exister.
Dans leur rivalité, le superstitieux déborderait ainsi l’homme de foi en autonomie intellectuelle comme en indépendance existentielle.
Ce qui, on le devine, n’est pas sans constituer pour l’antienne rationaliste comme une sorte de comble…
Quel scandale en effet que la substitution de la conscience superstitieuse à la conscience religieuse traduise une manière de progrès intellectuel !
Alors que le sens commun philosophique n’y distingue qu’une évidente régression.
Quant à l’imputation d’une prétendue « corruption » paralysante de la Croyance, -pure calomnie-, elle ne serait que l’expression d’un ressentiment, le signe de l’impuissance rageuse de ceux à qui échappent le pouvoir spirituel …
 

GS.144. tr. Alexandre Vialatte.
< Guerre de religion -La guerre de religion a été jusqu’ici le plus grand progrès de la masse : car elle prouve que la masse a commencé à traiter les idées avec respect. Les guerres de religion ne commencent qu’à partir du moment où la raison générale a été assez affinée par les subtiles disputes des sectes pour que la populace elle-même ait acquis de la subtilité, prenne de petites choses au sérieux, et aille même jusqu à admettre que le < salut éternel de l’âme > dépende de menues différences d’idées . >
**
Marginale
< L’histoire du monde est le tribunal du monde >.
Mais en un tout autre sens que celui affecté par Hegel à cette célèbre proposition.
La limite des capacités problématiques du sens commun -seuil qu’il ne saurait franchir- est la prise de parti pour des questions religieuses qui embrase ses passions.
Car, incapable de jouer, les idées ne lui sont qu’aliment au service de sa vanité, de ses exigences de certitude et de salut.
Le fondamentalisme sectaire, l’intégrisme doctrinaire, l’exclusivisme idéologique lui sont consubstantiels.
Sans omettre le goût typiquement plébéien de l’emporter dans la controverse.
Toutefois, c’est à l’esprit de chicane, à l’habitude de quelques  » subtiles disputes des sectes  » qu’il devrait, à son train et dans le cercle de ses intérêts, de pouvoir se hausser jusqu’au monde des idées.
C’est-à-dire des différends.
Univers mental dont ne saurait s’évader quiconque subordonne sa raison au vouloir-vivre et les ressources de l’esprit au prurit du sens.
 

CS.1. tr. Alexandre Vialatte.
< La Doctrine du but de la Vie. – Que je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours, tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même tâche : se rendre utile à la conservation de l’espèce. Et ce non point par amour de cette espèce, mais simplement parce qu’il n’est rien en eux de plus ancien, de plus puissant, de plus impitoyable et de plus invincible que cet instinct… parce que cet instinct est proprement l’essence de notre espèce, de notre troupeau… >
**
Marginale
Pourquoi (à mettre de côté les naïvetés romantiques) se reproduit-on ?
-par instinct, pour  » donner la vie  » ; métaphysique de l’amour…
Mais qu’est-ce qu’un instinct sinon l’expression immédiate, spontanée et candide de… l’égoïsme vital ;
-pour se survivre ; illusion de la perpétuation d’une hypothétique identité continuée ;
-pour manifester ingénument sa puissance et sa fécondité ;
-pour faire souche, fonder un foyer, créer une dynastie, bâtir un empire ;
-par routine, par mimétisme et convention, par devoir sous le poids de la pression sociale, notamment familiale ;
-par défaut d’imagination ; par incapacité à dégager son existence de la vie animale ;
-par stratégie, par chantage ; afin de s’attacher le partenaire convoité par le lien génésique ;
-pour affecter à sa progéniture le soin de matérialiser quelques fantasmes inassouvis ;
-par calcul, par intérêt ; pour assurer ses vieux jours ou obtenir de l’institution et des organismes de charité des subsides ;
-par maladresse… par hasard, par ennui …
Les réponses ne manquent pas… toutes plausibles, non exclusives et effectives.
*
< Se rendre utile à la conservation de l’espèce > fournirait de surcroît une raison de vivre et permettrait d’occuper son temps en multipliant les embarras et les  » incommodités de l’existence » selon la si suggestive expression de Madame de La Fayette.
Car il n’y a pas que l’utérus qui ait horreur du vide…
Dans cette hypothèse, on ferait donc des enfants non pas tant par « amour de l’humanité  » que… pour échapper à soi.
 

CS. 26. tr. Alexandre Vialatte.
< Qu’est-ce que vivre ? -Vivre ?… c’est rejeter constamment loin de soi ce qui veut mourir. Vivre ?… c’est être cruel, c’est être impitoyable pour tout ce qui vieillit et s’affaiblit en nous, et même ailleurs. Vivre… c’est donc n’avoir pas de pitié pour les mourants, les vieillards et les misérables ? C’est assassiner sans relâche ? … Et pourtant le vieux Moïse a dit : < Tu ne tueras point >.
**
Marginale
< Vouloir-vivre > est synonyme de puissance et de force, d’intelligence et de ruse.
Il est rejet de la faiblesse.
Car vivre, c’est assumer l’obligation de s’adapter ou périr.
Le vivant n’a pas le choix. Il lui faut conquérir, conserver et étendre son espace vital -ne serait-ce que pour se maintenir.
La vie est contrainte, concurrence, pression de sélection – inter et intraspécifique.
A toutes les échelles, en tous lieux, le monde du vivant est un vaste champ de bataille où les créatures -piégées par leur écosystème, leur Umwelt-, s’affrontent dans l’exaltation, la peur, la souffrance et le vide du sens.
Détruire ou endommager l’agresseur, effrayer le prédateur potentiel, susciter la répulsion, se cacher, se camoufler, résister physiquement à l’assaillant… sont les stratégies habituelles du vivant, les stimulations de l’intelligence.
L’objectivité exige qu’on reconnaisse qu’ : < il faut aller jusqu’au tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins ( c’est la solution la plus douce, ) l’exploiter… > Jenseits von Gut und Böse § 259.
Tel serait le fait.
Par-delà le bien et le mal…
Quant au commandement moral < tu ne tueras pas > et l’irénisme qui lui est concomitant, il ne traduirait que la mauvaise foi à l’égard de cette incontournable réalité ou encore la niaiserie, la simple sottise.
A moins qu’il ne s’agisse que du soupir automnal de la vie épuisée…
 

CS. 4. tr. Alexandre Vialatte.
< Ce qui conserve l’espèce. -Ce sont les esprits forts et les esprits malins, les plus forts et les plus malins qui ont fait faire jusqu’ici le plus de progrès à l’humanité : ils ont rallumé constamment les passions qui allaient s’endormir -toute société policée les endort-, ils ont réveillé constamment l’esprit de comparaison et de contradiction, le goût du neuf, du risqué, de l’inessayé ; ils ont obligé l’homme à opposer sans cesse des opinions aux opinions, les idéals aux idéals. Par les armes le plus souvent, en renversant les bornes frontières, en violant les piétés, mais aussi en fondant de nouvelles religions, en créant de nouvelles morales ! Cette < méchanceté > qu’on retrouve dans tout professeur de nouveau, dans tout prédicateur de choses neuves, c’est la même < méchanceté > qui discrédite le conquérant, bien qu’elle s’exprime plus subtilement et ne mobilise pas immédiatement le muscle ;- ce qui fait d’ailleurs qu’elle discrédite moins fort- !
Le neuf de toute façon, c’est le mal, puisque c’est ce qui veut conquérir, renverser les bornes-frontières, abattre les anciennes piétés ; seul l’ancien est le bien ! Les hommes de bien à toute époque, sont ceux qui plantent profondément les vieilles idées pour leur faire porter fruit, ce sont les cultivateurs de l’esprit. Mais tout terrain finit par s’épuiser. Il faut toujours que la charrue du mal y revienne… >
**
Marginale
L’histoire de l’espèce humaine est celle des conditions de sa conservation.
Comment durer ? Comment progresser ? Comment prospérer ?
Comment vaincre l’inertie, réduire l’entropie, s’évader de l’habitude et de la coutume stérilisante ?
-Par l’engagement -dans l’acceptation décidée du risque. Être, c’est faire ; et en faisant, se faire.
-Par la malice, le goût du changement, par la critique des anciennes fois, des idéaux et des valeurs établis.
-Par la création de religions originales, de valeurs inaccoutumées, de morales inédites, de nouvelles contraintes…
Critiquer, abattre, créer… seraient donc les trois moments de la < méchanceté >, cette vertu qui assure la conservation de l’espèce.
Et l’histoire humaine serait celle de la rivalité, topique et toujours recommencée, des deux figures du conservateur et du progressiste, les cultivateurs de l’esprit et les innovateurs, les agents du < mal >.
**
CS. 419 tr. Alexandre Vialatte.
< Le Mal.- Examinez la vie des hommes et des peuples les meilleurs et les plus féconds, et demandez-vous si un arbre qui doit s’élever fièrement dans les airs peut se passer du mauvais temps et des tempêtes ; si l’hostilité du dehors, les résistances extérieures, toutes les sortes de haine, d’envie, d’entêtement, de méfiance, de dureté, d’avidité et de violence ne font pas partie des circonstances favorables sans lesquelles rien, même la vertu, ne saurait croître grandement ?
Le poison qui tue les natures faibles est un fortifiant pour les fortes… aussi ne l’appellent-elles pas poison.
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Marginale
Le bien, l’utile, c’est… le mal.
Pas d’essor du vivant sans contradictions surmontées.
Sans contraintes acceptées et défis relevés.
L’effort, la tension, la lutte, le désir, la rivalité et ses séquelles, la haine et l’envie, l’agressivité et la ruse, sont les conditions de la croissance et de la fécondité.
En conséquence l’hédonisme est une doctrine illusoire ; et plus encore, une erreur d’appréciation.
Car le plaisir n’est que le moment d’un couple.
Et la fierté, non le bonheur, accompagne la puissance.
Ce qui ne me tue pas me rend plus vigoureux, plus fort ; et le poison de l’un est l’éperon de l’autre.
Quant au désintéressement, à la tolérance, à la mansuétude, vertus émollientes, ces jugements de valeur sur la vie devenus habitudes ne traduisent que la timidité, l’impuissance à s’affirmer, l’incapacité à exister.
 

CS. 1. passim. tr. Alexandre Vialatte.
< L’instinct de la conservation, cet instinct qui règne également chez les hommes supérieurs et chez les plus grossiers, perce de temps en temps sous couleur de raison ou de passion intellectuelle ; il traîne alors à ses côtés toute une escorte de raisons étincelantes et cherche à faire oublier à tout prix qu’il n’est pas au fond qu’instinct, penchant, folie, et absence de raisons ! Il faut aimer la vie, car… ! L’homme doit travailler à sa vie et à celle de ses semblables, car … ! et autres < on doit >, et autres < il faut >, et autres < car > d’hier, d’aujourd’hui ou demain !
C’est pour que ce qui arrive toujours nécessairement, ce qui arrive par soi-même et sans espèce de but apparaisse désormais comme tendant à une fin et semble à l’homme raison et loi suprême, c’est pour cela que le maître de morale monte dans sa chaire de professeur de < but de la vie > ; c’est pour cela qu’il invente une autre vie, une seconde vie… Il ne veut pas du tout que nous riions de l’existence, ni de nous, mais non ! ni de lui !… Quelques folles, quelques extravagantes que puissent être ses inventions et ses évaluations, quelque méconnaissance qu’il témoigne de la marche de la nature, quelque violence qu’il fasse aux conditions naturelles, -et toutes les éthiques jusqu’ici, ont été tellement folles, tellement contre-nature que les moindres auraient fait périr l’humanité si elles l’avait pénétrée malgré tout-, chaque fois que le < héros > venait à paraître sur les planches on obtenait quelque chose de nouveau, l’épouvantable opposé du rire, la profonde émotion de maint individu à cette pensée : < Oui, la vie vaut d’être vécue ! Oui, je suis digne de vivre ! > ; la vie, moi, toi, nous tous tant que nous sommes redevenaient pour quelque temps chose intéressante à nos yeux.
On ne peut nier qu’ à la longue, le rire, la nature et le bon sens n’aient eu raison de ces grands professeurs de but : la courte tragédie a toujours fini par revenir à l’éternelle comédie de l’existence, et -pour parler avec Eschyle -< la mer au sourire innombrable > finira fatalement par recouvrir aussi le plus grand de tous ces tragiques.
Mais malgré ce rire correcteur la nature humaine, somme toute, a été modifiée par l’incessant retour de ces professeurs de but de l’existence ; elle a maintenant un besoin de plus, et c’est précisément le besoin de voir revenir incessamment ces professeurs et leurs leçons. L’homme est devenu petit à petit un animal chimérique dont l’existence est soumise à une condition de plus que celle des autres animaux : il faut qu’il se figure savoir de temps en temps pourquoi il existe ; son espèce ne peut prospérer sans une confiance périodique dans la vie ! Sans croire à la raison dans la vie !… >
**
Marginale
La < raison > dont se targuent les philosophes n’est qu’ un moyen.
Ce n’est qu’un instrument.
Elle est l’outil de la justification de l’existence, ce besoin spécifiquement humain. La recherche des causes finales apaise l’appétit de sens.
De leur côté l’intelligence et l’imagination sont au service de l’instinct de conservation. Avec leurs productions : les mythes, les religions, les gnoses, les philosophies…
Et l’humanité, ce cortège de damnés, ne se peut orienter sans ses phares.
Il lui faut sa ration ( ratio = portion puis raison ) de chimères pour la mettre… en marche; en ordre de marche.
Il lui faut des maîtres qui la dressent et lui fixent périodiquement les buts qui vont constituer sa nourriture psychique, – faute de quoi elle languirait dans l’ennui, s’étiolerait dans le dés/espoir, se précipiterait vers le crime…
Elle exige donc des disciplines, des emplois du temps, des leçons, des devoirs, des piétés et jusqu’au bonheur du châtiment.
Le cortège de contraintes nécessaires à son épanouissement.
Et le rire de représentation, le « rire correcteur » , satirique, -hors jeu-, ne peut qu’accompagner la comédie humaine sans rien changer au cours des choses ni à sa loi ou à sa raison : la répétition.
 

CS. 5. passim, tr. Alexandre Vialatte.
< Devoirs absolus. – Tous les hommes qui sentent qu’il leur faut user, pour pouvoir agir, des paroles et des accents les plus violents, des attitudes et des gestes les plus éloquents, les politiciens révolutionnaires, les socialistes, les prédicateurs chrétiens ou non, bref, tous ceux qui ne peuvent pas se permettre de demi-succès, parlent de devoirs qui ont toujours le caractère de l’absolu, -sans quoi, ils le savent fort bien, ils perdraient droit à leur pathos. Aussi vont-ils toujours chercher les philosophies de la morale qui prêchent quelque impératif catégorique, à moins, comme l’a fait Mazzini, qu’ils n’absorbent une solide dose de religion. Voulant qu’on leur accorde une confiance absolue, ils ont d’abord besoin de se l’accorder eux-mêmes, en vertu d’un suprême commandement quelconque, pourvu qu’il soit indiscutable, sublime en soi, en vertu d’un commandement dont ils aimeraient se sentir les serviteurs et se donner pour l’instrument. On trouve dans cette catégorie de gens les adversaires les plus naturels et généralement les plus influents de l’émancipation morale et du scepticisme.  ( … ) Quand on se sent avili à l’idée d’être l’instrument d’un prince, d’un parti, d’une secte ou d’une famille financière, -par exemple parce qu’on descend d’une famille ancienne et fière,-mais qu’on veut être cet instrument, ou qu’on est obligé de l’être en face de soi et de l’opinion, on a besoin de principes pathétiques dont on puisse avoir plein la bouche à tout instant : principes qui obligent absolument et auxquels on puisse se soumettre et se montrer soumis sans honte. Toute servilité un peu subtile s’attache à l’impératif catégorique et se montre ennemie mortelle de ceux qui veulent enlever au devoir le caractère de l’absolu : c’est la convenance qui le leur demande, la convenance et autre chose aussi. >
**
Marginale
-Psychologie des Maîtres, des « professeurs de but de la vie »…
Sur quoi fonder l’exaltation politique, l’enthousiasme messianique ?
Sur l’éloquence et la grandiloquence ; sur des valeurs et des principes.
Principes nécessairement sublimes, incontestables auxquels on puisse soi-même obéir avant que de les imposer à ceux qu’on prétend régenter en leur montrant le chemin de la vie.
Les prédicateurs – politiciens, prêtres, magistrats, éducateurs, éditorialistes, économistes…-, comédiens, faux-monnayeurs de leur idéal, couvrent de la caution du « devoir » et de  » l’absolu » les manigances de leur volonté de puissance ou de leur servilité.
Pour se justifier, pour se mieux valoriser à leurs propres yeux.
Afin de pouvoir se soumettre sans honte aux dieux, aux impératifs et aux idéaux qu’ils enseigneront et imposeront pour obtenir la confiance de l’Opinion et mieux contraindre les multitudes.
 

  CS. 21. passim, tr. Alexandre Vialatte.
< Aux Professeurs de Désintéressement.- Nous disons bonnes les vertus d’un homme, non pas à cause des résultats qu’elles peuvent avoir sur lui, mais à cause des résultats qu’elles peuvent avoir pour nous et pour la société : dans l’éloge de la vertu on n’a jamais été bien < désintéressé >, on n’a jamais été bien < altruiste > ! … On loue l’homme zélé bien que son zèle gâte sa vue, qu’il use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit : on vante, on plaint le jeune homme qui s’est < tué à la tâche > parce qu’on pense : < Pour l’ensemble social perdre la meilleure unité n’est encore qu’un petit sacrifice. ! Il est fâcheux que ce sacrifice soit nécessaire ! Mais il serait bien plus fâcheux que l’individu pensât différemment, qu’il attachât plus d’importance à se conserver et à se développer qu’à travailler au service de tous ! >
(…) On ne plaint donc pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que sa mort a fait perdre à la société un instrument soumis, sans égards pour lui-même, bref un < brave homme >, comme on dit.
(…) C ‘est donc l’instrument qu’on loue au fond dans les vertus quand on les loue, l’instinct aveugle qui est en elles et qui ne se laisse pas tenir en bride par l’intérêt particulier, bref cette déraison de la vertu grâce à laquelle l’individu se laisse traiter en fonction de l’ensemble.
Louer la vertu, c’est louer une chose nuisible dans le privé, c’est faire l’éloge de tendances qui privent l’homme de son plus noble amour de soi, de sa plus haute auto-protection.
(…) On représente, par exemple un zèle aveugle, une application acharnée, vertu typique de l’instrument, comme le chemin de la richesse et des honneurs, comme le poison le plus efficace contre l’ennui et les passions : mais on tait son danger, son danger supérieur. L’éducation procède généralement ainsi : elle cherche à déterminer chez l’individu, par l’appât d’une foule d’avantages, une façon de penser et d’agir qui, devenue enfin habitude, instinct, passion, dominera, et en lui et sur lui, à l’encontre de ses intérêts suprêmes mais au bénéfice de tous… … Le < prochain > loue le désintéressement parce qu’il en tire son bénéfice !… voilà qui indique la contradiction fondamentale de cette morale qu’on prône tant de nos jours : ses motifs sont en opposition avec ses principes !… >
**
Marginale
L’idée de < désintéressement >, à valeur de principe, banalité éthique, est, du point de vue généalogique, un concept vide.
Vivre, c’est toujours s’intéresser à… ou être intéressé par…
C ‘est tenter et être tenté.
Louer le désintéressement d’un individu, ce n’est alors que rapporter sa conduite à une utilité sociale dissimulée.
Soit, habituellement, le bénéfice escompté du < prochain >.
Toute société se veut solidaire; elle est, selon l’étymologie, religieuse.
L’esprit de sacrifice et l’éducation sont deux puissants leviers de l’asservissement de l’individu à la collectivité, à la communauté, au groupe, pour lesquels < vertu > signifie soumission de la partie au Tout.
Et lorsqu’elle est honorée et récompensée : < mérite >.
Ainsi l’offrande rituelle faite aux divinités -parmi lesquelles la Société-, est toujours renoncement volontaire, abandon de soi.
La religion sociale -et jusqu’au culte du héros- enseigne donc par ses prêches et ses exemples les conduites d’abnégation, de dévouement, d’oblation… par quoi le formidable égoïsme de < l’espèce > assure sa conservation, favorise sa croissance et affirme sa volonté de puissance.
En toute bonne conscience, en toute amoralité.
Tels sont, mis à jour, prosaïques et nus, la nature et les mobiles du fameux < altruisme > tant vanté : un banal amour… de soi à peine voilé par la fiction des solidarités de < la grande famille humaine >…
Ce slogan, ce leurre, cette mystification.
 

CS. 37. tr. Alexandre Vialatte.
< Trois raisons, trois erreurs. – On a fait avancer la science au cours des derniers siècles, soit parce qu’on voyait en elle l’instrument qui permettrait le mieux de comprendre la bonté et la sagesse de Dieu, -c’était le mobile principal des grands Anglais, comme Newton ; – soit parce qu’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, notamment à l’intime union de la morale, de la science et du bonheur, -c’était le mobile principal des grands Français comme Voltaire ; – soit parce qu’on pensait, dans la science, posséder et aimer une chose désintéressée, inoffensive, qui se suffisait à elle-même et où les mauvais instincts de l’homme n’avaient rien à voir -c’était le mobile principal de Spinoza qui se sentait devenir divin dans la joie de la connaissance -. Ainsi trois raisons, trois erreurs. >
**
Marginale
Quels sont les intérêts qui meuvent les scientifiques ? quel est le moteur du progrès de la connaissance ?
Des trois mobiles relevés par Nietzsche, le théologique, l’utilitaire eudémoniste, l’exaltation rationaliste, seul le second demeure d’une certaine manière d’actualité.
Et qui se peut résumer par la triple égalité figurant une devise (post)-moderne : Science =progrès= confort=bonheur.
Mais le bonheur défini par le confort matériel, la réduction de la douleur et l’élévation du niveau de vie apportés à l’humanité par les applications technologiques suffit-il à satisfaire l’animal humain ?
Ne serait-ce pas là une illusion positiviste et progressiste, une méprise ?
Ainsi :
< Quand je songe au désir de faire quelque chose qui chatouille et stimule sans cesse des millions de jeunes Européens dont nul ne peut supporter ni l’ennui ni lui-même, je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir à tout prix afin de tirer de cette souffrance une raison probable d’agir, de faire de grandes choses. Il faut de la souffrance ! … > GS. 56.
Nécessité de la souffrance pour exister ?… L’homme ne fuit pas la douleur. Il cherche la résistance dans l’effort, l’accroissement de puissance. Il a besoin de l’opposition, de l’émulation, de la rivalité.
Il suffit à ce propos de considérer le tropisme sportif planétaire.
Restent les mobiles dominant la recherche contemporaine…
Essentiellement pragmatiques et utilitaires, ils sont dégagés de tout souci théorétique puisqu’ ils se subordonnent à des passions lucratives et à des intérêts de puissance : l’élévation du chiffre d’affaire par l’augmentation de la productivité, le profit d’entreprise, l’accumulation du capital.
Le Baal contemporain.
La < Science > s’est ainsi faite servante docile de l’Economie et de l’Etat ; la < Recherche > s’est soumise aux impératifs du < Marché >.
Et le scientifique n’est le plus souvent que la dupe innocente ou le collaborateur décomplexé des lobbies financiers et des milieux militaro-industriels.
Lorsqu’il ne donne pas dans le panneau et le pathos sentimental du travail pour le mythe du « progrès de l’humanité « .
Quant au goût de la connaissance pour la connaissance, effectif certes chez quelques-uns… il est le pendant de l’art pour l’art…
Aux yeux de l’humanité post-moderne, la curiosité, perte de temps et gaspillage d’énergie, dilapidation, est ainsi redevenue une faute.
 

CS. 110. passim, tr. Alexandre Vialatte.
< Pendant des durées formidables, l’intellect n’a jamais engendré que des erreurs ; certaines se montraient utiles à la conservation de l’espèce : qui les trouvait ou les recevait en héritage luttait avec plus de bonheur pour soi et pour sa descendance. Ces articles de foi erronés, transmis héréditairement par la suite des générations, finirent par devenir une sorte de masse, de fonds humain ; on admit par exemple qu’il y a des choses qui sont pareilles, qu’il existe des objets, des matières et des corps, qu’une chose est ce qu’elle paraît être, que notre volonté est libre, que ce qui est bon pour l’un est bon en soi. Ce ne fut que très tardivement que se présentèrent des gens qui nièrent ou mirent en doute ce genre de propositions, ce ne fut que très tardivement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace des formes de la connaissance. Il semblait qu’on ne pût vivre avec cette vérité, notre organisme étant adapté au contraire ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions des sens et toutes les sensations travaillaient sur l’antique erreur qu’elles s’étaient assimilées. Bien plus : les vieilles propositions devinrent même, à l’intérieur de la connaissance, des normes d’après lesquelles on évalua le < vrai > et le < non-vrai >, jusque dans les domaines les plus reculés de la logique pure.
Donc : la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son degré d’ancienneté, son assimilation plus ou moins avancée, son caractère de condition vitale. Lorsque vivre et connaître semblaient se contredire, il n’y avait jamais de lutte sérieuse ; douter, nier passaient pour des folies… >
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Marginale

  1. La connaissance est une manifestation de la volonté de puissance, de la vie.
    Connaître, c’est imposer des formes au devenir. C’est le représenter.
    C’est créer des concepts, c’est hiérarchiser et classer, c’est produire des fonctions, des tableaux, des images du réel.
    Des critères.
    La connaissance est ainsi une création de fictions qui sont autant de falsifications utiles traduisant l’incontournable perspectivisme anthropologique.
    Car pour vivre il faut résumer, schématiser, imposer au chaos des régularités formelles afin d’autoriser la prévision.
    Il faut fixer le flux des phénomènes en identités, en substances, en sujets, en analogies… créer des formes, des espèces, des lois, des idées, des causes et des buts.
    Imposer des formes au devenir, c’est donc transformer le monde en répétitions pour permettre l’expérience, l’assimilation, la nutrition.
    La connaissance -effet de l’art- se résoud en une pléiade d’interprétations et d’ illusions utiles à la disposition du vivant.
    Ainsi l’instinct de la connaissance, aptitude à réduire en signes de nombreuses expériences, définit-il la  » spiritualité  » -produit de l’abstraction et de la mémoire-, cette capacité de se rendre maître d’une quantité extraordinaire de faits réduits à la valeur instrumentale de désignations.
    Fonction symbolique, fabulatrice et poétique, il est avant tout un instinct d’appropriation et de conquête.
    Connaître, c’est donc légiférer et commander.
    Et l’homme est bien, ainsi que l’écrivait l’auteur d’Héliopolis,  » le seigneur des formes « …
    < Le monde apparent, c’est un monde vu selon des valeurs, ordonné, choisi d’après des valeurs, donc à un point de vue utilitaire, dans l’intérêt de la conservation et de l’augmentation de puissance d’une certaine espèce animale. >
    ( La Volonté de Puissance, t.1. 1. § 208. tr. Geneviève Bianquis ).
    *
  2. La Connaissance, comme toute chose, comme tout concept, est une réalité historique.
    Elle a une histoire ; elle est son histoire.
    Soit la pluralité des forces et des instincts qui s’en sont emparé et qui lui ont donné sens, valeur, objectif et méthode.
    Qui l’ont -sens communs, gnoses, écoles ou systèmes philosophiques-, successivement évaluée et interprétée.
    **
    Prolongement : Rôle et valeur de l’illusion, besoin vital et tendance naturelle de l’homme.
    Livre du philosophe, Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge du point de vue extra-moral.
    Tr. Angèle Kremer-Marietti.
    < En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses forces principales dans la dissimulation; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus les plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec la machoire aiguë d’une bête de proie. Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes, leur oeil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des < formes >, leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme sur un clavier sur le dos des choses. En outre, une vie durant l’homme se laisse la nuit tromper dans le rêve sans que son sens moral cherche jamais à l’en empêcher : alors qu’il doit y avoir des hommes qui, à force de volonté, ont supprimé le ronflement.
    Que sait à vrai dire l’homme de lui-même ? Et pourrait-il même se percevoir intégralement tel qu’il est comme exposé dans une vitrine illuminée ? La nature ne lui cache-t-elle pas la plupart des choses, même sur son corps, afin de le retenir enfermé à l’écart du repli de ses boyaux, du courant rapide de son sang, des vibrations complexes de ses fibres, dans une conscience fière et chimérique ? Elle a jeté la clef : malheur à la curiosité fatale qui aimerait regarder par une fente bien loin hors de la chambre de la conscience et pressentirait alors que c’est sur ce qui est impitoyable, avide, insatiable, meurtrier, que repose l’homme dans l’indifférence de son ignorance, accroché au rêve comme sur le dos d’un tigre. >
    marginale
    L’illusion sur soi-même est un besoin vital et une tendance naturelle de l’homme. Elle est aussi une expression particulière d’une des conditions plus générales de l’existence, le leurre :
    -La dissimulation est une arme pour la vie au sein des relations interspécifiques où la ruse supplée à la relative faiblesse physique de l’espèce.
    -La convention est la règle dans les échanges sociaux où tout est masque, rôle et comédie.
    ( Mieux : l’individu est dans l’obligation d’employer les métaphores usuelles, de < mentir grégairement dans le style contraignant pour tous >. C’est cela < être véridique >, alors que, croyant naïvement posséder la connaissance des choses et la partager en la communiquant, nous ne possédons que leurs métaphores, leurs transpositions nerveuses, mentales, linguistiques.
    La métaphore est cette hallucination collective, ce milieu au sein duquel travaillent et évoluent philosophes, savants et artistes )
    -La perception ne nous donne que des interprétations superficielles d’un réel déformé par le sensorium et le jugement perspectiviste.
    ( Et il n’y a pas de  » perception juste », < l’expression adéquate de l’objet dans le sujet, une absurdité contradictoire, il n’y a pas de causalité, pas d’exactitude, pas d’expression mais tout au plus un rapport esthétique, une transposition insinuante, une traduction balbutiante dans une langue tout à fait étrangère… > )
    Le  » vrai » est ce qui est utile à la conservation de l’espèce, non ce qui « s’accorde » avec le réel, ce qui est en soi.
    -L’onirisme, l’imagination nocturne bernent quotidiennement une humanité trop pressée d’accorder sens et valeur à ses fantasmes et à ses rêves.
    La méconnaissance du monde et de soi est donc à peu près complète.
    Et parviendrait-il à se connaître que l’homme ne pourrait supporter son image à lui soudainement révélée.
    La matérialité, la grossièreté, l’évidence crue de son corps lui sont habituellement odieuses. Plus inacceptable encore serait la révélation du fonds inexprimable de l’être, de l’énergie vitale dont la turbulence amorale s’épanouit dans l’avidité ordinaire et le meurtre.
    L’horreur…
    < Voici ce que tu es >, c’est à dire < ce qui dérange la belle image, l’image kitsch que tu as de toi >….
    *
    Pour prospérer, pour vivre, il convient donc de mentir ; de mentir selon les règles. Il faut dissimuler comme il faut s’aveugler sur le monde, sur les autres et sur soi-même. Il faut falsifier la réalité.
    Le courage de la vérité, l’acceptation sans fard du réel, et notamment du caractère < tragique > de la vie et de la condition humaine, n’est ainsi accessible qu’à la conscience  » hors » la loi, la conscience cynique.
    Tel est le point de vue réflexif, critique et généalogique… le point de vue extra moral.
    Tel est le  » gai savoir « .
     

CS. 111. tr. Alexandre Vialatte.
< Origine du Logique. – D’où est née la logique dans le cerveau humain ? De l’illogisme, certainement, dont le domaine, primitivement, dût être immense. Une foule d’êtres qui raisonnaient autrement que nous ne faisons maintenant ont disparu : la chose paraît de plus en plus vraie. Celui qui ne pouvait, par exemple, découvrir assez rapidement les < similitudes > nécessaires quant à sa nourriture ou à ses ennemis, celui qui classait trop lentement, qui apportait trop de prudence à le faire, diminuait ses chances de durée plus que celui qui concluait immédiatement de la ressemblance à la conformité. Et c’est ce penchant prédominant qui poussait à traiter les choses qui se ressemblaient comme si elles eussent été pareilles, penchant illogique cependant, -car, en soi, il n’est pas deux choses qui soient pareilles, -c’est ce même penchant qui, le premier, a fourni la base de toute logique.
De même pour que naquît le concept de substance, indispensable à la logique encore qu’à strictement parler rien de réel ne lui corresponde, il a fallu qu’on ne vît ni ne sentît de longtemps ce qu’il y a de changeant dans les choses ; les êtres qui ne voyaient pas très bien avaient une supériorité sur ceux qui percevaient les < fluctuations > de toute chose. Toute grande prudence à conclure, toute tendance au scepticisme, constituent déjà en elles-mêmes un grave danger pour l’existence. Nul être n’eût conservé la vie, si le penchant opposé, le penchant à affirmer plutôt que de suspendre son jugement, à se tromper et à < broder > plutôt que d’attendre, à juger plutôt que d’être juste, n’avait été extraordinairement développé.
La façon dont se suivent, dans le cerveau d’aujourd’hui, pensées et déductions logiques, correspond à un processus et à une lutte d’instincts qui sont en soi fort illogiques et injustes ; nous ne percevons généralement que le résultat de cette lutte : tant cet antique mécanisme fonctionne en nous rapidement et maintenant secrètement. >
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Marginale

  1. Quelle sont l’origine et la valeur de la logique ?
    -La pensée logique est une capacité d’abréviation dont la fin est la maîtrise du réel, la puissance.
    Tout concept est d’invention. Rien ne lui correspond exactement dans le réel.
    Enoncer la proposition d’après laquelle < deux chose égales à une même troisième sont égales entre-elles > suppose l’existence de choses et celle de l’égalité. Ce qui n’est pas.
    Néanmoins la force de la logique est de condenser en signes des expériences ; et l’invention des notions, des relations spatio-temporelles, de la causalité et des nombres permet à l’être humain de s’emparer de quantité de phénomènes et d’événements.
    -Or cet univers de signes, l’univers de la connaissance, n’est qu’apparence et fiction.
    L’homme crée la < chose >, l’ < identité >, le < sujet >, l’ < objet >, la < substance >, l’ < attribut >, la < forme >…
    Il travaille à égaliser et à simplifier le monde afin de mieux s’en emparer.
    -En soi, le monde n’est pas logique ; c’est l’homme qui l’a rendu logique.
    Mais telle est sa valeur, moins représentative que pragmatique : nous donner non pas une traduction fidèle de la réalité mais satisfaire l’instinct de connaissance, qui n’est qu’un instinct d’appropriation et de conquête.
  2. La compétition suppose l’usage conventionnel, spontané, naïf de tous ces concepts, de ces catégories, de ces relations.
    La simplification du monde, la grossièreté de la sensibilité, de l’imagination, de l’entendement sont les conditions d’une bonne et féconde adaptation.
    Et la vérité est un critère dont la valeur est essentiellement pragmatique, instrumentale et utilitaire.
    Une finesse excessive, une intelligence critique affinée, subtile constituent des handicaps dans la concurrence vitale qui sélectionne non pas les plus doués mais – de fait- les plus médiocres, c’est-à-dire les plus aptes à user des lieux communs de la pensée logique.
    La sélection naturelle ne retient que les qualités, les penchants et les instincts moyens.
    Elle suscite un sens commun, une rationalité commune.

    Il y a donc nécessairement contradiction du scepticisme, de l’analyse réflexive et de la conservation de la vie.
     

CS. 112. tr. Alexandre Vialatte.
< Cause et effet. – Nous employons le mot d'< explication > ; c’est < description > qu’il faudrait dire, pour désigner ce qui nous distingue des degrés antérieurs de connaissance et de science. Nous savons mieux décrire que nos prédécesseurs, nous expliquons aussi peu qu’eux. Nous avons découvert des successions multiples là où l’homme et le savant naïfs des civilisations précédentes ne voyaient que deux choses, < cause > et < effet >, comme on disait ; nous avons perfectionné l’image du devenir, mais nous ne sommes pas allés au-delà de cette image. Dans chaque cas la série des < causes > se présente plus complète à nous ; nous déduisons : il faut que telle ou telle chose ait précédé pour que telle autre suive ; mais cela ne nous fait rien comprendre. La qualité, dans tous les phénomènes chimiques nous apparaît comme un < miracle > après tout aussi bien qu’avant ; de même tout mouvement ; nul n’a < expliqué > le choc. D’ailleurs comment le saurions-nous ! Nous n’opérons qu’avec des chose qui n’existent pas, des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles et des espaces divisibles… Comment existerait-il même une possibilité d’expliquer quand nous faisons d’abord de toute chose une image, notre image !
Il est bien suffisant de considérer la science comme une humanisation des choses aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes de plus en plus exactementen décrivant les choses et leur succession.
Cause et effet : c’est là une dualité qui n’existera sans doute jamais ; nous assistons, au vrai, à une continuité dont nous isolons quelques parties ; de même que, du mouvement, nous ne percevons jamais que des points isolés, nous ne le voyons pas, nous y concluons. La soudaineté par laquelle certains effets se font remarquer nous induit en erreur ; mais cette soudaineté n’existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté, il y a une foule de phénomènes qui nous échappent. Une intelligence qui verrait cause et effet comme une continuité, et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, l’intelligence qui verrait le flot des événements, nierait l’idée de cause et d’effet et de toute conditionnalité. >
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Marginale
Expliquer, ind-euro pel, latin explicare, développer, déployer, dé-pli-er, c’est ( faire ) comprendre une chose, un concept, une proposition, un vers, un tableau, un fait… dont le sens paraît obscur.

  1. Pour le sens commun, expliquer, c’est éclairer, élucider.
    L’explication, conduite intellectuelle, correspond à un souci d’intelligibilité.
    Au quel cas exposer, manifester, paraphraser, raconter, traduire, déchiffrer, commenter, interpréter, justifier, motiver… sont jeux de langage explicatifs dévoilant -chacun à sa manière dans un contexte donné- un sens, une intention.
  2. Pour le philosophe, par ex. John Stuart Mill ( Logique 3, 12, 1 ) < expliquer un fait particulier, c’est indiquer la loi dont sa production est un cas. Une loi de la nature est expliquée quand on indique une loi ou d’autres lois dont elle est une conséquence >.
    Et H. Spencer ( Prem. Principes, 1, 4 ) : < On explique un fait en le ramenant à une loi, celle-ci à une autre loi plus générale, et ainsi de suite jusqu’à une première loi qui ne peut être expliquée >.
    Ainsi :
    -Expliquer, c’est au sens de développer ou de décrire, donner une détermination précise à ce qui était inconnu, vague ou obscur.
    On explique le sens d’un mot, d’un texte; on explique la marche à suivre pour résoudre un problème.
    -Expliquer un objet de connaissance, c’est montrer qu’il est impliqué par une ou plusieurs vérités déjà admises.
    -Expliquer, c’est de surcroît montrer que ce que l’on explique est impliqué par des principes non seulement admis, mais évidents, faire voir qu’il dépend de jugements nécessaires.
    Par ellipse on déclare expliquer un fait quand on montre qu’il n’a rien de surnaturel ou d’extraordinaire. L’objet de pensée expliqué n’est pas le fait , mais la possibilité de ce fait suivant telles lois connues de la nature ( Lalande, Dict. phi. ).
  3. Si on remet en question ( thèse de Nietzsche ) la pertinence épistémologique des idées de propositions dernières, nécessaires ou évidentes, l’explication se ramène au constat banal de successions de phénomènes ( les < causes > ) engendrant l’événement à expliquer ( < l’effet > ) sans qu’il soit possible de parvenir à une cause ultime ou à restituer -prétention exhaustive exorbitante- la complexité et la totalité de ses conditions.
    L’expérience humaine étant limitée, il faut bien s’arrêter…
    Ce qui revient à récuser aussi bien la pertinence du principe de raison suffisante qu’ à contester la possibilité d’épuiser les conditions déterminantes du phénomène en question.
    Savoir : renvoyer dos à dos les prétentions du rationalisme et de l’empirisme.

    Enfin, si la science moderne a évacué le fétichisme de la cause, elle reste prisonnière de sa prétention à l’intelligibilité ; et ce n’est pas pour autant qu’elle s’est libérée de l’anthropomorphisme.
    La < connaissance > humaine, trop humaine est l’application d’un ensemble de symboles et d’outils, d’artifices à une réalité qu’elle morcelle en introduisant arbitrairement la discontinuité dans le réel.
    L’intelligibilité explicative ne serait ainsi qu’une chimère, un rêve impossible que seule pourrait dissiper une intelligence omnisciente.
     

CS. 374. tr. Alexandre Vialatte.
< Notre nouvel < infini >. -Jusqu’où va le caractère perspectif de l’existence ? a-t-elle même un autre caractère ? une existence sans explication, sans < raison > ne devient-elle pas précisément une déraison ? et, d’autre part, toute existence n’est-elle pas essentiellement < explicative > ? c’est ce dont ne peuvent décider, comme de juste, les analyses les plus zélées de l’intellect, les plus patientes et minutieuses introspections : car l’esprit de l’homme, au cours de ces analyses, ne peut s’empêcher de se voir selon sa propre perspective et ne peut se voir que selon elle. Nous ne pouvons voir qu’avec nos yeux ; c’est une curiosité sans espoir de succès que de chercher à savoir quelles autres sortes d’intellects et de perspectives peuvent exister ; si, par exemple, il y a des êtres qui sentent passer le temps à l’envers, ou tour à tour en marche avant et marche arrière ( ce qui changerait la direction de la vie et renverserait également la conception de la cause et de l’effet ).
J’espère cependant que nous sommes aujourd’hui loin de la ridicule prétention de décréter que notre petit coin est le seul d’où on ait le droit d’avoir une perspective. Tout au contraire le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations.
Nous sommes repris du grand frisson ; mais qui aurait envie de diviniser tout de suite, de nouveau, à l’ancienne façon, ce monstre du monde inconnu ? d’aller adorer, par exemple, l’inconnu, avec un grand i ? Hélas, nous avons trop de possibilités d’interpréter cet inconnu sans dieu, de l’interpréter avec le diable, ou la bêtise, ou la folie… sans compter notre propre façon, notre façon humaine de le faire, bien trop humaine, que nous avons !… >
 
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Marginale
Il n’y a pas de fait en soi.
La fin et le moyen, la cause et l’effet, le sujet et l’objet, la chose en soi et le phénomène… sont des interprétations, non des faits. Interprétations conservatrices, nécessaires au vivant pour affirmer son existence.
Il nous faut introduire un sens avant même qu’il puisse y avoir un état de fait.
Poser la question : < qu’est-ce que c’est ? >, est une façon de poser un sens. C’est toujours la question : < qu’est-ce que c’est pour moi pour nous, pour tout ce qui vit ? >.
Tout jugement est donc jugement de valeur, perspectiviste, interprétation exprimant un point de vue.
Par exemple celui d’un homme, d’une ethnie, d’un Etat, d’une Eglise, d’une foi, d’une civilisation.
Et un « individu », tout individu, multitude d’impulsions, fonction de fonctions, rythme de rythmes, complexe continué, interaction d’interactions est une série de jugements d’appréciation interprétatifs.

La < chose >, le < sujet > sont des concepts, des abstractions, des signes, des simplifications pour désigner la pluralité de forces qui posent, inventent et pensent. Il n’y a pas d’unités durables, nous ne pouvons parler d’atomes et de monades qu’en un sens relatif à notre expérience, à notre échelle ; nous introduisons dans le réel la qualité d'< être > pour des raisons pratiques, utilitaires.
Et l'< essence > d’une < chose > n’est que la succession des opinions et des points de vue sur cette chose, la hiérarchie des < forces > qui s’en emparent, la signifient et l’évaluent.
Quant à savoir qui interprète… Une certitude : ce n’est ni un < sujet > ni un sujet < un >.
La thèse idéaliste suppose un inconditionné, une origine, un fondement, une permanence, une identité, une substance… thèse morale, effet du besoin de notre conservation posant un monde grossier d’êtres prétendus auto-déterminés, durables, sujets libres et responsables.
Métaphysique de bourreau.
Or il n’est pas de < volonté > ; il n’y a que des volitions, des fulgurations de volonté…
Exister, c’est donc interpréter, mettre le monde en formes, le dessiner ; c’est exprimer une énergie vitale plus ou moins chaotique mais déterministe, sous forme de processus, de devenir, d’ affection, de représentation, de passions.

Il est cependant possible par l’exercice mental de s’extirper de la paranoïa anthropologique, cette banlieue psychologique, et de se prêter au jeu des possibles parallèles. Il suffit pour cela d’imaginer les conditions de perception d’autres espèces assurant chacune pour soi la vision cohérente d’un univers représenté.
Se présentent alors pour la conscience artiste une infinité d’interprétations.
 

CS. 12. tr. Alexandre Vialatte.
< Du But de la Science. -Eh quoi ! le but suprême de la science serait d’apporter à l’homme le plus de plaisir et le moins de déplaisir possible ? Mais comment y parviendrait-elle, si le plaisir et le déplaisir sont si intimement unis que celui qui veut goûter au maximum de l’un est forcé de tâter au maximum de l’autre, si celui qui veut parvenir à des < félicités célestes > doit se préparer aussi à de < mortelles angoisses > ?
( … ) On a encore le choix : soit le moins de déplaisir possible, disons l’absence de souffrance -et au fond les socialistes et les politiciens de tout parti ne devraient jamais honnêtement promettre plus à leurs clients- , soit le plus de déplaisir possible comme rançon de l’accroissement d’une foule de plaisirs et de joies délicates rarement goûtées jusqu’à ce jour ! Si vous optez pour la première alternative, si vous voulez par conséquent réduire et raréfier les souffrances humaines, eh bien ! il faut aussi réduire et raréfier votre capacité de joie.
Il est certain qu’avec la science on peut favoriser l’un et l’autre but ! Peut-être de nos jours est-elle plus connue pour la faculté qu’elle possède de priver l’homme de ses joies, de le rendre plus froid, plus < statue >, plus stoïque. Mais rien n’empêche non plus qu’on ne découvre en elle la grande dispensatrice des douleurs ; peut-être alors, par la même occasion, trouverait-on sa contre-force, sa prodigieuse faculté d’ouvrir à la joie des humains de nouveaux univers d’étoiles. >
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Marginale
Quel but affecter à la science ?
La < recherche > se voit investie par une pluralité de forces qui prétendent fixer ses orientations, préciser ses objectifs, imposer ses méthodes.
La curiosité, l’impulsion vers le savoir, l’exigence de confort, le profit économique et financier, la volonté de puissance sont mobiles et motifs qui lui confèrent d’ordinaire sens et valeur. Ils l’interprètent d’après leurs fins propres.
La morale utilitariste, quant à elle, subordonne la connaissance scientifique à l’hédonisme individuel et socialisé.
Servante du confort et du bonheur collectifs, sa mission, sa justification éthique -car il y aurait une  » morale de la science »- , serait de contribuer à réduire la souffrance, à  » aménager rationnellement le quotidien « , idéal existentiel fondant les discours convenus de nombre de clercs et de politiques.

Ce qui toutefois n’est pas sans poser un problème généralement inaperçu : le but de l’existence réside-t-il vraiment dans la réduction du déplaisir ?
-Une réponse affirmative enveloppe une définition de la vie ramenée au moindre risque, à la médiocrité des intérêts poursuivis et à la banalité des comportements. Car plaisir et douleur constituent un couple indissociable.
Mais bannir la douleur, c’est en contrepartie s’interdire -comme jugées excessives- les situations susceptibles d’apporter les plus grandes satisfactions, les grandes ambitions.
Nombre de clercs proposent des objectifs de paix et de sécurité, d’assurance sociale, de vie moyenne auxquels ils prétendent attacher les scientifiques.
-On pourrait tout au contraire, tournant résolument le dos à l’utilitarisme hédoniste, opter pour la recherche de la plus grande joie.
< Avoir la joie > ( Henri Thomas, Une saison volée )… voilà ce qui constituerait un objectif tangible pour la volonté de savoir…
Mais juste prix à payer, la somme de souffrances à accepter, serait d’autant plus considérable.
A cette condition cependant la « grande dispensatrice des douleurs  » pourrait donner carrière à une énergie vitale en quête d’objet.
La science, juvénile, audacieuse, moqueuse, dédaigneuse des routines et des dogmes, luciférienne, cultivant l’esprit de liberté pourrait alors ouvrir des perspectives inédites, créer de « nouveaux univers d’étoiles », et alimenter, à l’instar de l’activité poétique, la capacité de joie des humains…
( cf 3.1. La science et ses mobiles ).

CS. 360. tr. Alexandre Vialatte.
< Deux sortes de causes que l’on confond.-Voici, à mon avis, l’un des pas des progrès, les plus capitaux que j’ai faits : j’ai appris à distinguer la cause de l’action en général de la cause de l’action particulière, de l’action dans tel ou tel sens, de l’action à telle ou telle fin. La première de ces deux causes est une quantité de force accumulée et qui attend d’être employée n’importe quand à n’importe quoi ; la seconde est au contraire une chose insignifiante par rapport à cette quantité, un petit hasard généralement, petit hasard à propos duquel ladite quantité se < décharche > désormais d’une façon unique et déterminée : c’est l’allumette par rapport au barril de poudre. Au nombre de ces petits hasards, au nombre de ces allumettes, je range tous les prétendus < buts > ainsi que les encore plus prétendues < vocations > : ils sont, les uns comme les autres, relativement quelconques, arbitraires, et négligeables à peu près en regard de l’immense quantité de force qui tend, comme je l’ai déjà dit, à se dépenser n’importe comment.
L’opinion courante est toute autre : car c’est dans le but généralement ( dans la fin, dans la vocation, etc., etc… ) qu’on voit le mobile, la force propulsive, conformément à une antique erreur ; mais ce but n’est que force dirigeante, -on avait confondu le pilote et la vapeur. Encore n’est-ce pas toujours exact ! Ce n’est même pas dans tous les cas que le but est ce pilote, cette force dirigeante!… Le < but > et < l’intention > ne sont-ils pas trop souvent purs prétextes décoratifs que la vanité se donne après coup pour s’aveugler, ne voulant pas qu’il soit dit que le bateau suit le courant dans lequel le hasard l’a poussé ? Qu’il soit dit que s’il < veut > y aller c’est parce qu’il y est contraint ? Qu’il a bien une direction, mais pas l’ombre d’un seul pilote ?… La critique de l’idée de < but > est une chose qui reste à faire.
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Marginale
Le généalogiste dévoile ici l’une des sources cachées de la vanité humaine.
Dans le monde tragique qui est le nôtre, tout est force et rapport de forces.
Nietzsche emprunte à Leibniz sa vision métaphysique de l’être, la conception d’une nature dynamique, mais lui ôte son fondement spirituel et logique, le principe de raison suffisante.
Principe auquel il substitue le < hasard >, opérateur sacrilège d’inintelligibilité du réel.
Or ce qui vaut pour les phénomènes naturels -l’absence de fin et de but- s’impose également à la condition humaine.
Thème schopenhauerien.
Exister, c’est pour le sujet domestiqué -puisqu’ assujetti à la vie-, être condamné à sans cesse rechercher un support où investir et épuiser ses intensités énergétiques, ses impulsions.
Eternel retour du même…
Le mobile principal, source dissimulée de nos actions, n’est donc pas là où habituellement on le cherche, -soit la conscience.
Et l’idiotie de ce chaos déterministe qu’est le réel, son caractère  » hasardeux « , bien que dégagé de tout sens et de toute justification, n’est pas avare de circonstances -occasions déclenchantes- propices à fournir les motifs de l’action.
Susceptibles d’allumer la mèche, de mettre le feu aux poudres, elles tiennent ainsi lieu d’amorce.
Car il faut bien que < l’immense quantité de force > à laquelle se résout toute existence se dépense et…
< n’importe comment >…

Le rationalisme est donc de vanité et de mauvaise foi.
Il refuse l’évidence de la dépendance de l’esprit au corps, la subordination des intentions, des buts et des desseins à la turbulence originaire d’une énergie vitale toujours plus ou moins en quête d’objet.
Quant à l’ingénu, Sisyphe à la laisse mais intimement persuadé de l’efficace de son  » libre arbitre », il se berce d’illusions, s’imagine « conscience constituante » et écrit complaisamment le roman de sa « vocation ».
 

CS. 328. tr. Alexandre Vialatte.
< Nuire à la bêtise. -La réprobation de l’égoïsme qu’on a prêchée avec tant d’opiniâtre conviction, a certainement nui dans l’ensemble à ce sentiment ( au bénéfice, je le répèterai mille et mille fois, des instincts grégaires de l’homme ), et lui a nui notamment en ceci qu’elle l’a dépouillé de sa bonne conscience et lui a ordonné de chercher en soi-même la vraie source de tous les maux. < Ton égoïsme est la malédiction de ta vie >, voilà ce qu’on a prêché pendant des millénaires : cette croyance, comme je le disais, a fait du tort à l’égoïsme ; elle lui a enlevé beaucoup d’esprit, de sérénité, d’ingéniosité et de beauté ; elle l’a abêti, enlaidi, empoisonné.
Les philosophes anciens assignaient au contraire une tout autre source au mal ; les penseurs n’ont cessé de prêcher depuis Socrate : < C’est votre étourderie, ce sont votre sottise, votre habitude de végéter suivant la règle et de vous subordonner au jugement du voisin, qui vous empêchent si souvent d’être heureux ; c’est nous, penseurs, qui le sommes le plus, car nous pensons. >
Ne nous demandons pas ici si ce sermon contre la sottise est mieux fondé que le sermon contre l’égoïsme ; ce qui est certain c’est qu’il a dépouillé la sottise de sa bonne conscience : ces philosophes ont nui à la bêtise ! >
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marginale
Dérivé de ego, le terme d’égoïsme fut forgé par Port-Royal.
Il a donc une forte connotation religieuse et de la tendance la plus austère, celle du Jansénisme. Synonyme d’amour-propre il vaut comme jugement de réprobation à l’égard de quiconque dans sa conduite se dérobe au souci d’autrui.
Pour le christianisme originaire, celui de saint Paul et de saint Augustin, la charité n’est pas seulement une vertu théologale ; elle est obligation éthique et commandement religieux. Qui y manque se damne, trahissant les devoirs et les aspirations du Chrétien.
La communauté des frères et des soeurs, la société des égaux et des esclaves de Dieu, fustige toute espèce de valorisation de soi distinguée de la recherche du Salut.
Pascal, La Rochefoucauld dévoilèrent les ressorts réfléchis et calculés de la conduite dominée par la loi de l’intérêt. L’individu, la famille, la profession, la nation, l’Etat… autant de modes d’un égocentrisme aussi indéracinable que fondamental.
Que par ailleurs on le ramène à la fable du péché originel ou plus prosaïquement au constat ontologique relevé par Spinoza pour qui : < tout être désire persévérer dans son être >.

Faire de soi le centre de tout, ne considérer autrui que relativement à notre intérêt propre, est habituellement perçu comme une preuve d’immoralité ou un symptôme d’immaturité affective.
Attitude pathologique qui relève de la rééducation…
Ne pas éprouver le besoin de communiquer sa pensée ou ses sentiments, ne pas se conformer à l’opinion admise, au « consensus », constitue une manière de lèse-humanité insupportable que les adeptes des différents communautarismes, de la grégarité et du voisinage ne sauraient donc tolérer.

Il n’en fut pas toujours ainsi.
Les écoles de l’Antiquité abordait la question existentielle et plus particulièrement le problème moral selon une toute autre perspective.
Le souci d’autrui était conçu comme un prolongement du souci de soi et l’amitié, la plus noble relation humaine selon Epicure, ne pouvait être que la résultante d’une éthique comprise comme la conséquence d’une discipline enveloppant une diététique, une médecine et la sérénité spirituelle.
Par delà leurs divergences d’interprétation, Cyniques, Cyrénaïques, Sceptiques, Epicuriens, Platoniciens, Aristoléliciens dérivaient la sociabilité de la capacité du sujet à dominer sa vie. La tempérance, la prudence et l’ataraxie étaient perçues comme les conditions de possibilité de cette amitié, seule vertu sociale digne de l’homme libre, c’est-à-dire libéré des passions de l’âme et des terreurs de l’imagination. Notamment des superstitons populaires.
Le sage était ainsi étranger au  » péché  » ; il ne commettait que des erreurs.
Et le malheur de l’existence ne pouvait être imputé qu’à sa maladresse ( « les choses qui dépendent de nous » ) ou à des circonstances ( « les choses qui ne dépendent pas de nous » ) sur lesquelles il n’avait aucune prise ( cf Epictète, le Manuel et Marc Aurèle, les Entretiens ).
La sagesse, la moralité relevaient donc de l’opportunité et de l’habileté.

Reste enfin à se demander si -excepté par divertissement- « nuire à la bêtise » en vaut effectivement la peine…


N.B. On mettra en regard cette page célèbre où Adam Smith, recherchant les fondements philosophiques de l’anthropologie libérale, définit le marché comme la rencontre des égoïsmes bien compris :
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
< La division du travail, dont découlent tant d’avantages, n’est pas à l’origine l’effet de quelque sagesse humaine qui prévoit et veut l’opulence générale qu’elle suscite. C’est la conséquence nécessaire quoique très lente et graduelle, d’une certaine propension de la nature humaine qui n’ a pas en vue une utilité d’une telle envergure : la propension à permuter, troquer, et échanger une chose contre une autre. (…) Elle est commune à tous les hommes et ne se trouve dans aucune autre espèce d’animaux, lesquels ne semblent connaître ni cette sorte de contrat ni aucune autre. (…) Chez presque toutes les autres espèces d’animaux, chaque individu est entièrement indépendant quand il est parvenu à sa pleine croissance et, dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin de l’aide de ses frères et c’est en vain qu’il l’attendrait seulement de leur bienveillance. Il a plus de chance de l’emporter s’il peut intéresser leur amour d’eux-mêmes en sa faveur et leur montrer qu’il est leur propre intérêt de faire pour lui ce qu’il en attend. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quel qu’il soit. Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, tel est le sens de toutes ces propositions ; c’est de cette manière que nous obtenons les uns des autres la plus grande partie des bons offices dont nous avons besoin. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous nous adressons non à leur humanité mais à leur amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins mais de leur avantage. Il n’est personne, si ce n’est un mendiant, pour choisir de dépendre principalement de la bienveillance de ses concitoyens. >


Voici un texte qui, à quelques oreilles, sonnera étrangement…
Ramenons-le à ses thèses principales :
-Il y a une nature humaine dont l’un des attributs est une certaine « propension » à l’échange et au troc.
-Cette propension est la source de la division du travail dont la conséquence est l’opulence générale.
-Cet accroissement des richesses ne résulte pas d’un dessein mûri et prémédité. C’est un effet purement mécanique inhérent à l’échange.
-A la différence des autres espèces dont les individus parviennent assez rapidement à la pleine autonomie, l’être humain éprouve un besoin de surcroît : il lui faut impérativement l’aide de ses congénères pour survivre.
-Ce soutien, il ne doit pas l’attendre de leur bienveillance mais… de leur égoïsme bien compris.
Telle est la thèse cardinale et pour beaucoup paradoxale, voire scandaleuse, du propos.
L’utilitarisme renverse en effet la maxime chrétienne selon sa variante thomiste, qui fait de la bienveillance et de l’amour l’origine comme la valeur du lien social ; ou encore selon la variante de l’évangélisme renaissant condamnant fermement la philautia ( cf Erasme, Adages, Rabelais, Tiers Livre ).
-S’il veut prospérer ou simplement survivre, l’individu doit donc orienter l’ intérêt de ses congénères dans le sens de la satisfaction de ses besoins propres.
-Voici précisé le sens du marché : rencontre de deux désirs et de deux volontés rationnelles qui évitent l’affrontement et favorisent l’enrichissement mutuel.
Le marché est ainsi le fondement de la sociabilité. Il n’est pas le lieu de la charité abstraite, de la compassion ou de la générosité humaniste ; il est le contact de deux compétences, de deux opportunismes, de deux individualités intelligentes conscientes des conditions pratiques de leur prospérité.

  • En conséquence, choisir de dépendre de la bienveillance de ses concitoyens ne peut être que le sort peu enviable du nécessiteux, du sociétaire maladroit ou malchanceux, le mendiant.
    *
    On voit donc :
    -que contrairement à une perspective morale assez myope ou unilatérale, l’égoïsme n’est nullement un sentiment condamnable mais l’une des conditions de l’épanouissement du vouloir-vivre;
    -que l’économie de marché, du moins dans ses attendus abstraits, loin de transformer mécaniquement les hommes en adversaires, n’interdit nullement l’altruisme et la philanthropie.
    Sous réserve de dégager ces relations sociales des interprétations des religieux, des mystiques ou des utopistes.
    *
    Dans cette vision économiste, il n’y aurait ainsi de solution à la « question sociale » que dans un chacun pour soi amendé par le marché pour tous… cet apparent chaos où les agents économiques ne pensant qu’à leur intérêt personnel seraient comme secrètement guidés par une < main invisible > concourant à leur insu au meilleur résultat possible pour l’ensemble social…

Mais ce « meilleur résultat possible » peut-il à son tour être interprété comme manifestation de la < justice > voire de la < justice sociale >, cette exigence éthique qui doit selon nombre de nos contemporains donner son sens et sa valeur à la décision politique ?
Le marché, nouvelle providence, et l’économie politique, nouvelle sotériologie, peuvent-ils constituer un remède à la tragédie de l’existence, tragédie à laquelle dans l’histoire de l’humanité les religions, la politique, la pédagogie se sont successivement efforcées de répondre ?
Voici à ce propos la thèse, par beaucoup jugée scandaleuse, de Friedrich A. Hayek pour qui l’idée de < justice sociale > n’a de sens que dans une économie dirigée, une société dont la phraséologie morale dissimule en fait son réel caractère despotique :
Droit, législation et liberté, Le Mirage de la justice sociale, 1976.
< Affirmer que dans une société d’hommes libres ( en tant que distincte de toute forme d’organisation contraignante ) le concept de justice sociale est strictement vide et dénué de sens, paraîtra tout à fait incroyable à la plupart des gens. Ne sommes-nous pas constamment gênés de voir combien la vie traite injustement les diverses personnes, comment les méritants souffrent et les dèmèritants prospèrent ? N’avons -nous pas tous le sentiment de quelque chose de convenable, n’éprouvons-nous pas de la satisfaction, quand nous reconnaissons qu’une récompense est appropriée à l’effort fourni et au sacrifice consenti ? (…) Nos récriminations à propos de résultats du marché dits injustes n’ affirment pas vraiment que quelqu’un a été injuste ; et il n’y a pas de réponse à la question : qui donc a été injuste ? La société est simplement devenue la nouvelle divinité à qui adresser nos plaintes et réclamer réparation si elle ne répond pas aux espoirs qu’elle a suscités. Il n’y a ni individu, ni groupe d’individus coopérant ensemble, à l’encontre de qui le plaignant aurait titre à demander justice, et il n’y a pas de règle de juste conduite imaginable qui, en même temps procurerait un ordre opérationnel et éliminerait de telles déceptions. (…) La < justice sociale > ne peut avoir de signification que dans une économie dirigée ou commandée ( par exemple une armée ) où les individus se voient commander ce qu’ils ont à faire ; et n’importe quelle variante de < justice sociale > ne pourrait être réalisée que dans un tel système dirigé du centre. >
 

CS. 374. tr. Alexandre Vialatte.
Notre nouvel < infini >. -Jusqu’où va le caractère perspectif de l’existence ? a-t-elle même un autre caractère ? une existence sans explication, sans < raison > ne devient-elle pas précisément une < déraison > ? et, d’autre part, toute existence n’est-elle pas essentiellement < explicative > ? c’est ce dont ne peuvent décider, comme de juste, les analyses les plus zélées de l’intellect, les plus patientes et minutieuse introspections : car l’esprit de l’homme, au cours de ces analyses, ne peut s’empêcher de se voir selon sa propre perspective et ne peut se voir que selon elle. Nous ne pouvons voir qu’avec nos yeux ; c’est une curiosité sans espoir de succès que de chercher à savoir quelles autres sortes d’intellects et de perspectives peuvent exister ; si, par exemple, il y a des êtres qui sentent passer le temps à l’envers, ou tour à tour en marche avant et marche arrière ( ce qui changerait la direction de la vie et renverserait également la conception de la cause et de l’effet ). J’espère cependant que nous sommes aujourd’hui loin de la ridicule prétention de décréter que notre petit coin est le seul d’où l’on ait le droit d’avoir une perspective. Tout au contraire le monde pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations. Nous sommes repris du grand frisson; mais qui aurait envie de diviniser tout de suite, de nouveau, à l’ancienne façon, ce monstre du monde inconnu ? D’aller adorer, par exemple, l’inconnu avec un grand i ? Hélas, nous avons trop de possibilités d’interpréter cet inconnu sans dieu, de l’interpréter avec le diable, ou la bêtise, ou la folie… sans compter notre propre façon, notre façon humaine, de le faire, bien trop humaine, que nous savons !…
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marginale
reprise cf 3.5.
Le monde est représentation. Or toute représentation est perspective.
Mais il n’y a pas de point de vue supérieur, de pensée en surplomb. Point de regard embrassant la totalité de l’être en une unité synthétique et achevée. Le réel est multiplicité, la perception est plurielle, indéfinie.
Et le < Concept > ( Hegel ) est illusion.
Se succèdent et se juxtaposent donc les interprétations des individus, des groupes, des cultures et des espèces, chacune fermée sur soi, composant des univers clos, des sentiments de la vie, des domaines d’objectivité, d’espace-temps et de valeurs. Chaque formation convaincue de posséder -seule- l’explication et la raison des choses -à la manière d’une  » hallucination vraie ».
Que ressentent-elles ? qu’éprouvent-elles ? quelles relations établissent-elles entre les phénomènes ? quels phénomènes retiennent leur attention et leur soin ? que connaissent-elles ? quel usage font-elles des principes de causalité et de finalité ? comment éprouvent-elles le changement ?…
Il est tentant mais il serait imprudent et naïf d’imaginer pouvoir franchir les barrières de la perception, de notre perception.
A moins -et pourquoi pas ?-, qu’il ne s’agisse d’un jeu à la manière des exercices mi romanesques mi positifs de la fiction scientifique.
Car l’empathie est impossible; nous ne disposons que de modélisations extérieures -ainsi l’imagerie cérébrale incapable de restituer le vécu mental du sujet en observation.
Pas plus que nous ne pouvons entrer dans la conscience d’autrui, nous ne saurions aller au-delà de simples conjectures relatives aux représentations du monde propres aux autres être vivants.
La barrière d’espèce, la solitude d’espèce semblent infranchissables.

Quoiqu’il en soi, le monde -fonction de représentation-, se prête à une infinité d’interprétations dont aucune ne peut se prétendre plus fondée à être qu’une autre. Chacune apporte sa part de lumière et chacune dévoile à sa manière l’obscurité du < sans-nom >, l’irrationalité irréductible de l’inconnu.
Par delà le bien et le mal, rapportée à l’économie de besoins spécifiques, expression de la conscience soumise au déterminisme du corps et du milieu, toute interprétation du réel est perspective. Elle ne peut être que perspective. Manifestation de l’instinct vital, expression de la brutalité élémentaire du vouloir vivre, elle traduit la vérité pour le sujet, le groupe ou l’espèce, qu’elle prétend candidement hypostasier en valeur, en < Vérité >.
Quand, dogmatiquement, elle ne métamorphose pas sa part d’ < inconnu > en idole, en divinité…
 

CS. 120. tr. Alexandre Vialatte.
Santé de l’Ame. – La célèbre formule de médecine morale ( celle d’Ariston de Chios ) : < la vertu est la santé de l’âme >, devrait au moins être transformée pour être ainsi utilisable : < Ta vertu est la santé de ton âme >. Car en soi il n’est point de santé et tous les essais qu’on a faits pour donner ce nom à quelque chose ont misérablement échoué. Il importe qu’on connaisse son but, son horizon, ses forces, ses impulsions, ses erreurs et surtout l’idéal et les fantômes de son âme pour déterminer ce que signifie la santé, même pour son corps.
Il existe donc d’innombrables santés du corps ; et plus on permettra à l’individu, à ce qui ne peut se comparer, de lever la tête, plus on désapprendra le dogme de < l’égalité des hommes >, plus il faudra que nos médecins perdent la notion d’une santé normale, d’une diète normale, d’un cours normal de la maladie. Ce sera seulement alors qu’on pourra peut-être réfléchir à la santé et à la maladie de l’âme et placer la vertu particulière de chacun dans cette santé, qui risque fort d’être chez l’un le contraire de celle de l’autre.
Resterait la grande question de savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour développer notre vertu, si, notamment, notre soif de connaître, et de nous connaître nous-mêmes, n’a pas besoin de notre âme malade autant que de notre âme bien portante, bref, si vouloir exclusivement notre santé n’est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l’esprit rétrograde.
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marginale
Le concept de santé est un concept totalitaire.
Il est réducteur et traduit le conventionnalisme grégaire fondé sur le dogme moral de l’égalité des hommes : l’un est l’autre ; ce qui vaut pour l’un doit valoir pour l ‘autre.
Or il n’existe pas une santé mais des santés ; car < l’homme > n’est qu’un mot ; il n’y a que des styles d’existence qui concernent des corps, soit des sensibilités, des goûts, des aversions, des rythmes, des climats affectifs, des tendances et des activités spécifiques.
Chaque corps -en place de la fantomatique « personne »- , selon le régime de ses impulsions est source d’interprétation et d’évaluation.
La santé est… perspective.
De même les passions de la « maladie » peuvent procurer un mode de sentir et de penser inconnu à un homme « sain ».
La maladie aurait un pouvoir initiatique et cathartique.
Exister, c’est éprouver l’opposition des impulsions, la fluctuation des intensités énergétiques et des forces au sein du supposé sujet.
Santé et maladie en sont l’expression continuée.
Le suppôt, poète, mystique… – dans la douleur, la fièvre, l’angoisse-, jouit d’une connaissance que la santé, au sens habituel, ne lui procure pas.
Aussi pour le psychologue la maladie est occasion d’une vertu soupçonneuse.
Approche, voie, elle est déni des certitudes de la raison.
Il est donc un usage judicieux des états valétudinaires.
Et si la précarité est essentiel attribut du réel, la santé sera précarité vitale acceptée, revendiquée et exploitée.
Seul avec sa maladie l’égrotant éprouve sa singularité, -scandale que la normalité grégaire ne saurait accepter.

G.A. Mossa, Sirène

Ainsi ( CS. Avant-propos. tr. Alexandre Vialatte ) :
< … Un philosophe qui a passé et qui repasse constamment par de nombreux états de santé, passe par autant de philosophies : il ne peut pas faire autrement, à chaque fois, que de spiritualiser son état, lui procurer le recul le plus propre aux choses de l’intelligence ; c’est cet art de transfigurer qu’on appelle philosophie. Nous ne sommes pas libres, philosophes, de séparer l’âme et le corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l’âme et l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils enregistreurs aux entrailles frigorifiées ; nous devons constamment enfanter nos pensées dans la douleur et leur donner maternellement tout ce que nous avons de sang, de coeur, de feu, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de destin et de fatalité… >

Pourtant la grégarité totalitaire nie ce pluralisme et impose par l’institution, l’enseignement et l’éducation un mode unique, une monoculture de l’intelligence et du corps.
La santé… publique.
Et la médecine, figure de la civilisation, vassalisée, étatisée, bureaucratisée, moralisée impose le régime de la normalité par le choix et la vision des pathologies étudiées, les remèdes et les soins qu’elle propose.
L’idéal -l’utopie- serait donc que chacun fût son propre médecin. Ce qui impliquerait qu’on s’acceptât dans sa singularité et qu’on convienne avec lucidité des implications existentielles de sa physiologie et de ses affects.
Désapprendre le préjugé normatif, refuser le dogme éthique de l’égalité, remettre en cause le postulat médical positiviste seraient ainsi les décisions préliminaires à la conquête de notre santé, ou encore selon l’étymologie ( sanitas, salus ) : de notre « salut ».
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CS. Avant-propos. tr. Alexandre Vialatte.

  1. … Le psychologue sait peu de questions plus attrayantes que celle des rapports qui existent entre la santé et la philosophie, et quand il tombe lui-même malade, il apporte à son propre mal toute sa curiosité scientifique. Car on a nécessairement la philosophie de sa personne, -à supposer qu’on en soit une-, mais les cas sont bien différents. Chez l’un ce sont les lacunes qu’on voit philosopher, chez l’autre les richesses et les forces. Le premier a besoin de sa philosophie, à titre de soutien, de sédatif, de médecine, ou encore pour se délivrer, pour s’édifier, pour s’oublier ; chez le second elle n’est qu’un luxe, dans le meilleur des cas la volupté d’une reconnaissance triomphale qui finit par sentir le besoin irrésistible de s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des idées. Mais dans l’autre cas, plus courant, lorsque ce sont les misères qui philosophent, comme chez tous les penseurs malades -et ils forment peut-être une majorité dans l’histoire de la philosophie- qu’advient-il de la pensée même sous la pression de la maladie ?
    marginale
    Il n’y a pas de < philosophie > qui n’est qu’une abstraction.
    N ‘existent que des philosophes, c’est-à-dire des corps philosophants qui interprètent la vie à partir de leur complexion, de leurs tendances et de leurs besoins.
    Le concept d’ < idiosyncrasie > fournit la clef de la valeur des systèmes philosophiques.
    Qui doivent être abordés a partir des dispositions physiologiques et psychologiques recouvrant le tempérament et le caractère de chaque penseur.
    Puisqu’on ne saurait s’évader du périmètre fixé par ces nécessités.
    Discours du corps, toute philosophie est ainsi projection et aveu : de force, de faiblesse, d’exultation, de frustration.
    Affirmation du tragique ou réactive et ressentimenteuse, elle est jugement porté sur l’existence, puissance d’évaluation.
    D’où l’exigence méthodologique de lui substituer le métalangage de la psychologie et de la généalogie -seul moyen de satisfaire notre  » scientifique curiosité « .

    Prolongement…
  2. … Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique qui conçoit négativement le bonheur, toute métaphysique, toute physique qui envisagent une finale, un état définitif quelconque, toute aspiration, surtout esthétique ou religieuse, à un à-côté, un au-delà, un au-dehors, un au-dessus, autorisent à rechercher si ce ne fut pas la maladie qui inspira leur philosophe. On travestit inconsciemment les besoins physiologiques de l’homme. On les affuble du manteau de l’objectivité, de l’idéal, de l’idée pure; on pousse la chose si loin que c’est à faire peur ; et je me suis demandé bien souvent si la philosophie, en gros, n’a pas été jusqu’à ce jour une simple exégèse du corps, une simple méprise du corps.
    Derrière les plus hautes évolution éthiques qui ont guidé jusqu’à présent l’histoire de la pensée se cachent des malentendus nés de la conformation physique soit d’individus, soit de classes, soit enfin de races entières. Les orgueilleuses folies de la métaphysique, les réponses qu’elle donne, notamment à la question de la valeur de la vie, peuvent toujours être considérées en première ligne comme les symptômes de certaines constitutions physiques ; et si ces belles approbations ou ces belles négations de la vie n’ont pas, scientifiquement, toutes tant qu’elles sont, le moindre atome d’importance, elles n’en fournissent que de plus précieux indices à l’historien et au psychologue, étant, comme nous disions, des symptômes du physique, de ses succès ou de ses échecs, de sa richesse, de sa puissance, de sa souveraineté dans l’histoire, ou, au contraire, de ses refoulements, de ses fatigues, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de finir.
    J’attends toujours qu’un médecin philosophe, au sens exceptionnel du mot, -j’entends un médecin qui poursuit le problème de la santé générale du peuple, de l’époque, de la race de l’humanité, -ait enfin le courage de pousser mon soupçon jusqu’à sa dernière conséquence et ose dire : il ne s’est agi jusqu’ici dans aucune philosophie de < vérité > mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie….

CS. 151. tr. Alexandre Vialatte.
De l’origine de la Religion. – Le besoin de métaphysique n’est pas la source des religions, comme le veut Schopenhauer ; il n’est qu’un rejeton de ces religions. Sous l’empire des idées religieuses on s’est habitué à concevoir un < autre monde > ( arrière-monde, sur-monde, ou sous-monde ) et, le jour où cette chimère s’écroule, on éprouve un vide angoissant, une privation… c’est alors que, de ce sentiment, naît à nouveau un < autre monde >, mais simplement métaphysique, celui-ci et non religieux. Quant au premier, ce qui conduisait à l’origine à l’admettre, ce n’était pas un besoin, un instinct, mais une erreur dan l’interprétation de certains phénomènes naturels, un embarras de l’intelligence.
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marginale
Il convient de banaliser le phénomène religieux.
La métaphysique ne correspond nullement à un besoin naturel. ( Comment un besoin humain pourrait-il d’ailleurs demeurer purement  » naturel  » ? ).
Les religions ne sont à l’origine que des tentatives de réponse maladroites et ingénues à des problèmes qu’un état de connaissance déterminé ne permet pas de résoudre.
Tropisme grégaire résultant de l’idiosyncrasie des prêtres, elles constituent des formes culturelles, des ensembles de représentations, des manies collectives, des hallucinations.
Elles suscitent un sentiment esthétique, le goût du merveilleux, la chimère de l’au-delà, toute une séquelle d’attitudes existentielles stéréotypées dont la répétition, par le rituel et la liturgie, fournit la manne spirituelle à la créature consentante insatisfaite, incapable de s’orienter par elle-même dans la vie, d’assumer la banalité ou l’horreur du réel.
La bête de troupeau.
Mais elle représente aussi un formidable instrument de pouvoir sur les masses, à l’usage des diverses confréries ecclésiastiques en concurrence.
La mystification se double de l’imposture. Comme le despotisme accompagne presque nécessairement l’idéologie.
-Et le questionnement métaphysique quant à lui, cette théologie à peine déguisée, n’est que la reprise sous une forme plus subtile à l’usage des lettrés de l’angoisse et de la manie religieuse des simples.
 

CS. 143. tr. Alexandre Vialatte.
La plus grande utilité du polythéisme. – Que l’individu se fasse à lui-même son idéal pour en déduire sa loi, ses plaisirs et ses droits, voilà bien qui jusqu’à présent a passé pour la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines ; c’était l’idolâtrie en soi : de fait, les rares qui l’osaient avaient toujours besoin d’en faire l’apologie à leurs propres yeux, et généralement en ces termes : < Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, mais un dieu qui agit par moi! >.
Ce fut la force merveilleuse, l’art étonnant de créer les dieux, le polythéisme, qui permit à cet instinct de se décharger, se purifier, se perfectionner, s’ennoblir : car ce n’était à l’origine qu’une tendance vulgaire et chétive, parente de l’égoïsme, de la désobéissance et de l’envie. Combattre cet instinct de l’idéal personnel fut jadis la loi de toute morale. Il n’ y avait alors qu’un modèle, < l’homme > et chaque peuple croyait en posséder l’échantillon définitif. Mais, au-dessus et en dehors de soi, dans le lointain d’un monde supérieur, on avait le droit de voir un grand nombre de modèles : nul dieu n’était la négation, le blasphème d’un autre ! Et ce fut là qu’on commença à se permettre des individus, à honorer un droit individuel. L’invention des dieux, de héros et de surhommes de toute sorte, ainsi que d’hommes < à côtés > et de sous-hommes, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables, fut une inappréciable préparation à la justification de l’égoïsme et de la souveraineté de l’individu : la liberté q u’on accordait au dieu dans ses rapports avec les autres dieux, on finit par se l’accorder en face des lois, des moeurs et des voisins.
Le monothéisme, par contre, cette rigide conséquence de la doctrine de l’homme normal, -cette foi, donc en un dieu normal auprès duquel il n’y a plus que faux dieux, -a peut-être été jusqu’à présent le plus grand danger de l’humanité : il l’a menacée de cet arrêt prématuré auquel sont déjà parvenues, autant que nous en puissions juger, la plupart des autres espèces animales, convaincues qu’elles sont de l’existence d’Un Animal Normal, d’Un Idéal de leur espèce, et ayant fait entrer définitivement la moralité dans leur chair.
Dans le polythéisme on rencontre déjà une première image de la libre pensée, de la polypensée de l’homme : la force de se créer des yeux neufs, personnels, toujours plus neufs, plus personnels : si bien que pour l’homme seul, de tous les animaux, il n’y a plus d’horizons, de perspectives éternels.
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marginale

  1. L’homme est partagé :
    -D’un côté il est poète, créateur de formes et d’univers.
    Notamment d’univers parallèles. Et parmi ces univers supplémentaires, de religions.
    Les oeuvres de la < fonction fabulatrice > ( H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion ).
    L’antique polythéisme avec sa verve, sa truculence, son inventivité inépuisable, la diversité de ses récits, tragiques et cocasses, la multiplicité de ses mythes et de ses fables, son foisonnement de dieux de demi-dieux, de héros, en est une remarquable expression.
    Goût de la création qui fut affirmation de la puissance, manifestation de la force plastique, souveraineté, liberté.
    -Mais d’un autre côté il est aussi dominé par la peur sécrétée par la morale grégaire.
    Imprégné de conformisme, il exsude la mauvaise conscience suscitée chez quiconque prétend rompre avec les conventions et les modèles établis.
    Le monothéisme -doctrine postulant la soumission égalitaire de tous au même dieu unique, à une < loi > identique- fut la réaction de la grégarité craintive contre les audaces intolérables de cet exubérant instinct poétique.
    Psychologie du ressentiment.
    Le culte de la normalité assura la cohésion sociale en dissuadant l’initiative des poètes et des audacieux.
    Le mépris des lévites, des apologistes, des Pères de l’Eglise, du clergé musulman pour les  » idolâtres  » rejeta dans la dérision et la superstition des mythologies qui traduisaient une conception de la vie, à leurs yeux déréglée, insupportable aux clercs et aux foules fanatisées qui en suivaient servilement les préceptes.
    Le monothéisme sous ses diverses formes apparaît ainsi comme une manifestation du totalitarisme intellectuel et de l’ exclusivisme éthique.
    Son universalisme est synonyme de clôture ; il est prison.
    Comme tel, il ne cesse d’incarner pour le libre esprit, l’homme du Gai savoir, le plus grand danger.
    *
  2. Parallèle du panthéon grec et des religions monothéistes.
    Transcription / résumé.
    ( cf J.P. Vernant, Des dieux grecs à la naissance de la philosophie, CNDP, Chercheurs de notre temps, 1990. ) Question de méthode :
    Il faut ouvrir le concept de religion. < La > religion n’est qu’une abstraction vide.
    Se sont historiquement succédées des religions parmi lesquelles les polythéismes de l’Antiquité et les trois religions du Livre, le Judaïsme, le Christianisme, l’Islam, les monothéismes.
    Comprendre le polythéisme grec suppose une mise au point du regard afin d’éviter les anachronismes et les projections.
    2.
    2.1. Les Grecs ne connaissent pas la divinité unique, transcendante, absolue, omnisciente, omnipotente qui concentre en elle toute la vertu sacrale.
    Le panthéon grec est une société divine où les dieux sont classés d’après leur rôle et selon des rapports d’affinité, de connivence, de rivalité ou d’exclusion avec les autres divinités.
    Ce panthéon exprime la manière dont l’homme conçoit le monde.
    Ainsi le partage de la souveraineté entre les grands Olympiens ( à Zeus revient le ciel, l’ether lumineux, toujours semblable à lui-même ; à Poséidon, l’empire des eaux ; à Hadès, le monde souterrain ) ; cette tripatition exprime la façon de penser un monde à trois étages, monde céleste, monde des eaux, monde des forces obscures, de la mort et de la nuit.
    Expression de l’antique sentiment de la vie indo-européen naguère étudié par Georges Dumézil.
    2.2. Le monothéisme est une religion du < Livre >.
    Il repose sur une < révélation > transmise par des prophètes, un messie ( Moïse, Jésus, Mahomet ). Cette révélation est transmission d’une vérité éternelle, divine, sacrale à un peuple qui se sépare des autres peuples ( Judaïsme ) puis étendue à la totalité du genre humain ( Christianisme, Islam ).
    Le monothéisme suppose une adhésion intellectuelle du croyant. Le christianisme par exemple impose un < credo >, un ensemble de vérités révélées auxquelles il faut intellectuellement et sentimentalement adhérer pour pouvoir se dire chrétien.
    Les Grecs ne connaissent ni livre saint, ni credo, ni caste sacerdotale. Il n’existe pas de spécialistes de la religion définissant ce qu’il faut croire ou ne pas croire. < Croire aux dieux > en Grèce est une attitude distincte de la < foi > chrétienne, cette adhésion intellectuelle à un corpus de vérités révélées.
    Les Grecs possèdent des < mythes >.
    Leur croyance est adhésion spontanée à un ensemble de règles coutumières : les nomoï. Adhérer à la religion, croire, c’est pour le jeune Grec un apprentissage semblable à l’acquisition de sa propre langue.
    Les mythes sont des séries de récits, des textes de poètes ( Homère, Hésiode ) ; la poésie dans une culture de tradition orale ayant un tout autre rôle que celui que nous-autres, contemporains, lui attribuons. Forme culturelle, elle transmet une mémoire collective.
    Les mythes constituent un ensemble de savoirs que les enfants apprennent en en prenant connaissance : comment labourer, comment manger, comment couper les arbres, comment s’adresser à Zeus…
    Ces mythes circulent selon les versions assez différentes. Il n’y a pas d’obligation d’adhérer ni de prétention théologique.
    En conséquence une place reste libre pour la critique intellectuelle, place qu’occupe la philosophie sans qu’il y ait de conflit aigu avec la religion qui se situe sur un plan différent.
    2.3. Les dieux grecs sont distincts du dieu transcendant monothéiste.
    Il ne sont pas d’une autre nature que les êtres naturels. Ils n’ont pas créé le monde ; et notamment  » de rien ».
    Il n’y a pas d’ < au-delà > divin. Ils sont venus au monde dans le monde. Le monde les a créés ; ils font partie du monde.
    Ce qui les distingue des hommes, c’est un caractère essentiel : leur éternelle jeunesse, leur non mortalité. Ce sont des < puissances > sans commune mesure avec le monde humain. Leur existence se passe dans un climat de beauté, de joie, de jeunesse sempiternelle.
    Il n’y a donc qu’un seul monde, pas de transcendance ; mais il y a une ligne de démarcation entre les dieux et les hommes.
    2.4. La religion grecque fait partie de la vie sociale. Il n’y a pas d’opposition radicale du domaine profane et du domaine sacré.
    Les Grecs ne connaissent pas de religion < personnelle >, d’ < intimité d’un for intérieur > autorisant un contact personnel avec Dieu ou une attitude autonome en face de la vie.
    La religion baigne toute la vie sociale. Chaque geste, chaque action -manger, recevoir l’hôte, la naissance, l’acte politique…- a une dimension religieuse. Elle est partout. Elle n’est qu’un aspect de la vie sociale. A partir du 7° siècle, avec la constitution de la cité, elle devient religion civile, politique.
    Et son rôle n’est pas d’extraire l’individu, le citoyen, de la vie quotidienne mais d’installer les hommes à leur place dans des conditions de correction et d’accord avec le cosmos et les puissances divines.
  3. A côté de cette religion officielle se sont développés des courants sectaires comme l’Orphisme ou le Pythagorisme apparus au 7°/6° siècles. Des personnages, des mages, espèces de poètes inspirés prétendent à la résurrection, se faire dieux, guérir les malades… Ainsi Empédocle.
    Platon reprendra en les modifiant certains des thèmes de ces sectes dans son enseignement. Notamment l’idée de l’âme personnelle, la psychè, daïmon, parcelle de divin que par l’abstinence et la méditation le philosophe peut libérer de ses attaches aux parties sensibles et désirantes afin de retourner parmi les dieux pour y jouir d’une immortalité bienheureuse.
     ***

GS. 107. tr. Alexandre Vialatte.
Notre dernière gratitude envers l’art. -Si nous n’avions pas approuvé les arts, si nous n’avions pas inventé cette sorte de culte de l’erreur, nous ne pourrions pas supporter de voir ce que nous montre maintenant la Science : l’universalité du non-vrai, du mensonge, et que la folie et l’erreur sont conditions du monde intellectuel et sensible. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Mais à notre loyauté s’oppose un contrepoids qui aide à éviter de telles suites : c’est l’art en tant que bonne volonté de l’illusion.
Nous n’interdisons pas toujours à notre oeil de parachever, d’inventer une fin : ce n’est plus dès lors l’imperfection, cette éternelle imperfection, que nous portons sur le fleuve du devenir, c’est une déesse dans notre idée et nous sommes enfantinement fiers de la porter. En tant que phénomène esthétique l’existence nous reste supportable, et l’art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu’il faut pour pouvoir faire d’elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de temps en temps que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire ou pour pleurer sur nous : il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de connaître ; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse ! Et c’est précisément parce que nous sommes au fonds des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids que des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte : nous en avons besoin vis à vis de nous-mêmes, nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne pas perde cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous.
Ce serait pour nous un recul, -et, précisément en raison de notre irritable loyauté -que de tomber entièrement dans la morale, et de devenir, pour l’amour de supersévères exigences que nous nous imposons sur ce point, des monstres et des épouvantails de vertu. Il faut que nous puissions aussi nous placer au-dessus de la morale ; et non pas seulement avec l’inquiète raideur de celui qui craint à chaque instant de faire un faux pas et de tomber, mais avec l’aisance de quelqu’un qui veut planer et se jouer au-dessus d’elle! Comment pourrions-nous en cela nous passer de l’art et du fou ?…
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marginale
Pour introduire à la ‘pataphilosophie.
A chacun sa marotte et l’illusion pour tous…

L’existence est phénomène < esthétique >.
La connaissance humaine est falsification du réel.
Reconnaître la nécessité du mensonge utile et de l’erreur pragmatique est preuve de lucidité, de santé et d’honnêteté intellectuelles.
L’homme socratique, le philosophe rationaliste, ne saurait accepter ce constat sans répugnance, sans dégoût.
Tandis que pour le libre esprit, l’art, < oeil du monde > ( Schopenhauer ) et < grand stimulant de la vie > ( Nietzsche ), est, sinon solution, du moins < réponse > au problème de l’existence.
Lévitation, création et irresponsabilité constituent ainsi les ressorts d’une attitude qui nous permet d’échapper à la grégarité, à la lourdeur des conformismes, à la pesanteur des morales, au despotisme de la prétendue  » Vérité « .
Dans la reconnaissance et l’acceptation de l’irréductible solitude et du tragique.
Mai 2006